FloriLettres

Dernières parutions, édition janvier 2025. Par Élisabeth Miso et Corinne Amar

édition janvier 2025

Dernières parutions

Récits

Hanif Kureishi, Fracassé. Traduit de l’anglais par Florence Cabaret. « Autrefois, j’avais la capacité d’agir, j’ai eu un aperçu d’une certaine liberté, avant que tout ne me soit retiré, pour me laisser face à cette seule dépendance et à la rage de l’impuissance. » Le 26 décembre 2022, à Rome, la vie de Hanif Kureishi bascule. L’écrivain et scénariste britannique est victime d’une attaque cérébrale qui le laisse tétraplégique. Brisé, il se raccroche à l’écriture et tient le journal de son nouvel état et des pertes irrémédiables. D’abord publiées sur la plateforme Substack, ses « dépêches » à l’humour et à la lucidité décapants, ont ensuite été retravaillées avec son fils Carlo. Privé de l’usage de ses mains, l’auteur du Boudha de banlieue confie ses réflexions à sa compagne et à ses fils. « Chaque jour, quand je dicte ces pensées, j’ouvre ce qui reste de mon corps cassé pour donner forme à ce chaos dans lequel je suis tombé, pour m’empêcher de mourir de l’intérieur. » Chaque jour, il mesure la déflagration de l’accident sur sa propre existence et sur celle de ses proches. Il ne cache rien de sa métamorphose physique et du désespoir dans lequel le plonge son infirmité. Il décrit son quotidien durant ces longs mois d’hospitalisation à Rome puis à Londres. Les heures de solitude terrifiante, les soins qu’on lui prodigue à toute heure du jour et de la nuit, le soutien de ses proches, les conversations intimes avec d’autres patients ou avec le personnel médical. Des détails de son enfance entre une mère anglaise, ennuyeuse et dépressive, et un père pakistanais, cultivé et spirituel, ressurgissent. À l’adolescence la lecture et l’écriture l’ont aidé à surmonter le traumatisme du racisme. Les histoires d’immigrés qu’il entendait dans le cercle familial ont nourri ses écrits. Il redoute que son identité d’écrivain ne lui échappe, maintenant qu’il se sent incapable d’écrire de la fiction. Depuis son accident, il a vu son monde se rétrécir, mais s’est aussi découvert de nouvelles aptitudes. Totalement dépendant des autres, Hanif Kureishi exprime ici sa profonde gratitude et veut croire qu’il pourra se réinventer et « faire émerger d’autres formes de créativité à partir de ces cassures imprévisibles. » Éd. Christian Bourgois, 306 p., 23 €. Elisabeth Miso

Couverture du livre Un homme seul avec sur jaquette fac-similé de la pièce d'identité du père

Frédéric Beigbeder, Un homme seul. Le romancier ici évoque la figure de son père décédé en 2023. Qui était Jean-Michel Beigbeder ? Né à Pau en 1938, il traversa la Seconde Guerre mondiale dans sa petite enfance, fut envoyé dans un pensionnat très strict au fin fond du Tarn pendant des années, puis partit pour l'Amérique, où il devint, en faisant Harvard Business School, un des inventeurs du métier de chasseur de tête en France. Il fut ce grand homme d'affaires français et également américain, qui mena des activités secrètes dont même sa famille ne savait rien. En homme pressé, il s'est peu occupé de ses enfants qu’il ne voyait pas. Tel un puzzle que bribe après bribe il reconstitue, Beigbeder raconte la génération des parents qui n'ont pas su être des parents, ces hommes qui ont connu la guerre ou l’après-guerre, et ont ensuite eu envie de faire exploser toutes les structures : familiales, religieuses, sociales. Il brosse ainsi le portrait d’un homme, son père, en homme d’affaires international qui voulut vivre dans une utopie de voitures de sport, de mannequins à son bras. Le fils grandit en manque de son père et dans les moments où il le voit, prend des notes sur des cahiers pour éterniser ces instants fugaces. Il compare son père à James Bond parce qu'il leur voyait des points communs : la même Aston Martin DB6, la même montre, le même goût des très jolies femmes, des voyages dans les mêmes pays. « Ce tombeau d'un père brillant et absent est aussi le portrait d'une génération de jouisseurs. Ces hommes seuls (…), le confort fut leur idéologie, le luxe leur utopie, le divorce leur fatalité, l'Amérique leur horizon. Ils n'étaient pas faits pour être des pères de famille. » L’auteur raconte ce père qui donnait le change, cultivé, brillant, original qui, jusqu’au bout, quand il a eu la maladie de Parkinson doublée d’un cancer, faisait bonne figure. « Personne ne se doutait qu’en fait il n’avait plus son mode de vie flamboyant d’antan. Mon père était un homme du XXe siècle qui n’a pas su s’adapter au XXIe siècle. » La colère est tombée, le fils est là pour le père aujourd’hui, il s’émeut, attendri. Tentative de dialogue ultime : aller au-delà de l'indifférence mutuelle, briser la malédiction, redonner vie à ce qui n’est plus. Ed. Grasset, 213 p., 20 €, Corinne Amar

