Alain Quella-Villéger, né à Rochefort en 1955, est historien, agrégé d'histoire et docteur ès-lettres en histoire contemporaine, chercheur associé des universités de Nantes et de La Rochelle. Spécialiste reconnu de Pierre Loti, il a reçu, avec Bruno Vercier, le prix Émile-Faquet décerné par l'Académie française, pour leur édition critique du Journal intime de Pierre Loti en 5 volumes, parus entre 2006 et 2017 (Éditions Les Indes savantes). Auteur d'une trentaine d'ouvrages et d'une dizaine d'anthologies, il est également scénariste et éditeur (Le Carrelet éditions). Il a dirigé l'édition de La Révolte d'Ève, chroniques de Marcelle Tinayre (des femmes-Antoinette Fouque, 2017).
Docteur ès-lettres, historien de la littérature, professeur de littérature contemporaine en retraite, Bruno Vercier a enseigné à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Il a signé l’appareil critique de nombreuses rééditions de textes de Pierre Loti, ainsi que de Raymond Radiguet et Charles-Louis Philippe (aux éditions Flammarion et Gallimard). Il préside l’Association pour la Maison de Pierre Loti. Spécialiste de l’autobiographie et du journal intime, il est co-auteur de plusieurs ouvrages sur la littérature française contemporaine.
Vous venez de publier aux éditions La Table Ronde, un choix de lettres de Pierre Loti (1850-1923), sous le titre : Mon mal j'enchante - Lettres d'ici et d'ailleurs. Vous lui avez consacré de nombreux ouvrages, des biographies. Bruno Vercier et vous-même, spécialistes de Pierre Loti, êtes aussi les auteurs de l’édition intégrale de son Journal qu’il a tenu pendant plus de quarante ans. Comment vous est venu cet intérêt pour Pierre Loti ? Par quel livre avez-vous découvert son œuvre ?
Alain Quella-Villéger Je suis né à Rochefort, la ville natale de Pierre Loti (où on ne le lisait plus guère quand j’étais adolescent), mais un voyage en Turquie en 1972 et l’ouverture de sa maison au public en 1973 m’ont conduit à lire Aziyadé, son premier roman (et turc), puis à élargir mes lectures au reste de son œuvre. Le style, le voyageur m’ont passionné au point qu’il a ensuite accompagné mes études et mes premières recherches universitaires comme étudiant en histoire (maîtrise, DEA, thèse de doctorat). Le temps était entre-temps venu de lui consacrer une revue (La Revue Pierre Loti, 36 numéros de 1980 à 1988), puis une biographie en 1986, relayée depuis par une autre revue (Les Carnets de l’exotisme, 26 livraisons de 1990 à 2006), une trentaine de livres dont une nouvelle biographie en 2019 (P. Loti. Une vie de roman, Calmann-Lévy), et le plus récemment une biographie de son frère (Gustave à la mer. Le frère chéri de P. Loti, Bleu autour, 2022), etc.
Bruno Vercier Quand je préparais ma thèse sur les souvenirs d'enfance, dans les années quatre-vingts, je suis tombé, à la Bibliothèque nationale, sur Le Roman d'un enfant et j'ai découvert un écrivain. Ce texte était extraordinaire, cela annonçait Proust. Je n'avais jamais lu une ligne de Loti. Tout le monde avait lu Ramuntcho chez sa grand-mère, pas moi. Comme beaucoup de gens de ma génération, je pensais mépriser Loti parce que j'étais « moderne » et qu'il fallait lire Robbe-Grillet, Butor, etc. J'étais complètement immergé dans le Nouveau Roman et les avant-gardes de l’époque. Je me suis donc mis à lire tout Loti !
Je ne m’étais pas rendu compte que Roland Barthes, dont j'étais proche, avait publié un article sur Aziyadé en préface d'une édition italienne (1971) – un texte de commande paru dans la revue Critique en 1972 (repris dans Le Degré zéro de l'écriture, nouvelle édition 1972). Ainsi, venait-il de faire entrer Loti dans le champ de la littérature qui passait du démodé à l’avant-garde. J’ai souhaité faire rééditer Le Roman d'un enfant qui n’était nulle part disponible. Garnier-Flammarion a accepté, mais seulement quand Loti serait tombé dans le domaine public, c’est-à-dire en 1988. Comme il s’agissait d’une édition critique et que je ne connaissais rien sur l'auteur, j'ai écrit à Alain Quella-Villéger qui venait de faire paraître sa première biographie (Pierre Loti l’incompris, 1986). Lui m’a introduit auprès de Pierre, le petit-fils de Loti, chez qui j’ai trouvé à la fois de nombreux documents et un accueil très chaleureux ; et, de fil en aiguille, tout s’est enchaîné, autres rééditions critiques, relation avec la Maison Loti à Rochefort, etc.
