CORRESPONDANCES
Ariane Ascaride, Bonjour Pa’. Lettres au fantôme de mon père. Au printemps dernier, quand le Covid-19 a ébranlé nos certitudes et nous a plongés dans un confinement tout droit sorti d’un inquiétant film de science-fiction, Ariane Ascaride a ressenti le besoin d’écrire à son père, disparu depuis plus de vingt ans. Ce père qui n’autorisait personne d’autre que lui à l’approcher quand elle était malade enfant et qui l’entourait de ses bras protecteurs. Dans ses lettres, la comédienne entrelace des souvenirs de son enfance de fille d’immigré italien à Marseille et des considérations sur notre époque, sur ce qui lui est essentiel, sur ce que la pandémie a révélé de l’absurdité de notre société de consommation et des ravages du néolibéralisme. Au fil des jours, elle confie ses angoisses, sa difficulté à tenir à distance les êtres qui lui sont chers, à appréhender l’autre comme un danger potentiel. La privation de tendresse physique avec ses deux filles lui pèse tout particulièrement. L’individualisme, la bêtise ou l’inconscience de certains la perturbent. La comédienne, connue pour ses rôles engagés, notamment dans les films de son mari Robert Guédiguian, s’insurge contre les inégalités et la précarité en pleine explosion avec la crise sanitaire, contre cette logique du profit qui déshumanise tout. Malgré l’anxiété et les frustrations, le calfeutrement forcé lui apparaît bénéfique car propice à la réflexion. « Ce temps d’arrêt nous oblige à nous regarder dans la glace et à nous questionner. » Ariane Ascaride savoure les sons habituellement étouffés par la rumeur de la ville : le chant des oiseaux, les voix des voisins échappées des fenêtres ouvertes qui la rassurent et lui rappellent avec délice Venise ou le Marseille de son enfance. Elle redoute le retour à la cacophonie urbaine, au monde d’avant. « Allons-nous accepter de reconnaître que quelque chose a changé en nous et dans ce qui nous entoure, ou foncerons-nous tête baissée dans nos anciennes habitudes ? » Elle veut croire qu’un autre modèle sociétal pourrait advenir, qu’une autre forme de vie, davantage centrée sur l’humain et l’environnement, est possible. « Ce temps arrêté doit nous renvoyer à nos racines, à ceux qui ont fait que nous existons, tout simplement parce qu’il nous oblige à nous arrêter et à être juste là, sans bouger, sans nous agiter frénétiquement pour fuir nos peurs. » Éd. Seuil, 128 p., 15 €. Élisabeth Miso
RÉCITS AUTOBIOGRAPHIQUES
Philippe Mezescaze, Les jours voyous. Le récit se situe à la fin des années 70, à Paris. L’auteur a vingt ans. Les premières pages nous parlent d’une traversée du désert dont on ne saura rien sinon que le narrateur sort d’une prison à Nice, qu’il a pris le premier train de nuit pour Paris, et qu’il erre, sans conseil, sans argent, sans but – il aime le cinéma et la chaleur des salles obscures, c’est bien son seul réconfort. Les images lui reviennent d’un film tout récent, Barocco, d’André Téchiné, qui l’obsède. Avec cet étrange sentiment que, lorsqu’on n’a rien à perdre et rien à donner, il arrive des choses, il fait des rencontres (dont ce réalisateur). Elles sont bonnes ou mauvaises, il s’en moque, il trouve où dormir, de quoi manger, il est beau garçon, il couche sans scrupule. Il traîne dans la ville, dort le jour, sort le soir, vit la nuit, se montre dans les soirées parisiennes où il croise André (Téchiné, justement) qui veut lui présenter Roland (Barthes), lequel se prend d’affection amoureuse pour lui ; il fréquente les clubs homosexuels à la mode de Saint-Germain-des-Prés, fuit les histoires d’amour, ne couche pas avec les vieux, se débrouille. On lui a prêté une chambre dans un appartement. « L’hiver, les charges, rue des Haudriettes, augmentent, il y a le chauffage en plus, je ne récupère pas assez d’argent. Je ne m’y prends pas si bien que ça, il faudrait que je travaille, qu’est-ce que je peux faire, je ne sais rien faire ». Plus loin, comme une touche d’espoir et de lucidité : « Ma vie est noire encore, mais je ne suis pas un voyou, ce sont les jours que je vis qui le sont. » Et c’est ainsi, quand tout est possible, mais que la vie est flottement, sans prise sur rien, sans projet, sans certitude, de rencontres improbables en amitiés improbables, et pourtant. Le récit égrène une époque, des souvenirs, il séduit par un ton à la fois cru et mélancolique, profondément littéraire, complètement doué. Éd. Mercure de France, 144 p., 15 €. Corinne Amar
