Ce titre étrange exprime bien le déplacement constant du narrateur. Il va et il vient entre une rive autobiographique et une autre, celle des histoires. L’une et l’autre sont le terreau d’une réflexion profonde, c’est-à-dire personnelle. Le thème principal de cette réflexion qui s’écoule au fil des pages est celui du temps. La différence fondamentale entre un texte autobiographique et un texte de fiction tient à l’expérience du temps. Le récit autobiographique en est le dépositaire ; la fiction, à l’inverse, est vide de temps.
La densité du propos varie en fonction de sa nature. Vécu et fictif ne s’affrontent pas ; non, chez Wideman ils coopèrent. C’est un livre constitué de textes articulant le récit personnel et les dérives imaginaires. Les articulant, oui, car l’auteur lorsqu’il glisse de la réalité vécue à ses incursions dans des espaces et des temps auxquels lui n’a pas accès (Sumer ou la prison, par exemple), garde toujours un lien avec ce dont il s’éloigne.
Les correspondances jouent un rôle important dans cette oscillation entre réalité et fiction. A plusieurs reprises dans cet ouvrage, la lettre transmet bien plus qu’un message, elle est proprement le vecteur d’une présence.
Dans le texte intitulé « Séparation », le narrateur dit qu’il a grandi dans des pièces emplies d’histoires. Et à la mort de son grand-père, alors enfant, il croyait qu’en se tenant auprès de son cercueil, son grand-père lui parlerait, qu’il lui raconterait une histoire. Encore faut-il s’y tenir assez longtemps. Car chez Wideman, le temps est créateur.
De cette croyance qui lui revient à l’esprit il se souvient d’avoir lu dans un magazine un article sur les gens qui entendent des voix et plus particulièrement il se souvient du témoignage d’une femme, Sarah. Elle est en contact avec une voix qu’elle a nommée Tom. Et ce Tom et elle se seraient rencontrés dans des temps immémoriaux, à l’époque sumérienne. Ce qui plonge le narrateur dans une suite d’hallucinations où interfèrent son présent, son passé et des visions de l’empire de Sumer sur lequel il a « un jour lu des choses ».
Cette divagation ouvre sur une minuscule histoire. Elle tient en quelques pages mais elle est d’une profondeur incommensurable. Le narrateur rencontre une poétesse. Mais il s’agit d’une rencontre épistolaire. C’est une femme née en Afrique qui lui envoie une lettre. Il ne connaît son existence que par ses mots alignés sur le papier, pourtant il la sent aussi vivante en lui que la femme avec qui il vit réellement. Il n’y a pas d’adresse pour lui répondre. Il imagine le contrechamp ; l’histoire et chaque instant de cette personne dont il fait le personnage d’une fiction poignante. La précision des images crée une sorte de film. L’histoire des Afro Américains, le peuple du narrateur, s’y déploie. Un parallèle s’établit entre la vie psychique et le cinéma, un cinéma mental. Le propos initial se dilate à l’extrême, sans craindre la bizarrerie, l’égarement. Et l’histoire se reploie sur un fait vécu. Une observation saisie au vol peut faire naître une fresque. Wideman porte bien son nom.