L’appareil critique est très intéressant, notamment la préface et la contextualisation des lettres. Comment vous répartissez-vous le travail éditorial ?
A. Q-V. Nous pratiquons littéralement l'interdisciplinarité. Bruno, c'est plus l'homme du texte, de la critique littéraire, moi plutôt le contexte, le biographique, c'est-à-dire l'approche de l'historien. Nos échanges, par mails et réunions de travail, sont constants jusqu'à parvenir à un texte commun, à une synthèse qui se nourrit de nos points de vue différents, de nos cultures différentes, mais avec de toute façon une identique rigueur scientifique. Nous avons aussi en commun le souci d'être lisibles, sans jargon inutile.
B. V. Nous n’avons aucun orgueil d’auteur mal placé ; mais l’envie et le besoin que l'autre approuve ce qu'on écrit – ou le désapprouve. C'est du dialogue et de l'échange. Certains de mes amis devinent pourtant qui a écrit le premier. Par exemple, si l'on voit le mot « nomade », c’est Alain. Moi, j'ai tendance à utiliser un peu trop souvent le futur immédiat…
A. Q-V. D'autre part, nous avons tissé au fil des années un réseau international de chercheurs, d’érudits et d’amis ; nous faisons appel aux compétences des unes et des autres, à leurs relectures aussi. Un mot turc, un mot breton, des lieux à identifier, une source nouvelle à contacter et tout se met en mouvement…
Vous avez réuni des lettres écrites entre 1866 et 1906. Pourquoi avoir retenu précisément cette période ?
A. Q-V. Loti est né dans une famille qui ne cesse d’échanger des lettres et qui les a gardées. C’est une masse dont nous avions conscience de ne l’avoir toujours qu’effleurée autour d’une date, d’un épisode, d’une œuvre précise. Après le travail critique sur certains titres, celui sur le journal intime, se confronter à l’ensemble des lettres reçues, écrites, s’imposait comme le nouveau chantier à mener.
B. V. Il y a d’abord une simple raison de volume : il fallait faire un choix dans le corpus énorme des lettres. Avant 1866, il s’agit de lettres d’enfance, jolies lettres d’enfant mais peu caractéristiques, Loti (Julien) n’a pas trouvé encore son style. 1906 : c’est la date du dernier grand retour de Turquie de Loti, avant son voyage en Égypte.
A. Q-V. Les voyages qui suivent (Égypte, Londres, New York) sont courts et provoquent peu de lettres. Ceux effectués en Turquie (1910 et 1913) sont des voyages pleinement politiques. Les lettres de Loti seront désormais, et jusqu’à la fin de sa vie, surtout celles d’un homme d’action, pressé, débordé, qui se confie moins. Ses destinataires les plus familiers disparaissent (sa sœur en 1908, sa cousine Nelly Lieutier ; les anciens amis de la Marine se dispersent).
B. V. Bien sûr, tout est intéressant après cette date de 1906, mais les autres séjours à Istanbul (1910, 1913) n’apportent rien de vraiment nouveau. Bien sûr il faudrait prévoir d’autres volumes et pourquoi pas une véritable Correspondance complète, chantier à venir...
Sa correspondance, est-elle un complément de son Journal ? Journal dans lequel, d’ailleurs, il insère des copies de ses propres lettres…
A. Q-V. Nous avons la conviction qu’elle constitue une sorte de journal parallèle, dont elle complète par moment les manques, les silences, auquel elles donnent aussi leur part de sincérité brutale, de souffrance morale, de passion. Le journal, écrit le soir, pas tous les soirs, gomme autant qu’il met en scène ; les lettres ont un caractère – confidentiel, a priori – qui leur donne une saveur particulière. Et Julien Viaud y montre les mêmes qualités d’écriture que Pierre Loti !
B. V. Oui la lettre est essentielle dans la création littéraire, depuis Aziyadé où Loti réutilise de véritables lettres à ses amis, ceux-là mêmes qui vont l’inciter à composer ce livre, jusqu’aux Désenchantées, qui naît d’une lettre adressée à Loti et peut, en un sens, être considéré comme un roman épistolaire. Pensons à cette dernière lettre de Leyla où elle annonce sa mort fictive, lettre qui désole Loti dans la réalité. Lettre, création littéraire et existence ne font plus qu’un.
