Lorsqu’en 1868, à Nijni Novgorod, dans la partie centrale de la Russie européenne au confluent de la Volga et de l'Oka, naît celui qu’on considéra en littérature comme l’un des fondateurs du réalisme socialiste, Alexeï Pechkov (nom de plume : Maxime Gorki), paraissent cette même année, Guerre et paix, de Léon Tolstoï (1828-1910) et Pères et Fils, de leur aîné, Ivan Tourgueniev (1818-1883). C’est à ce moment de l’Histoire – nous précise, en préface aux Correspondances de Gorki et ses fils*, le traducteur, Jean-Baptiste Godon – « où la Russie voit émerger dans sa jeunesse un esprit révolutionnaire défiant les principes conservateurs ou libéraux de ses pères. L’avènement de la révolution dans un empire autocrate, où le sevrage vient d’être aboli est une chimère. » Cinquante ans plus tard, ce sera pour Maxime Gorki, fils d’un haleur de la Volga, pur autodidacte, une réalité : son enfance, sa jeunesse coïncident avec le réveil de son pays natal. Les villes de la Volga, le grand fleuve russe – son unique racine, parce que né sur ses bords – ses ports, leur effervescence, montreront à l’enfant, orphelin à onze ans, déjà contraint à gagner son pain un an plus tôt comme garçon de courses, l’univers des travailleurs et celui des révolutionnaires. Il faut avoir lu Enfance, récit autobiographique qui s’ouvre sur la mort du père emporté par l’épidémie du choléra (l’enfant a trois ans), où Gorki évoque ses jeunes années, l’apprentissage à la dure chez son grand-père, maître dans un atelier de teinture de tissus, la maison de famille où vivent aussi les oncles, les cousins, monde étrangement sans pitié où tout est brutal, même la mort de la mère (phtisie), même l’ultime dialogue de la fin, pour comprendre l’intensité des rapports qu’il entretiendra avec ses deux fils – l’un, légitime, l’autre adoptif – cette considération infinie qu’il voue à l’enfance. « Quelques jours après l'enterrement de ma mère, grand-père me dit : - Écoute Lexeï, tu n'es pas une médaille, et je n’ai pas à t’avoir pendu à mon cou, va donc gagner ton pain … Et je partis gagner mon pain. »** Dès lors, Alexeï est tour à tour, aide-plongeur sur un bateau de la Volga, journalier, portier et jardinier, compagnon dans une fabrique de biscuits, boulanger dans une boulangerie. Des conditions éprouvantes. C’est là qu’il se formera auprès des étudiants : la boulangerie en question sert de paravent à une bibliothèques de livres interdits et de quartier général des cercles marxistes clandestins. Dans Souvenirs de ma vie littéraire, publié en 1923, Gorki décrit cette époque, la boulangerie avec ces nuits harassantes à pétrir la pâte pour le pain, à le porter du fournil à la pâtisserie, son peu de sommeil, la répétition des tâches et des jours, et pourtant : « Une insupportable démangeaison de « semer le bon, le juste, l’éternel » s’était emparé de moi. Homme sociable, je savais raconter avec vivacité, mon imagination était surexcitée par tout ce que j’avais vécu et lu. Il me fallait très peu de chose pour créer avec un fait banal une histoire attachante où serpentait capricieusement « le fil invisible. »***
C’est un jeune homme qui a foi en le progrès et la raison, autodidacte avide de lectures, de savoir, de perspectives, lui qui refusera toujours d’abdiquer sa personnalité d’homme du peuple – Gorki et ses récits aux héros protestataires, ses clochards, ses tapageurs insolites, ses dialogues au langage dru ; Gorki et Les Bas-fonds (1902) ou le pittoresque d’un asile de nuit avec ses hôtes – son plus grand et plus durable succès dramatique. Et ce regard qu’il a sur le monde, issu non de l’intelligentsia mais sorti, comme souvent ses héros, « des arrière-cours de la vie », hissé qu’il fût à l’effervescence de l’esprit par la force des poignets… C’est l’époque glorieuse du tolstoïsme, et pour l’heure, avant de condamner l’homme aux problèmes résolus, Gorki a vingt et un ans et décide de créer avec des camarades une « colonie agricole ». Sous sa signature, son cercle d’études écrit à Tolstoï « en toute simplicité » : « On dit que vous possédez beaucoup de terres en friche. Nous vous en demandons un morceau ».