ROMANS
Gonzalo Eltesch, Collection privée. Traduction de l’espagnol (Chili) Gilles Moraton. « L’imagination, c’est comme se souvenir. Ou est-ce comme se confondre au souvenir ? », se demande Gonzalo Eltesch dans ce roman intime construit sous forme de fragments., où s’enchevêtrent mémoire et fiction. L’écrivain chilien né à Valparaiso en 1981, attend que son amante s’endorme à ses côtés pour lui raconter son histoire, son enfance, son attachement pour cette ville. Il entretient une relation en pointillés avec cette jeune femme qu’il a rencontrée chez le professeur de littérature dont il était l’assistant. Il se voit encore comme l’enfant solitaire qu’il était, « comme quelqu’un qui ne peut pas être aimé et qui n’a pas non plus la moindre idée de la façon d’aimer. » Le premier décor marquant de son enfance fut le magasin d’antiquités de son père à Valparaiso. Il y avait là des centaines d’objets que son père se refusait à vendre et qu’il gardait jalousement pour lui. Pablo Neruda, grand amateur d’antiquités, y passait régulièrement. L’appartement familial, situé juste au-dessus, abritait nombre de ses collections protégées par des systèmes d’alarme. « J’aimais beaucoup accompagner mon père quand il partait chez les gens acheter une antiquité quelconque. En général il s’agissait de meubles ou de vieux objets sans importance, mais pour moi c’était une aventure que de m’immiscer dans les secrets des autres. » Après la rupture de ses parents, quand il avait cinq ans, il est parti vivre avec sa mère à Santiago chez ses grands-parents maternels issus de la grande bourgeoisie. Sa grand-mère aristocratique et froide ne lui a jamais manifesté de tendresse, pas plus que ses quatre tantes. Sa mère l’adorait. « Après la séparation, sans m’en rendre compte, d’une certaine façon j’ai voulu compenser tout l’amour qui lui manquait. Nous étions comme un couple sans sexe mais heureux. » Les week-ends et les vacances, il retrouvait son père et ses deux amis, Boris et Hugo, qui étaient aussi les siens. Avec Hugo il partageait ses lectures. Boris, qui parcourait la ville pour notifier aux gens leurs dettes, l’emmenait dans ses tournées, le faisait rire avec ses blagues et ses aventures sentimentales. Par petites touches délicates, Gonzalo Eltesch restitue le monde de son enfance et les sentiments qui l’animaient alors, explore la complexité des liens humains et ses questionnements d’écrivain. « Chercher la façon d’écrire un roman sans fiction. Comme dessiner un être humain sans squelette, sans fioritures, rien. » Éd. Maurice Nadeau, 128 p., 19 €. Élisabeth Miso
Samuel Loutaty, L’homme empêché. « J’ai vingt-neuf ans, une femme et un bébé de trois mois. Je viens de coucher avec un homme et je n’ai pas envie de changer de vie. Rien n’a besoin de changer puisque je n’ai pas changé. Ou si peu. Je ne compte pas me jeter sous un train. Pas plus que le souvenir de nos jeux érotiques avec Antoine ne me donne envie de vomir. » C’est l’histoire d’un homme qui, peu après la naissance de son fils, se découvre de l’intérêt pour les forums gays – un intérêt plus que simplement journalistique, il est lui-même journaliste – puis une passion peu à peu frénétique, autant de la rencontre que d’une consommation sexuelle ; immédiate, décomplexée, illimitée comme les forfaits téléphoniques, sans lendemain et, si possible, sans états d’âme. Tout semble si facile, au fond, dans ces emboîtements sexuels, part de jeu et de surprise, sans larmes, sans malheur. Alors qu’un deuxième enfant naît, qu’une dizaine d’années plus tard son couple s’est essoufflé et qu’il lui semble bien qu’il mène une double vie, qu’en pensent ses amis – ceux qui ne savent pas – ses collègues, sa famille ? Que veut sa propre liberté, entre sa conjugalité fatiguée, un divorce enfin prononcé, l’éducation heureuse, attentive de ses enfants, un goût inconditionnel pour la garde alternée et la pâtisserie, un job entre hauts et bas au sein de la presse féminine, et des repas de shabbat les vendredis soirs dans une famille juive séfarade ? Notre narrateur ne peut plus continuer de vivre en taisant tout de cette organisation qui, de légère, expérimentale et sans conséquence, a pris trop de place dans sa vie existentielle. Voilà une suite de chapitres drôles, sensibles et crus ou l’inverse ; un ton à l’humour vif, et des séquences qui sonnent juste comme des tableaux dessinés, imagés, pour ce premier roman réussi d’un auteur qui raconte sa vie vraiment comme un roman. Éd. Philippe Rey, 350 p., 20 €. Corinne Amar