Parlez-nous de l’importance des lettres dans sa famille, et notamment de celles échangées avec son frère Gustave, de 14 ans son aîné, chirurgien de Marine à Tahiti. L’acte épistolaire a contribué à la construction de sa personnalité, de son œuvre aussi, lui qui ne se rêvait pas écrivain…
A. Q.-V Les lettres nourrissent en permanence la vie familiale dont elles sont une partie du ciment. Au moindre déplacement d’une journée, quelques jours de vacances à Royan ou à Oléron et de véritables romans épistolaires lient les enfants aux vieux parents, les frères et sœur entre eux. J’ai publié il y a quelques mois une biographie du frère aîné de Loti (Gustave à la mer. Le frère chéri de P. Loti, Bleu autour, 2022) et l’une des colonnes vertébrales de ce récit est constitué par leurs échanges de lettres – jusqu’à la toute dernière : celle adressée par Gustave avant de mourir en mer, dans l’Océan Indien quand Loti a quinze ans.
B. V. Oui c’est une famille où l’on s’écrit énormément ; dès qu’un membre de la famille s’éloigne, il écrit, il raconte, il donne ses impressions. Dans Le Roman d’un enfant, Loti rapporte l’impression très forte que les lettres de son frère Gustave, envoyées depuis Tahiti, ont exercée sur lui, la manière dont elles ont, entre autres, déclenché en lui le désir de connaître ces contrées lointaines ; et aussi – mais, là, nous sommes peut-être dans le romanesque, il y a la lettre que lui, grand adolescent, adresse à Gustave pour lui annoncer sa décision de devenir marin, de suivre son exemple. Cette lettre n’a pas été retrouvée dans les affaires de Gustave ; a -t-elle jamais existé ? Ce qui est intéressant, c’est que Loti ait jugé bon d’utiliser le canal épistolaire pour solenniser cette décision.
Ces lettres de Loti « dessinent son autoportrait au fil des années et à travers la variété des destinataires », écrivez-vous dans la préface. Quel éclairage supplémentaire offrent-elles sur la connaissance de leur auteur ? Que révèlent-elles de l’homme ?
A. Q-V. Nous le disons en 4e de couverture ; voici peut-être « le vrai Loti ou l’étonnante destinée d’un jeune provincial pauvre devenant l’un des écrivains les plus lus et les plus admirés de son temps ». L’originalité de notre entreprise est d’abord qu’il ne s’agit pas de correspondances croisées ; nous ne donnons pas les réponses, si ce n’est par nécessité de contextualisation en note ou chapeau (parfois, nous les ignorons, de toute façon).
B. V. Postées des quatre coins du monde, elles brossent une sorte d’autoportrait à la fois sincère et poseur et l’on y devine souvent en germe ses livres à venir. Au fil du temps, des voyages, des amours, durant quarante années, se dévoile un personnage multiple, contradictoire, tour à tour enthousiaste et mélancolique. Pierre Loti n’écrit évidemment pas la même chose selon qu’il s’adresse à la reine de Roumanie ou à un domestique, à son éditeur ou à une amante inconnue, à ses amis officiers ou à ses mère, sœur et nièce chéries. À côté d’inconnus tirés de l’oubli, on rencontre Daudet, Zola, Renan, Goncourt, Rostand ou Saint-Saëns et, parmi les dames, Juliette Adam, Sarah Bernhardt, Anna de Noailles, Alice de Monaco, et bien d’autres…
« On se figure être artiste quand on est au milieu de toutes ces belles choses. Il me semblait que, moi aussi, j’étais là pour peindre ; j’ai même fait mon choix parmi ces petits paysages dont je te parle, comme si j’étais capable de les copier et je t’assure bonne sœur que, depuis, l’idée d’aller travailler au Louvre me trotte bien dans la tête. », peut-on lire dans une lettre adressée à sa sœur, Marie Bon, en octobre 1866. Loti est alors âgé de 16 ans. Il deviendra un excellent dessinateur et saura exprimer ses impressions de voyage par le dessin…
B.V. On croit connaître Loti et puis, dans telle ou telle lettre, apparaît une nouvelle facette de l’homme ; par exemple cette lettre, écrite depuis le Borda, où il écrit à sa sœur qu’il n’a aucunement l’intention de rester dans la Marine, mais plutôt d’aller faire fortune au Brésil : surprenant quand on a lu partout et écrit soi-même que Loti avait toujours rêvé d’être marin, etc. etc. Toute une série de clichés qui sont à revoir !
A. Q.-V. Et puis, pour le grand public, Loti est un homme d’action, un aventurier intrépide, un séducteur invétéré, un écrivain à succès, un homme sûr de lui qui organise des fêtes sans arrêt, alors que nous retrouvons là l’homme sensible, inquiet, désabusé, sincère, fragile parfois suicidaire même.