Emmanuel Guibert, Mike. En temps normal, il est dessinateur. L’auteur livre avec Mike, pour la première fois, un récit sans images sur l'histoire d'une amitié, et raconte un pan de la vie de deux hommes qui avaient les mêmes affinités. « J'ai eu un ami, Mike, architecte américain, qui partageait son temps entre le Minnesota, le Nouveau-Mexique et de nombreux voyages avec sa femme, Gloria, rencontrée au jardin d'enfants quand ils avaient six ans. Ce qui nous unissait le plus étroitement, c'était notre pratique commune du dessin d'observation. Se mêler le plus possible à la vie alentour, carnet et crayon en main, et la représenter. » Ils s’étaient rencontrés à Paris lors d’un dîner, grâce à une amie commune, et ils s’étaient pris comme d’affection – en tous cas, d’une estime sûre – l’un pour l’autre, et se revoyaient une ou deux fois par an, lorsque Mike venait à Paris. Et puis, Mike tombe gravement malade d’un cancer, se bat, comprend que ses jours sont véritablement comptés. Souvent, à Paris, tous les deux avaient évoqué cette envie commune de partager leur pratique du dessin, sans avoir eu le temps, l’occasion de s’y livrer. Lorsque Mike lui fait part de son compte à rebours, de son vœu de dessiner ensemble, l’ami prend l’avion, et pendant les trois jours qu’ils passeront côte à côte, il fera comme Mike voulait : dessiner une dernière fois ensemble. Et en cette année 2011, du 31 décembre au 2 janvier, à Minneapolis, dans l'hiver glacé du Minnesota, ils vont échanger leurs carnets, chacun esquissera deux dessins dans le carnet de l'autre, comme un ultime partage, forme d’au revoir. Dans ce récit de la compassion, de l’écoute de soi et de l’autre, dans cette plongée des profondeurs de l’âme humaine et de sa sensibilité, Emmanuel Guibert rapporte l'histoire d'une amitié profonde, certes imparfaite mais entière, liée à l'art du dessin d'observation, et racontée avec pudeur et tendresse. Un récit, hommage à l’ami disparu. Éd. Gallimard, coll. Sygne, 272 p., 20 €. Corinne Amar
ROMANS
Vincent Duluc, Carole & Clark. À la fin des années 1930, ils formaient le couple de stars le plus glamour d’Hollywood, une incarnation du rêve américain. Carole Lombard, une des actrices vedettes de la screwball comedy, faisait tourner les têtes avec ses robes de déesse portées à même la peau sans soutien-gorge, son regard ensorcelant, son humour, sa fantaisie. Son sens de la répartie et ses jurons de charretier l’avaient protégée des pires prédateurs. Elle aimait provoquer, parlait sans fards et ne cachait rien de ses nombreuses conquêtes masculines. « Le plaisir souterrain de Carole était de terrifier les journalistes par sa franchise et de savoir que, puisque les studios contrôlaient tout, rien ne serait imprimé. » Clark Gable, oscarisé pour New York-Miami (1934) et dont le charme viril irradiait le personnage de Rhett Butler dans Autant en emporte le vent (1939), était le Roi incontesté d’Hollywood. Ils avaient partagé l’affiche d’Un mauvais garçon en 1932 mais n’étaient tombés dans les bras l’un de l’autre qu’en 1936. Une fois Gable divorcé de sa seconde épouse, ils avaient convolé secrètement le 29 mars 1939, en Arizona, loin des regards indiscrets de la presse et des commères, Louella Parsons et Hedda Hopper. Ils avaient choisi d’abriter leur intimité dans l’ancien ranch de Raoul Walsh, à Encino, dans la vallée de San Fernando. Carole Lombard préférait sa liberté aux conventions du mariage, mais ravir le cœur de la plus irrésistible des stars donnait à son existence un éclat encore plus singulier. « L’amour de l’homme désiré de l’Amérique était aussi un amour de soi, une mesure commune du sentiment et de l’ambition. Elle aimait l’idée de son couple ainsi que son image, ces murmures dans leur sillage et ces étincelles sous leurs pas, cette mythologie à deux. » Ils s’adoraient. Seule ombre au tableau, l’insatiable appétit sexuel de Gable pour ses partenaires et autres starlettes. Après