1862
À Gustave, au début de 1862, son frère aîné devant quitter Papeete en juin :
Mon bon frère,
Je pense bien que c’est la dernière fois qu’on t’écrira à Tahiti. Je ne peux pas me figurer que quand cette lettre t’arrivera et que dans quelques mois tu seras ici, je suis si content quand je pense à cela qu’il me semble que ce n’est pas possible. Au printemps on va commencer à arranger ta chambre, j’arrangerai toutes ces petites affaires que tu m’avais confiés [sic], tes petits vases et ton petit rat qui lui est bien serré dans le bahut, et ta petite pharmacie est toujours restée dans son placard. Il faudra aussi mettre un peu de désordre dans ta chambre pour lui donner l’air de toi, qu’elle n’a plus du tout quoiqu’elle ait encore un peu ton odeur — Nous n’avons pas fait de réveillon cette année, nous sommes convenus d’attendre que tu sois arrivé et l’année prochaine d’en faire un magnifique et de mettre tout en l’air. Mais nous avons fait une jolie petite fête de premier de l’an, les bons mondes m’ont donné de bien jolies étrennes, j’ai eu des morceaux de musique, de papa La chute des feuilles, de maman La danse des esprits, de Lucie Les cloches du monastère, et puis de grand’mère et de tante Clarisse un beau livre d’histoire naturelle, pour classer mes coquilles, de tante Lalie un livre de réussites avec des cartes, de tante Corine une marine pour le stéréoscope, un signiet [sic] de Maria Gannier et puis tout espèce de bonbons.
Adieu mon bon frère, il faut que j’aille vite porter la lettre à la poste, je t’embrasse bien bien des fois et bien fort. Tout le bon monde t’embrasse bien, et tante Corine a chargé tout le monde de t’embrasser,
Ton petit frère,
Julien.
1867
En juillet, Julien est reçu 40e sur 60 au concours d’entrée à l’École navale. Il passe la fin de l’été à Rochefort, avant de rejoindre Brest pour embarquer, dès octobre, sur le Borda, navire-école qui reste en rade.
4. à Nadine et Théodore Viaud
Brest, 5 octobre.
Comme je m’y attendais, vous me demandez beaucoup de détails sur l’emploi de mon temps et la manière de vivre à bord… Je ne sais si cela durera, mais je puis vous dire que je suis jusqu’à présent enchanté, ravi bien au-dessus de l’idée que je m’en étais faite ; et je vous assure que si le Borda était aussi bien en rade de Rochefort, ce serait une existence délicieuse. C’est naturellement un genre de vie tout nouveau pour moi et surtout une discipline toute nouvelle ; mais beaucoup moins sévère que je ne l’avais craint, et surtout pas ennuyeuse le moins du monde. Il n’est vraiment pas désagréable de passer par moments à l’état de choses numérotées, de marcher et d’agir par un coup de sifflet ou un roulement de tambour ; cela fait apprécier les longues récréations qu’on peut passer absolument comme on l’entend, isolé ou en compagnie, à s’amuser sur le pont, à écrire, à faire de la musique ou à se percher au plus haut des mâts. Une seule chose qui ne m’amuse que légèrement, c’est l’exercice ; pour cela, j’avoue que je ne me sens aucune disposition, comme bon père me l’avait prédit… Vous comprenez quelle différence cela doit être pour moi qui suis si étourdi et qui ai toujours besoin de tout un calcul fort long avant d’être bien fixé sur ce qui est ma droite ou ma gauche ; enfin, je ne désespère pas d’en venir à bout avec de la bonne volonté ; et comme compensation, nous avons une foule d’autres manœuvres que je trouve charmantes, telles que ramer, monter dans les vergues, serrer les voiles, etc…
La nourriture est excellente et en grande abondance, et c’est là, je vous assure, une question de la plus haute importance pour moi qui dévore depuis mon arrivée à l’école… Les repas surtout sont des plus amusants ; nous sommes divisés par bandes de dix, mangeant à de petites tables séparées, avec la liberté de causer, de rire et de nous servir comme bon nous semble ; et cela en compagnie d’une trentaine de petites tables semblables, rangées en files dans l’immense batterie qui nous sert de salle à manger. Enfin, le couchage est lui aussi charmant ; tous les soirs à 9 heures, nous montons sur le pont chercher nos hamacs que nous chargeons sur notre dos pour les descendre dans notre batterie, et au bout de dix minutes, tous nos hamacs doivent être suspendus au-dessus de nos bureaux, et chacun étendu dans le sien ; pendant les premières nuits passées à bord, on était fréquemment réveillés en sursaut par le bruit d’un hamac qui se décrochait, et de son contenu qui tombait lourdement à terre ; aujourd’hui, tout le monde à peu près a appris à s’amarrer solidement. Et on ne tombe plus guère que pour monter dans son hamac ou en descendre ; mais aussi, quand on parvient à y entrer, on y est délicieusement et il est très pénible d’en être tiré le lendemain matin par un roulement de tambour…
1868
Brest – Rochefort
En février, à Rochefort, mort de la grand’mère Texier ; sur le Borda, Julien se fait de nombreux amis, au premier rang desquels Joseph Bernard ; à l’été, du 4 au 29 août, l’apprenti-marin effectue son premier voyage en mer, à bord du Bougainville (Bretagne, Normandie).