Pouvez-vous nous parler de ses amitiés féminines, notamment de sa relation avec Juliette Adam, Sarah Bernhardt ou Blanche Lee Childe, à qui il écrit des lettres dans lesquelles il évoque une certaine mélancolie : « je vous enverrai mes impressions de solitude — Je suis terriblement seul dans la vie » dit-il à Sarah Bernhardt. Et à Blanche Lee Childe : « vous savez, il y a des gens dont un mal rongeur emporte la moitié de la figure, et qui trouvent encore le moyen de rire… Quand je rirai tout à fait, moi, ce sera un mauvais rire, et il ne me restera pas beaucoup de bon dans le cœur. » Il y a quelque chose d’un peu désespéré chez Loti qui imprègne ses lettres…
A. Q-V. On connaît les héroïnes de Pierre Loti, d'Aziyadé à Madame Chrysanthème ou Rarahu ; on connaît l'attachement de l'écrivain à sa mère, à ses aïeules ; on sait moins ou pas du tout combien certaines figures féminines ont compté pour lui, de sa sœur Marie peintre à Alice de Monaco princesse très aimée, de l’amie lointaine Elisabeth de Roumanie à Blanche Lee Childe (d’abord cachée sous le pseudonyme Oirda), de l'étonnante Margaret Brooke, reine à Bornéo, à Sarah Bernhardt, de l’obscure ouvrière parisienne dite Zizoule ou des discrètes amies rochefortaises à la sorte de mère spirituelle que fut l’influente Juliette Adam. La correspondance publiée ici renoue avec la plupart de ces personnes, dont la cousine et femme de lettres Nelly Lieutier ou Anna de Noailles, mais fait émerger aussi quelques noms dont la prétendante au mariage Marie Roberthie, par exemple, et bien sûr celle qu’épousa Loti sur le tard, Blanche France de Ferrière.
B. V. Tout cela est très complexe ! Ces amitiés féminines furent souvent des relations amoureuses mal menées, comme celle avec Sarah Bernhardt ou Alice de Monaco ; tout un jeu d’approche et de recul, de à qui la faute et de pourquoi pas. Et toujours le retour à la mère. Et pendant ce temps, en même temps, des relations très fortes avec les « frères » et des aventures multiples avec des « créatures » (le mot est de Loti) d’un soir. La vie érotico-amoureuse de Loti est un univers encore mal exploré, et dont ces lettres donnent quand même un aperçu significatif. C’est là, entre autres, que le croisement avec le Journal est très utile.
A. Q.-V. Finalement, si pour nous ces lettres viennent après de multiples travaux de publication, elles peuvent constituer une introduction à la vie et à l’œuvre de Loti. Elles ne supposent pas qu’on connaisse déjà Loti (et notre appareil critique est là pour ne pas laisser le lecteur dans l’embarras de son éventuelle ignorance).
Faire connaissance de Julien Viaud/Pierre Loti par ce volume de correspondance réserve en soi un beau récit d’initiation, de voyages, d’amitiés et d’amours, d’autofiction peut-être, et assurément de beaux moments.
Pierre Loti n’aura de cesse de parcourir le monde. Sa maison-musée de Rochefort témoigne de son désir de tout conserver et exprime sans doute l’inquiétude du temps qui passe…
B. V. Bien sûr, chaque objet dans cette maison est à la fois un bel objet intéressant, pittoresque, parfois de grande valeur, et un souvenir, qui permet de se replonger dans un autre temps, un autre lieu. Le plus bel exemple en est la stèle d’Aziyadé dans la mosquée (vraie, mais copie de l’originale sans doute). Le passé et le présent se rejoignent : Loti est en même temps à Rochefort et à Istanbul. Est-ce une manière de lutter contre l’angoisse du temps qui passe ? Dès l’enfance il a voulu tout conserver ; voir la scène du retour de vacances à l’île d'Oléron : « Ces départs, ces emballages puérils de mille objets sans valeur appréciable, ce besoin de tout emporter, de se faire suivre d’un monde de souvenirs, c’est toute ma vie cela. »
A. Q.-V. Oui, la maison est en quelque sorte un journal intime de pierre, mais qui inclut toute la mémoire familiale, à la fois l’absolu enracinement et tous les désirs de fuite ; une sorte d’exercice pratique d’ubiquité planétaire à domicile. Peut-être, pour pousser la métaphore en lien avec le livre que nous publions, l’ultime lettre de Loti, à nous tous, gens du futur, adressée ?
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