*** Mais la lettre restera sans réponse, et Gorki ira en vain à la recherche du maître, il trouvera porte close. En 1895, il rencontre Ekaterina Voljina ; en 1897, naîtra leur fils, Maxime Alexeïevitch Pechkov. Ils lui donnent le prénom du père de Gorki, qui est aussi son nom de plume. Lorsqu’en 1904, les époux se séparent et que Gorki part pour Saint-Pétersbourg rejoindre une actrice du théâtre d’Art de Moscou, Maria Fodorovna Andreïeva, les années qui suivent, dont la révolution de 1905, vont être un grand bouleversement pour lui. Arrêté, engagé dans le soulèvement bolchévique, il est contraint de s’exiler pendant des années. On le retrouve à Capri où il s’est installé. La correspondance de Gorki avec ses fils est intéressante, à bien des égards ; d’abord, parce qu’intime – ce n’est plus l’icône de la révolution bolchévique qui parle, mais un père à ses fils, engagé, soucieux de transmettre, de partager, de protéger ; ensuite, parce que Maxime (décédé brutalement en 1934) vécut séparé de son père – mais il resta proche – et c’est avec Zinovi, Yechoua Sverdlov, de son vrai nom (1884-1966), qu’il vécut davantage, jusqu’à ce que Zinovi, parcourt le monde et mène une carrière diplomatique. Gorki avait rencontré son père, imprimeur juif de Nijni-Novgorod ; il estimait son fils aîné, au point qu’il l’engagea comme secrétaire, avant de finir par l’adopter (juif, Zinovi souffrait du régime des quotas imposés pour l’accès aux études supérieures. Il sera baptisé.) Ce qui distingue les deux fils, ce qui les forme, ce qui les construit, l’évolution de ces lettres échangées nous le montre, qui révèlent tout un pan de l’homme politique mais aussi privé. Très tôt absorbé par son œuvre, son école du parti, c’est un père absent, qui écrit à son jeune fils, Maxime, soucieux d’établir des relations épistolaires avec lui. « J’ai très envie de te voir, mais voilà, je ne peux pas tout faire ! Tu ne sais pas encore ce que c’est que le devoir envers la patrie », écrit-il le 6 février 1906, à l’enfant de neuf ans. Des lettres emplies d’affection exprimée, de billets humoristiques ou de remontrances ; il l’appelle Mon précieux fiston ou Mon copain et galopin, se moque avec tendresse de son silence. « Merci pour ta lettre, je l’ai attendue environ six-cents ans, mais je suis content que tu t’y sois mis et que sur tes vieux jours, tu prennes la peine de m’écrire » lui écrit-il de Rome (19 décembre 1907). « J’éprouve un plaisir immense à correspondre avec des gamins. C’est vieux frère, le meilleur peuple de la terre », avoue Gorki à son fils en 1912. L’enfant grandit, une correspondance s’installe entre eux, nourrie d’échanges et de respect, de mûres discussions, de réflexions partagées sur une journée passée, le temps qu’il fait, la guerre, l’avenir, les projets de l’un ou l’autre, mais c’est aussi un père qui veut transmettre sa vision du monde, de la révolution, de la littérature ou de ses convictions. Père et fils se rencontrent de temps en temps. Maxime et sa mère quittent la Russie pour Genève, puis pour la banlieue parisienne. Gorki a dit adieu à Capri. Après sept années d’exil passées là-bas, le retour en Russie lui sera « absurde et cruel ». « Il est difficile de vivre en Russie » écrit-il à son cher fiston. On est en 1917. Il lui reste dix-neuf ans à vivre.
*Gorki et ses fils, Correspondances (1901-1934), Traduit du russe et préfacé par Jean-Baptiste Godon, Éditions des Syrtes, 2022.
**Maxime Gorki, Œuvres, Enfance, chap. XIII, La Pléiade, 2005, p. 1529.
***Maxime Gorki, Souvenirs de ma vie littéraire, Éditions du Sagittaire, 1923, p. 95.
****Nina Gourfinkel, Gorki par lui-même, coll. Écrivains de toujours, Éditions Seuil, 1954.