7. à Marie Bon
[Brest] Dimanche.
Sœur chérie,
Je viens de finir ma tâche de ce soir et je commence à t’écrire, malgré le peu de temps qui me reste avant le souper pour pouvoir mettre dans ma lettre ces petites fleurs que j’ai cueillies tantôt à ton intention dans une délicieuse promenade que nous avons faite aujourd’hui dans les bois. Figure-toi que rien n’est aussi amusant que ces grandes promenades du dimanche ; on fait des expéditions impossibles et il vous arrive de ces aventures de toutes sortes comme il en arrive aux élèves de Mr. Töpffer dans des voyages en zig-zag, avec lesquels ces promenades ont les plus grands rapports. C’est décidément un charmant pays que cette Bretagne et je ne me suis jamais senti une pareille rage de peinture que depuis que je suis ici, sans ma boîte qui n’arrive pas.
Tâche de travailler le plus possible au portrait de Ramand pendant que tu n’auras pas ton Ninet ; je suis sûr que si nous ne le trouvons pas tout à fait comme nous le voudrions c’est simplement parce que depuis longtemps tu n’as pu y travailler que par raccroc, ce qui doit, il me semble, y nuire considérablement. Surtout ne va pas te figurer, bonne sœur, que tu perds ton talent, je crois que c’est là une chose qui ne se perd jamais, excepté lorsque l’on devient tout à fait vieux, ce qui n’est pas du tout ton cas. […]
Je t’embrasse une masse de fois, toi et mon Ramand,
Votre petit frère,
Julien.
1878
Loti, débarqué du Tonnerre le 17 juin, passe quelques jours de l’été à Paris où il se mêle au « tapage de l’Exposition universelle, des foules absurdes, la civilisation et le progrès dans toute leur sotte splendeur ». Il retrouve Sarah Bernhardt et assiste à Hernani le 4 juillet.
68. à Sarah Bernhardt
Rochefort, 7 juillet.
Madame,
Il me semble qu’un changement s’est fait dans ma vie, que j’ai atteint quelque chose d’inespéré et d’impossible — depuis que vous m’avez tout à fait admis auprès de vous —
De loin en loin je vous écrirai, des pays où je vais bientôt retourner — Vous me l’avez permis — Je vous parlerai de mon existence, si éloignée de la vôtre ; je vous enverrai mes impressions de solitude — Je suis terriblement seul dans la vie…
Je trouverai un plaisir profond et étrange à communiquer ainsi avec vous — moi pauvre marin obscur, « ver de terre amoureux d’une étoile » — Pardon de vous parodier ainsi du Victor Hugo — mais cette image est juste —
Quand mes lettres vous ennuieront, vous ne les regarderez pas — Vous les donnerez à Lazare, qui en fera la lecture à sa chauve-souris —
Je suis sous le charme encore de ces quelques moments passés près de vous — et puis aussi je tremble de vous avoir paru absurde — en Turc surtout — Oubliez, je vous prie, ce Turc sentimental et insipide, qui ne me ressemblait en rien, je vous le jure — qui a trop prolongé sa visite, et n’a su rien vous dire de toutes les choses qui lui passaient en tête — J’aime mieux que vous vous rappeliez Pierre le marin qui, la veille, vous avait peut-être un instant amusée —
Je voudrais ne vous débiter jamais ni compliments ni flatteries ; je trouve ces choses ridicules — et puis, vous en recevez tant, que ce serait bien banal —
Laissez-moi seulement vous dire, une fois pour toutes, que vous êtes pour moi un idéal placé très haut, quelque chose d’acquis et de délicieux, planant bien au-dessus des autres femmes — que de plus vous avez pour moi l’attrait mystérieux d’une énigme, que certain côté sombre de votre nature m’attire autant peut-être que tous ses côtés charmants…
Un rêve irréalisable que j’ai fait souvent — ce serait de vous emmener une fois courir les mers, sur un navire qui serait le mien, avec mes amis pour équipage — mes amis, c’est-à-dire un groupe de forbans choisis entre plusieurs mille, que rien n’effraie ni n’arrête que ma volonté… Comme vous seriez bien avec nous, et que de choses inconnues nous verrions ensemble —
Pardonnez-moi, madame, de vous écrire une lettre si peu sensée — Je suis respectueusement à vous,
Pierre.