Emmelene Landon, Debout. Ce roman est le récit d’un deuil, celui d’une femme qui a perdu l’homme qu’elle aimait, tente de se reconstruire. Elle est écrivain de marine, peintre, romancière qui nourrit ses récits de ses voyages au long cours et de ses souvenirs. Elle fut la compagne de vingt ans et la femme de l’éditeur, Paul Otchakovsky Laurens. Le 2 janvier 2018, ils sont en vacances sur l’île antillaise de Marie-Galante, veulent savourer leur dernier jour, aller voir la mer, avant de reprendre leur avion du retour. Ils sont victimes d’un accident de voiture qui vient heurter la leur : il meurt, elle survit de justesse. De ce deuil violent, inconsolable, naît un premier récit, Marie-Galante (2019). Dans ce second récit de deuil, elle revient sur l’événement et sur cette question : Comment rester debout quand celui qu’on aime meurt sous ses propres yeux ? Hymne à l’amour intemporel, par-delà même, la mort, elle raconte la reconstruction. « Petit à petit, je suis en mesure de rentrer chez nous, rue Lallier. Ma main ne peut pas encore écrire. J’ai du mal à marcher, et porter un manteau me pèse. Pour trouver du sens dans ce que je vis, dans ton absence impossible, je pense en mots, en peinture, en amour. » Le jour même des obsèques de Paul Otchakovsky Laurens, elle devient capitaine, nommée écrivain de marine, aux côtés d’une vingtaine d’autres auteurs portant eux aussi la culture de la mer. C’est une fierté assurément, mais il lui faut d’abord retrouver le goût de la vie : retrouver son atelier, ses carnets, ses aquarelles, reprendre la mer sur un voilier ami ou un cargo, savourer une naissance, Yumiko, le bébé de sa fille, qu’elle garde, lorsque les parents la lui confient. « Le deuil est un volcan », il lui faut résister encore et encore à la perte, invoquer l’amour. Elle accompagne des amis sur un voilier. Elle est à Port-Blanc, elle regarde la mer, elle dessine les beaux rochers depuis le bateau : elle va mieux. Éd. Gallimard, 235 p., 20 €. Corinne Amar
RÉCITS
Susie Morgenstern, Je suis un génie. Dessins de Serge Bloch. Dans ce texte poétique et pétillant, la star de la littérature jeunesse, s’amuse à imaginer comment elle pourrait devenir un génie. Son rêve serait d’entrer dans la postérité, tout comme Bach, Shakespeare, Einstein, Charlie Chaplin, Marie Curie, Hannah Arendt. « Mais moi aussi je voudrais être un génie/ au lieu d’aller chez Monoprix ./Je veux faire ma petite révolution,/ une découverte qui déconcerte./ Ma vie enfin rentabilisée, justifiée,/ un monde amélioré grâce à moi. » Mais comment y parvenir ? Imiter les génies qu’elle énumère, pourrait être un bon début. Einstein ne portait jamais de chaussettes et mangeait des spaghettis, Bach buvait des litres de café et parcourait de très longues distances à pied pour assister à un concert. Elle voudrait, elle aussi, se distinguer d’une manière ou d’une autre. Se nourrir de la pensée de ces génies, devrait considérablement l’aider. Helen Keller a dit : « La vie est une aventure audacieuse ou elle n’est rien. », et Albert Einstein : « L’imagination est plus importante que le savoir. » Que pourrait-elle inventer de grandiose qui n’existe déjà ? Dans quel domaine pourrait-elle briller ? C’est toute la question. Pour tenter d’y voir plus clair, un inventaire de ses compétences s’impose. Pas assez aventurière pour se risquer sur les traces d’Alexandra David-Néel. Pas assez de talent pour atteindre les sommets de Picasso, Matisse ou Leonard de Vinci. En revanche, capitaliser sur son appétence pour la vie, pour la lecture et l’écriture, devenir poète par exemple, voilà une idée qu’elle pourrait concrétiser. « Je ne fais pas des maths ni de la physique/ et je ne peux pas composer de la musique/ mais un mot devant l’autre, je tenterai d’écrire. » Après tout, être un génie n’est pas toujours si enviable, beaucoup ont eu des destins tragiques. John Keats a succombé à la tuberculose, Modigliani à la méningite, Jimi Hendrix à une overdose. John Lennon a été assassiné. Van Gogh, Virginia Woolf ou Sylvia Plath se sont suicidés. À sa manière malicieuse, Susie Morgenstern nous invite à voir le génie qui se cache dans nos vies ordinaires. Éd. L’Iconopop, 80 p., 13 €. Élisabeth Miso
