Après une conférence à Saint Gall, Rainer Maria Rilke est contacté par une jeune femme. Sur le moment, elle n’a pas osé lui parler, elle le fait plusieurs jours après – par courrier. Il est moins embarrassant d’exprimer ainsi son émotion. C’est de cela qu’il est tout de suite question, de ce qu’il se passe dans l’âme. Elle ne sait pas ce qui lui a plu le plus chez lui. Son front, ses cheveux ou sa voix ? Quelque chose en tout cas l’a profondément émue. Son émotion perdure. Elle l’exprime avec sincérité, un ton direct, peu de formules de politesse. Rilke lui répond aussitôt, le 13 janvier 1920. Quand Anita lui adresse la première lettre, c’est un poète reconnu et admiré. Son œuvre est commentée, sa modernité incontestable. Dans le paysage littéraire germanophone de l’époque, il n’a pas d’égal, notamment avec Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, son seul roman, publié en 1910. En janvier 1920, quand il reçoit la lettre d’Anita Forrer, il n’est plus ce poète de trente ans, sollicité par un jeune officier désireux d’affirmer ses ambitions littéraires. Dans son dialogue avec le jeune poète, Rilke s’était déjà montré d’une grande profondeur et surtout très conscient de sa responsabilité envers son lecteur et envers celui qui lui confie sa détresse. On retrouve ces traits dans la correspondance avec Anita Forrer, le pendant féminin des Lettres à un jeune poète. Il reçoit une lettre franche et simple écrite par une toute jeune femme émue et attentive. Elle lui parle très directement ; il est enthousiaste. Sans doute a-t-il perçu la profondeur de la jeune groupie dans sa façon, dès la première lettre, d’interroger la présence. Ils entretiendront une correspondance essentielle. Rilke ne lit jamais les journaux ni aucun article le concernant parce qu’ils ne font que « s’adonner à des demi-vérités et des classifications ». À l’inverse, la lettre très personnelle que lui adresse cette inconnue a suscité sont intérêt. L’indifférence du poète vis-à-vis des critiques est une stratégie pour conserver sa sensibilité aux voix pures. Rainer Maria Rilke accueille donc avec une sorte d’admiration les bonnes paroles d’Anita Forrer, non pas pour leur caractère laudatif mais pour leur sincérité. C’est l’esprit profond de la jeune femme qu’affectionne immédiatement Rilke. Elle lui parle d’emblée de l’effet que produit la langue du poète, quelle vie elle instille en chacun. « Ce que vous dites continue de travailler en nous ». Il s’agit de cela dans toute cette correspondance : la manière dont une parole poétique nous transforme, comment elle change la vie.
Ce qui est très beau dans cette correspondance tient notamment à la manière dont Anita Forrer fait usage de la littérature. Et c’est avec un élan existentiel, et non mondain, qu’elle aborde le poète Rilke. De même, lorsqu’elle lit Proust, on sent qu’elle en tire un enseignement et des lumières pour la vie. Les questions qu’elle adresse à Rilke ne sont pas de vaines questions rhétoriques mais des sollicitations aussi intellectuelles que pratiques. Elles témoignent de son espérance envers ce poète, dont la personne et l’art sont indissociables. Elles expriment aussi un rapport hardi à la littérature. Non pas culturel mais aventureux. Quand elle parle de sa lecture de Proust – qu’elle découvre – la jeune femme s’attarde sur les aléas de sa compréhension et l’on croit entendre le récit d’une aventure en haute mer sous un ciel capricieux. « À peine croit-on avoir un peu compris quelque chose, voilà que ça s’est évanoui et que tout est de nouveau noir. » On peut lire cette correspondance en épousant la quête d’Anita Forrer. Cet échange de lettres constitue un magnifique livre sur l’ignorance. Il en découle une volonté de comprendre. C’est cette obstination qui anime les lettres de la jeune femme. Tandis que le poète, à l’écoute, lui répond sans complaisance. La clarté de l’expression d’Anita contraste avec la complexité de son âme. Elle est souvent tiraillée entre des sentiments contraires, entre le carcan social et l’élan poétique. Sa nature est polarisée entre deux états. Rilke a pu le remarquer au fil des lettres. Ils ne se sont rencontrés que deux fois. Ces deux rencontres sont d’ailleurs racontées dans les lettres. Rilke, ayant remarqué la duplicité de la nature de la jeune Anita, l’invite à un certain travail intérieur. Il lui faut, dans la mesure du possible, se stabiliser en choisissant résolument un des deux états qui la caractérisent. Et pourquoi ? Parce que l’affirmation offre plus de sécurité que l’oscillation perpétuelle. Cela lui permettra, assure-t-il, de faire face aux exigences et choix qui lui seront posés un jour ou l’autre. L’écrivain la conseille sans jamais chercher à avoir d’emprise sur elle. Au contraire, il essaie de la détourner de lui. Il y a de la douceur et de la fermeté dans les phrases qu’il lui adresse, plus d’encouragement que de réprobation. Mais il cherche toujours à temporiser l’appétit de la jeune femme envers sa propre littérature et notamment Le Livre d’heures, constitué de poèmes et de prières. Comme cette lecture a engendré une inquiétude dont Anita lui fait part, Rilke l’enjoint à lâcher ce livre, à prendre seulement le Livre d’heures quand il s’impose à elle, mais pas en continu, il lui dit de se tourner vers d’autres livres, la Bible, un psaume, un conte chinois. Avec une sévérité légère, il lui dit : « ça ne doit pas toujours être moi, Anita ». Il l’oriente vers de grandes œuvres littéraires, comme les Fleurs du Mal de Baudelaire et Correspondance de Goethe avec une enfant de Bettina von Arnim. Il est lui-même un fervent lecteur de ces textes. Il la conseille aussi pour la création littéraire et, précisément, la dissuade d’écrire des vers et l’encourage à noter ses sentiments en prose. À côté de ses « tentatives » de poèmes, les lettres qu’elle lui adresse sont, selon Rilke, d’une expression plus juste et plus singulière. Il la met en garde contre la tentation de la rime et l’ambition d’une forme qui aliène ce qu’on lui confie. La correspondance s’étend sur six années. Parfois, les lettres d’Anita restent sans réponse. Et Rilke, s’il ne s’en excuse pas, donne une explication à ses silences. Ils sont, dit-il, inscrits à leur « programme ». Et dans la même lettre, il mentionne le « progrès intérieur » de la jeune femme que leur correspondance favorise. Rilke est devenu un maître. Cependant, malgré cette immense capacité à comprendre la pensée et les sentiments d’autrui, il veille à n’exercer aucun pouvoir sur cette jeune femme. Au contraire, l’ouverture d’esprit de l’écrivain cherche à libérer Anita de l’autorité et de la dépendance affective qui l’oppressent. Le fait qu’il ne réponde pas à certaines lettres aurait donc une visée thérapeutique. On voit bien que cet échange a une portée significative sur la vie intérieure d’Anita. Elle est invitée à s’exposer dans ses lettres, « Racontez-moi encore et en particulier ce qui vous trouble en ce moment ». Si l’on se demande au début ce que Rilke peut en tirer pour lui-même, on entrevoit finalement l’intérêt qu’il y trouve pour son œuvre. Il a affirmé plusieurs fois que sa plume d’épistolier ne différait pas de celle du poète. Il est évident qu’en œuvrant au progrès intérieur de la jeune poétesse, Rilke améliore son art. Car, pour lui, l’écriture épistolaire est un moyen d’engager le processus de création poétique.