La couverture du catalogue raisonné de l’œuvre peint de Séraphine Louis, dite de Senlis, reprend un détail de son œuvre. Ce qui a pour effet de nous emmener dans la matière picturale dense comme un sous-bois. Elle est aussi foisonnante que l’écriture qui recouvre ses lettres. On ne peut pas parler de correspondance. On ne peut pas vraiment parler non plus d’écriture ; si l’écriture est considérée comme un moyen de communication. L’auteur de l’ouvrage nous montre dès la première de couverture l’univers grouillant de Séraphine qui se prolonge sur les lettres reproduites sur les deuxième et troisième de couverture. C’est un ouvrage riche et, en même temps, assez dépouillé. À l’image de cette grande artiste auquel ce livre rend hommage.
Séraphine* est née dans un village. C’est une petite paysanne qui est devenue servante vers l’âge de 13 ans. On l’a placée dans différentes familles. Elle a quitté ce type d’emplois pour servir dans un couvent. Puis elle revenue dans des familles. C’est alors qu’elle s’est mise à peindre. Elle est ainsi servante le jour et artiste peintre pendant son temps libre. Peintre du dimanche, d’une certaine façon. Son art, elle l’exerce dans son logement. Elle y vit seule. Séraphine est restée célibataire. Dans ses lettres, écrites à l’asile d’aliénés où elle a fini sa vie, elle est obsédée par divers sujets et images et elle se dit enceinte de jumeaux. Elle a certes perdu la raison mais n’est-ce pas une symbolisation de sa double carrière, de sa vie divisée ? Toutefois, aurait-elle été une artiste reconnue si elle n’avait pas été aussi une servante ? C’est, en effet, dans une des familles qui l’employaient qu’elle a rencontré Willem Uhde**. C’est un marchand d’art. Il sera pour elle à la fois un ange et un démon. Ange gardien, parce qu’il l’a découverte. Il a apporté à Séraphine un certain bien-être et la reconnaissance. Démon aussi, car il a abandonné sa protégée pendant des moments difficiles, pendant la première Guerre mondiale notamment. Il la laisse dans le désarroi. Willem Uhde a fait beaucoup pour Séraphine, certes. Mais elle peignait déjà depuis dix ans avant qu’il ne tombe sur un de ses tableaux chez des petits-bourgeois de Senlis. Elle avait même vendu quelques petites toiles. Il lui arrivait aussi d’échanger un tableau contre de la nourriture. Willem Uhde a brodé l’histoire de cette découverte dans le but louable de valoriser Séraphine mais aussi de se donner à lui-même une grande importance. Cela a fini par devenir impossible pour Séraphine. Elle n’arrivait plus à gérer sa vie complexe : elle agit comme servante et jouit d’une reconnaissance d’artiste. Ses comportements sont devenus de plus en plus bizarres et elle a définitivement sombré dans la folie. Le 1er février 1932 elle est hospitalisée puis internée jusqu’à sa mort survenue dix ans plus tard. Une coupure de journal relate la crise qui lui vaudra de finir sa vie à l’asile d’aliénés. À partir de ce moment, elle n’a plus voulu peindre. « On ne travaille pas à l'art dans ces établissements, çà ça ne représente pas mon genre de métier ni ma profession … » (sic)
Pendant ses dix années à l’asile de Clermont, elle n’a pas voulu de pinceaux ni de toiles ni de couleurs. De quoi écrire, simplement. On voit, en déchiffrant ses lettres, qu’elles lui sont un exutoire. Et peut-être une compagnie. Car en dix ans elle n’a reçu aucune visite. Elle est morte le 11 décembre 1942. Tout le monde l’avait alors oubliée. Son œuvre artistique est puissante. On s’en aperçoit en parcourant ce catalogue aux reproductions de qualité sur papier mat. Il faut aussi souligner que c’est la première édition intégrale des lettres de Séraphine. Lettres qu’elle signe « Séraphine Louis-Maillard la sans rivâle » (sic). Son orthographe et sa syntaxe sont particulières. Cela rend la lecture des lettres difficile, même dans leur version dactylographiée. Celle-ci accompagne chaque image de la lettre originale. C’est quasiment illisible. On repère des bribes de phrases mais dans leur forme et leur contenu ces lettres sont opaques. Très peu de lettres ont été conservées de la quantité écrite par Séraphine pendant ses dix ans à l’asile. Ce sont souvent des lettres où la récrimination, le dégoût le disputent au mysticisme. Des lettres combatives qui contredisent l’idée d’une servante dévouée. Séraphine Louis-Maillard, la sans rivâle a des exigences et des indignations. Elle les exprime ; elle les martèle. La plupart du temps, les destinataires ne reçoivent pas les lettres qui leur sont adressées. Elle leur fait part de ses inquiétudes, du manque de nourriture. La feuille quadrillée est devenue le seul espace où elle puisse s’exprimer. C’est un exutoire, un lieu de plaintes. Alors que les toiles lui offraient une surface pour peindre des fleurs, les fleurs d’une âme plus étrange que naïve, on peut voir encore quelque trace de sa passion végétale dans sa calligraphie de vrilles et de tiges. Petite fille, elle était douée pour le dessin et elle avait une belle écriture. L’écriture prendra le relais de la peinture. Séraphine n’a plus que ça à faire : écrire. La joie de peindre fait place à la graphorée. Elle met toute son énergie dans la formulation du délire qui l’habite. Les auteurs du catalogue nous indiquent comment ils ont trouvé ces lettres, comment ils les ont abordées, déchiffrées. Un travail de moine. Il aura fallu beaucoup de patience pour parvenir à les transcrire, car elles sont obscures et touffues. Elles sont aujourd’hui déposées aux archives départementales de l’Oise après avoir croupi dans une boîte en carton qui fut leur purgatoire. Tout un chapitre leur est consacré et les expose. À force de les regarder, on leur trouve une beauté plastique. C’est surtout le foisonnement qui crée une impression, comme sa peinture, de vie excessive et de labyrinthe. En général, dans tout écrit la question du sens est cruciale. Ici, les repères sont introuvables. Les initiales sont nombreuses. Si l’on renonce à une lecture ordinaire on s’ouvre à une expérience esthétique, en fait. Ici la faute d’orthographe débouche sur d’autres sens. Ici la syntaxe déviante est le chemin vers un langage à part. Un langage replié sur lui-même, un langage d’entrelacs, sans perspective. Un langage où la poésie advient sans avoir été recherchée. À l’asile, Séraphine a totalement renoncé à l’art. « ici ce n’est pas un lieu où l’on travaille à l’art et puis ici tout manque pour y travailler et l’alimentation dont je suis sans cesse victime, je n’ai pas l’aisance ». Le contenu de ses lettres est tout autant trivial, parlant des conditions de son existence, que moral et mystique. Elle semble s’échapper par l’écriture comme elle s’échappait par la peinture. Du reste, celle-ci apparaît peu dans les lettres. On peut lire tout de même un projet d’œuvre : « j’ai beaucoup de planchettes en bois neuf, je dirais a un menuisier de les mettre en caisses et je les peindrais ces caisses » (sic). On les imagine, ces caisses conçues et peintes par Séraphine.
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*Séraphine Louis, née à Arsy (Oise) le 3 septembre 1864 et morte le 11 décembre 1942 à Villers-sous-Erquery (Oise)
**Wilhem Ude né le 28 octobre 1874 en Allemagne et mort le 17 août 1947 à Paris.