BIOGRAPHIES
Faustine Saint-Geniès, Romy Schneider Les actrices se brisent si facilement. « Romy, c’est l’actrice qui dépasse le quotidien, qui prend une dimension solaire. Elle possède cette ambigüité qui fut l’apanage des grandes stars. Je l’ai vue derrière la caméra, concentrée, angoissée, évoluant avec une noblesse, une impulsivité, une attitude morale qui encombre et dérange les hommes. Elle ne supporte ni la médiocrité, ni la décrépitude des sentiments. » L’été 1969, Claude Sautet filme pour la première fois Romy Schneider pour Les Choses de la vie et apprend avec elle à diriger les actrices, à s’emparer des personnages féminins. Entre eux, c’est un véritable « coup de foudre créatif » qui va durer dix ans. Avec ce film de Sautet et La Piscine de Jacques Deray, tourné l’année précédente, qui scelle ses retrouvailles avec Alain Delon, l’actrice allemande donne un nouvel élan à sa carrière. Au faîte de son art et de sa beauté dans les années soixante-dix, elle imprime son aura sur les écrans français et devient une véritable icône. En se glissant dans l’univers de metteurs en scène exigeants et virtuoses tels qu’Orson Welles, Luchino Visconti, Claude Sautet ou Andrzej Zulawski, elle est parvenue à se libérer de l’encombrante Sissi. Enfant de la balle, elle a débuté devant la caméra à quatorze ans aux côtés de sa mère Magda Schneider. En tant qu’artistes, sa mère, son père Wolf Albach-Retty et sa grand-mère Rosa Albach-Retty ont bénéficié des faveurs du régime nazi. Interpréter des héroïnes victimes du nazisme – Le Train (1973), Le Vieux Fusil (1975), La Passante du Sans-Souci (1982)) – lui permettra de s’alléger de ce fardeau. Elle gardera toujours des rapports tourmentés avec son pays d’origine. Son incarnation de l’impératrice Élisabeth d’Autriche lui apporte très jeune la gloire, mais la rend dépendante de sa mère et de son beau-père Hans Herbert Blatzheim. Le couple prospère sur ses cachets et régente sa vie et ses choix professionnels. En quittant l’Allemagne pour vivre son histoire d’amour avec Alain Delon, Romy Schneider rompt avec toutes ses entraves. Faustine Saint-Geniès, journaliste au magazine Sofilm, s’attarde sur quelques moments clés du parcours intime et professionnel de l’actrice. Elle évoque les succès, les collaborations fructueuses, les déceptions professionnelles et sentimentales, les tragédies (le suicide de son ex-mari Harry Meyen, l’accident mortel de son fils David), son besoin d’être aimée, sa passion dévorante pour son métier au risque de s’y abîmer. Éd. Capricci, 104 p., 11,50 €. Élisabeth Miso
REVUES
Les Moments littéraires Hors série n°4. Jocelyne François, « Car vous ne savez ni le jour ni l’heure », journal 2008-2018. Édition établie et annotée par Gilbert Moreau. Préface de René de Ceccaty. « Le journal que tient Jocelyne François depuis plus de soixante ans fait partie intégrante de son œuvre entièrement inspirée de sa vie. Non pas seulement qu’elle puise, comme tout écrivain, les thèmes de ses livres dans des événements capitaux de sa vie, mais parce qu’elle ne conçoit pas d’écrire sans analyser ce qui donne un sens aux choix fondamentaux de son existence de femme », souligne fort justement René de Ceccatty dans sa préface. Après Le Cahier vert, journal 1961-1989 (Mercure de France, 1990), Une vie d’écrivain, journal 1990-2000 (Mercure de France, 2001) et Le Solstice d’hiver, journal 2001-2007 (Mercure de France, 2009), « Car vous ne savez ni le jour ni l’heure », journal 2008-2018, le nouvel opus inédit du journal de Jocelyne François, nous donne des nouvelles d’une écrivaine. Onze années d’amour, de travail, de renoncement, de douleurs et de courage.
Jocelyne François est née à Nancy le 3 juillet 1933. Romancière, poétesse et diariste française, elle reçoit en 1980 le prix Femina pour son troisième roman, Joue-nous « España » et le prix Erckmann-Chatrian, en 2001, pour Portrait d’homme au crépuscule.
172 p., 22 €. (Présentation de l’éditeur) https://lesmomentslitteraires.fr/index.html