FloriLettres

Nathalie Sarraute : Portrait. Par Corinne Amar

édition juin-juillet 2021

Portraits d’auteurs

« … C’est vrai, qui suis-je moi ? Je ne suis rien…
… C’est bien normal que je me désespère… » Nathalie Sarraute – Entre la vie et la mort*

Lorsqu’on cherche à connaître l’auteur de Tropismes au-delà de ses textes, en allant puiser dans ses entretiens ou sa rare correspondance publiée – elle avait fait le choix de s’exposer le moins possible – il arrive qu’on tombe sur ses Lettres d’Amérique** écrites en 1964 et adressées à son mari, Raymond Sarraute, alors qu’elle est happée dans une traversée continentale des USA, ou encore, sur ce recueil d’entretiens avec Simone Benmussa où elle tente de répondre à la question impossible : « Qui êtes-vous, Nathalie Sarraute ? », et place en exergue ce laconique et puissant Je ne suis rien, C’est bien normal que je me désespère.
Française par son éducation, russe par sa famille, Natalia Tcherniak naît à Ivanovo, dans la Russie tsariste en 1900, d’un père, docteur en sciences et industriel, et d’une mère écrivain. Ses parents, juifs laïcs, se séparent alors qu’elle a deux ans. Elle vit d'abord à Paris avec sa mère qui s’y installe, retrouve régulièrement son père en Russie. À partir de 1905, la situation s’inverse : sa mère retourne vivre en Russie, et son père, touché de près par l’antisémitisme, remarié, vient habiter Paris. À partir de là, l’enfant vit avec son père et ne voit presque plus sa mère jusqu’à son âge adulte. Enfance, écrit en 1982, évoque cette inquiétude existentielle née de ce ballotage entre deux pays et deux langues, raconte l’amertume de la séparation, l’expérience de la scolarité, le besoin de trouver dans la langue un monde propre et un refuge.
Tout était venu de l’enfance, alors, longtemps après, il fallut en parler, avec la distance qui permet l’ironie. – Alors, tu vas vraiment faire ça ?  « Évoquer tes souvenirs d’enfance »...  Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas.  Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »... il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
– Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi
Ainsi commence le récit, Enfance, où l’enfant se parle à elle-même et s’invente un double avec qui elle converse librement, où la mère demeure beaucoup présente, sans doute parce que mystérieuse Absente… – Sois juste, il lui est arrivé pendant cette maladie de venir s’asseoir près de ton lit avec un livre.
– C’est vrai, et pas avec un livre à elle, avec un livre à moi, je le vois maintenant, je le connaissais bien… c’était une édition pour enfants de la Case de l’oncle Tom. (…) Maman me lit de sa voix grave, sans mettre le ton… les mots sortent durs et nets… par moments j’ai l’impression qu’elle ne pense pas beaucoup à ce qu’elle lit… quand je lui dis que j’ai sommeil ou que je suis fatiguée, elle referme le livre très vite, il me semble qu’elle est contente de s’arrêter…***