2e compagnie de marins
Division des équipages de la flotte Rochefort
Rochefort, 12 juillet.
J’avais gardé cette lettre, attendant la photographie que vous m’aviez promise — Mais, hélas ! — voilà cinq jours passés. Madame, vous avez déjà oublié le pauvre Pierre…
1882
Parmi les nouveaux destinataires des lettres de Loti, figure notamment Oirda. Celle qui lui a écrit sous ce pseudonyme (warda : la rose, en arabe) est Mme Lee Childe, née Blanche de Triqueti. Elle tient salon aux Champs-Élysées.
114. à Blanche Lee Childe
24 janvier.
… Je n’ai repris aucun espoir ; j’ai repris une espèce de courage seulement, le courage égoïste et féroce de ceux qui veulent vivre quand même — vous savez, il y a des gens dont un mal rongeur emporte la moitié de la figure, et qui trouvent encore le moyen de rire… Quand je rirai tout à fait, moi, ce sera un mauvais rire, et il ne me restera pas beaucoup de bon dans le cœur — Je suis de service cette nuit dans l’arsenal, et vous écris dans le logis de l’officier de garde que j’occupe jusqu’à demain — Il n’y a pas de solitude, de silence, plus complets que ceux des arsenaux de la marine la nuit : tout le monde dehors, toutes les grilles fermées, les rats se promènent sur les navires, sur les chantiers vides — Le canon de retraite une fois tiré, personne ne peut plus arriver jusqu’à moi — Et moi-même je ne peux plus communiquer avec le monde extérieur qu’au moyen d’une série de mots de passe répétés de sentinelle en sentinelle jusqu’aux portes —
J’ai fait faire un très grand feu, bien qu’il ne fasse pas froid ; j’aime les grands feux la nuit — Les grosses bûches qui flambent devant moi sont des débris de navires et ont eu leur vie d’aventures — Saturées de goudron et de tous les sels de la mer, elles brûlent avec des flammes vertes, des flammes violettes d’iode, de petites explosions et des jets d’étincelles — Si vous saviez, Oirda, tous les souvenirs de partout qui viennent me trouver dans ce grand calme, et toutes les choses que j’écrirais, si cela ne me lassait pas tant —
Jeudi soir.
J’ai été interrompu, Oirda, par l’entrée d’une canonnière dans le port — Il a fallu aller la recevoir avec des fanaux, faire sortir l’équipage de l’arsenal avec les mots de passe — etc.
— Je vous parlais de Moumoutte du Sénégal — Eh ! bien elle devait à cette origine d’être une personnalité à part — Blanche et soyeuse, elle avait la tête conformée comme celle de son père, et surprenait beaucoup les chats de ce pays-ci par ses allures sauvages — À bord, là-bas, en Afrique, elle couchait dans le bonnet de mon spahi, était servie à table à côté de moi ; — adorée des matelots, me tenant compagnie sur la passerelle pendant le quart, sous le soleil, sous la pluie, sous les coups de mer ; — n’ayant d’autre ennemi que mon singe Boubou qui avait la manie de la tirer par la queue… J’ose à peine vous dire que quand elle est morte, ici, à Rochefort — à la fleur de l’âge — en me jetant un regard d’une expression humaine, je me suis sauvé me renfermer dans ma chambre, croyant que j’allais pleurer…
[…]
Je pense au personnage qui vous a si bien renseigné sur moi — C’est probablement E. Hubert du Monde Illustré — Vous devez le rencontrer aux soirées de Buloz où vous allez, je crois, et où Loti est fort maltraité — À moins que ce ne soit Mr. Octave Feuillet ?…
Votre Loti.
Profondes amitiés de votre,
P. Loti.
1905
Constantinople (Turquie) – Hendaye – Paris
Loti, après d’ultimes rendez-vous avec les deux sœurs Noury bey, toujours voilées, part pour la France, le 6 avril. À Rochefort comme à Hendaye, Loti se met pour de bon à écrire Les Désenchantées, tout en continuant de correspondre avec les trois femmes et en poursuivant d’autres projets, dont l’adaptation à la scène de Ramuntcho.
363. à Zeyneb, Neyr et Leyla [Zennour et Nouryé Noury-Bey et Marie Lera]
[Automne]
Avec quelle joie, ma pièce finie pour l’Odéon, je viens de me replonger dans notre roman turc et les lettres de mes petites amies, les fragments de leur journal, et tous nos souvenirs en commun du cher Orient ! Il me semble que je viens de les retrouver, mes trois amies, après une absence de quelques mois.
Je leur enverrai bientôt des feuillets, les priant de corriger, critiquer, supprimer, changer les noms des personnages, faire sans hésitation tout ce qui leur plaira.
Profondes amitiés de votre,
P. Loti.
L'annotation des lettres n'est pas reproduite ici. Se référer à l'ouvrage.