l’attaque de Pearl Harbour, les deux artistes souhaitèrent se rendre utiles. Quelques jours avant la première de son dernier film, To Be or Not To Be d’ Ernst Lubitsch, Mme Gable partit pour l’Indiana lever des fonds pour l’effort de guerre. Alors qu’elle rentrait en Californie, son avion s’écrasa le 16 janvier 1942. Brisé par ce drame, Clark Gable s’abîma dans l’alcool et continua à alimenter sa légende cinématographique. S’appuyant sur un formidable travail d’enquête, le journaliste Vincent Duluc braque les projecteurs sur l’histoire d’amour de ce couple magnétique et sur l’envers du décor des studios hollywoodiens. Éd. Stock, 240 p., 18,50 €. Élisabeth Miso
Nano Shabtaï, Le livre des hommes. Traduction de l’Hébreu Rosie Pinhas-Delpuech. « Alors j’ai écrit un petit livre pour exprimer ma détresse. Détresse de l’époque et détresse d’une femme. Détresse de l’instant et détresse de l’heure. Détresse de l’horloge et détresse de l’âme. » Ces quelques mots placés en exergue, contiennent à eux seuls tout le motif du premier roman de Nano Shabtaï. La poétesse, dramaturge et metteuse en scène israélienne, fille du poète Aaron Shabtaï, y déroule avec lucidité et autodérision sa quête amoureuse et son émancipation de femme, à travers une galerie de portraits des hommes qui ont croisé sa route depuis l’adolescence. Le coup de vent, le jeune artiste qui ne voulait rien d’elle, le fils du présentateur, le pompier allumeur, le branleur, l’architecte de merde, le nain germanique, le psychiatre, le parfait médecin, le chanteur fou, le vieil artiste qui l’écoutait pendant des heures « sans vouloir (la) posséder parce que la vie lui avait appris que tout était éphémère (…) » L’espace d’un chapitre, chaque amant vient illustrer la nature de ses relations avec les hommes, la longue liste de ses désillusions, des ses tourments et espoirs amoureux. C’est cru et drôle, d’une grande liberté et intimité sexuelle, terriblement révélateur des failles et des attentes des deux sexes et de la société israélienne. Le livre est beau et vif, Nano Shabtaï habille de sa sensibilité poétique la rencontre des corps et la fragilité des âmes qu’elle dépeint. Sous sa plume des images puissantes surgissent comme celles que lui inspire ce vieil amant imparfait à la barbe épaisse, boiteux et marié, avec qui elle a vécu une passion ravageuse. « Quand nous avons couché ensemble la première fois, il m’est arrivé une chose que je n’ai éprouvée avec aucun autre homme. J’ai cessé de voir le corps. Le mien et le tien. J’ai vu des choses, oui, des choses d’autres mondes. Des montagnes noires comme le charbon et des grottes profondes, interminables. Des fruits exotiques rouges, orange et jaunes. » Éd. Actes Sud, 208 p., 21,50 €. Élisabeth Miso
REVUES
Revue de littérature. Les Moments littéraire, n°45. « Diaristes belges francophones ». Les Moments littéraires poursuivent la série des numéros « géographiques » entièrement consacrés aux diaristes francophones d’un pays. Après les écrivains suisses romands (n°43, Amiel & Co, janvier 2020), le numéro 45 est dédié aux diaristes belges francophones. Des carnets d’un cinéaste (Luc Dardenne) au journal graphique (Paul Mahoux), du journal daté (Henri Bauchau) au journal sans date (Caroline Lamarche), la richesse de l’écrit intime belge transparait au travers des dix-huit textes sélectionnés. Un portfolio de huit autoportraits d’Anne De Gelas complète le sommaire et montre l’apport de la photographie dans l’écriture de soi.
Après une introduction de Marc Quaghebeur (Directeur honoraire des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles), ce numéro propose des extraits des journaux ou carnets intimes de Henry Bauchau, Luc Dardenne, Anne De Gelas, Maurice De Wée, Luc Dellisse, Laurent Demoulin, José Dosogne, Marc Dugardin, Lydia Flem, François Houtart, Sara Huysmans, Caroline Lamarche, Stéphane Lambert, Marcel Lecomte, André Leroy, Maurice Maeterlinck, Diane Meur, Jean-Luc Outers. Hormis le journal de Maurice Maeterlinck, tous ces textes sont inédits. 250 p., Les Moments littéraire, n°45, 16 € pour la France, 26 € pour l’étranger. Parution : 15 février 2021. (Présentation de l'éditeur) http://lesmomentslitteraires.fr/