Pour faire plaisir à son père, elle entreprend des études de chimie, avant de s’orienter vers le droit. Sur les bancs de la Sorbonne, elle rencontre celui qu’elle épousera peu après en 1925, Raymond Sarraute (1902-1985). Elle est d’abord avocate et jeune mère de trois enfants ; c’est en 1932 qu’elle se lance dans l’écriture et commence les premiers textes de Tropismes, encouragée par son mari, avec la seule conviction que le roman n’existe plus. Elle commence à écrire, juste attentive au mouvement pris spontanément, « comme on écrit un poème, sous une impression très forte » – dira-t-elle plus tard – comme s’il était question de prendre la sensation en elle-même, sans support de personnages visibles, sans aucune action romanesque – déjà persuadée que les intrigues étaient admirables à l'époque de Balzac, mais qu'on ne pouvait plus refaire ce qui avait déjà été fait. Elle a trente-neuf ans quand, en 1939, Tropismes qui a été refusé par les éditions Gallimard et Grasset, est accepté chez Denoël. Ses textes brefs, petits poèmes en prose, ont été écrits loin de tout milieu littéraire. Elle leur a choisi un titre emprunté à la biologie pour rappeler ce qu’elle veut dire, montrer l’essentiel de sa vision du monde et son entreprise littéraire : inventer un langage qui puisse exprimer l’infiniment petit en constante migration, ces mouvements imperceptibles à l’origine de nos gestes, de nos paroles, ces sentiments que nous pouvons éprouver, qu’il est possible de définir. Lors de sa publication, le livre tombe dans le silence. Puis, la guerre éclate, Nathalie Sarraute est confrontée au fait d'être juive : en 1941, en application des lois antisémites, elle est radiée du barreau. Elle se met à travailler à son premier roman, Portrait d’un inconnu. En 1959, la première phase de son œuvre est déjà en place, et c’est à Milan, où elle est invitée autour d’un débat sur le Nouveau Roman, qu’elle se prononce. « On m’a demandé de dire quelques mots sur le nouveau roman et sur mes propres efforts. Je n’ai pas grand-chose à dire sur les tendances générales du nouveau roman parce que c’est un mouvement qui rassemble des écrivains qui travaillent dans des domaines  très différents, parfois presque diamétralement opposés (ainsi Robbe-Grillet et moi, nous faisons à peu près le contraire l’un de l’autre), mais s’il y a quelque chose qui nous unit, c’est un certain besoin de renouvellement des formes romanesques, un certain désir d’acquérir une liberté d’expression que la critique officielle et traditionnelle nous a longtemps interdite puisqu’elle continuait et continue encore souvent à juger les romans d’après des critères que nous considérons comme désuets. »**** Plus loin, elle s’en expliquait en relevant le rôle du caractère du personnage dans le roman, l’importance exagérée selon eux accordée à l’anecdote.

En 1964, elle fait son premier voyage aux États-Unis, et elle ignore encore qu'elle y retournera, par la suite, près de treize fois, le plus souvent accompagnée de son mari, jusqu'en 1995. Elle s’émerveille de l'architecture new-yorkaise, de la richesse des collections des musées, est heureuse de la qualité d'accueil des étudiants, du travail qu’on attend d’elle, des enseignants ou des chercheurs qui l’admirent, la sollicitent. Elle s’adresse toujours à son mari par son surnom, Chien-Loup, l’encourage à venir la rejoindre, parce qu’il lui manque, le persuade à plusieurs reprises qu'il serait parfaitement en terre conquise, à San Francisco, en Californie comme à New-York.

Elle embrasse le siècle, morte en 1999, à Paris. Dans un doux portrait pour Télérama, Michèle Gazier qui était allée la rencontrer, la dessinait, comme on l’imagine : « Parfois, l’hiver, lorsque le jour tombait trop tôt, elle se laissait envahir par une mélancolie profonde dont on ne savait trop si elle était née de son âme russe ou de sa mémoire juive. Et là, dans la pénombre grise de ces fins d’après-midi qu’on aurait aimé voir s’attarder sans fin, elle vous racontait des histoires en buvant un whisky-Perrier et en fumant des cigarettes blondes. »*****

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*Nathalie Sarraute, Enfance, Gallimard, Folio, 1983, exergue
**Nathalie Sarraute, Lettres d'Amérique, Gallimard, 2017 (édition de Carrie Landfried et Olivier Wagner) Lire l’article de Gaëlle Obiégly, été 217 sur les Lettres d'Amérique
*** Enfance, op.cité, p.39
****Nathalie Sarraute, Portrait d’un écrivain (catalogue d’exposition), textes réunis par Annie Angremy, BnF, 1995
*****Michèle Gazier, Nathalie Sarraute, une aventurière intérieure, Télérama, 26 février 2002


Sur le site de France Culture :

https://www.franceculture.fr/personne-nathalie-sarraute.html