Romans

Couverture du livre

Alison Mills Newman, Francisco. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin. Née en 1951, Alison Mills Newman a été actrice, musicienne, chanteuse et pasteure. Publié pour la première fois en 1974, son roman Francisco, est le journal de bord, cru et débordant d’énergie, de sa quête de sens et de vérité au début des années 1970. Elle a débuté comme actrice à l’âge de douze ans et a été la première adolescente noire à jouer dans une série télévisée. À dix-sept ans, elle se confronte au racisme d’un producteur qui lui impose de porter une perruque lisse. À dix-neuf ans, elle mène une vie confortable mais ne supporte plus sa dure réalité d’actrice noire, les réalisateurs et producteurs libidineux. Elle plaque tout et part un temps à New York, jouer dans des pièces de dramaturges inconnus. Bien décidée à ne pas se soumettre à la domination blanche, elle s’affirme : « j’existais bien avant que les médias prétendent me découvrir. les noirs existaient bien avant de se découvrir eux-mêmes. ma beauté existait bien avant que le blanc la commercialise ou l’achète, et elle existera encore bien après que le noir se sera enfin réveillé de ce cauchemar occidental. » À vingt et un ans, elle tombe sous le charme de Francisco Toscano Newman, un documentariste du Black Arts Movement. « il était grand et brun foncé avec une moustache de conquistador (…) il a franchi la porte avec tant de vigueur et de persévérance et de vie. » Francisco est totalement accaparé par son film sur Angela Davis Ain’t Nobody Slick (1972). Même si la jeune autrice admire l’intégrité et le combat pour les droits humains de la militante afro-américaine, elle ne lui reconnaît pas la puissance spirituelle de Malcom X ou de Martin Luther King qui « étaient des hommes qui faisaient circuler la vie et la spiritualité et qui capturaient l’estime de soi l’intellect l’esprit l’âme les rêves les cœurs les espoirs des gens comme par magie. » L’argent manque au quotidien, mais pas l’inspiration ni la passion. Entre San Francisco, Los Angeles et Malibu, Alison Mills Newman explore avec intensité l’amour, le sexe, les projets créatifs, les soirées, le militantisme et témoigne de la vitalité du milieu artistique noir-américain de cette époque. Éd.  Zoé, 160 p., 18,50 €. Elisabeth Miso

Couverture du livre Grégoire Bouiller, photo noir et blanc d'un adulte et d'un enfant de dos marchant

Grégoire Bouillier, Rapport sur moi. Les éditions Allia rééditent le premier roman de Grégoire Bouillier (prix de Flore 2002), dans lequel il met en scène certains événements autobiographiques décisifs à ses yeux, de sa naissance à son entrée dans la quarantaine. L’enjeu pour lui n’est pas de se raconter mais de faire littérature à partir d’un matériau personnel, de rendre visible la fiction à l’œuvre dans notre rapport à la réalité. « Lorsque je me rendis compte que mon existence était structurée par le langage, je demeurai accablé. », confie-t-il. Sa perception du monde s’est toujours appuyée sur un réseau de résonances intimes découlant du sens des mots. Les choses vécues et les époques se répondent entre elles, selon une logique mystérieuse. Des fils inconscients relient ainsi son infection aux staphylocoques dorés contractée à quatre ans et sa relation toxique avec une certaine Laurence à l’âge adulte ; l’orage qui a agité le bimoteur qui le ramenait nourrisson d’Algérie et cette constante de n’avoir « jamais quitté un amour pour un autre, ni changé de vie ou de situation, sans que tout tourne à l’orage. » S’affranchissant de toute chronologie, l’auteur sonde ce que le couple libertin formé par ses parents, les tendances suicidaires de sa mère, un amour d’enfance, des amours tourmentés ou le souvenir du corps nu de la mère de son meilleur ami et d’une manifestation antifranquiste entrevus à neuf ans, ont déposé en lui. La fin brutale d’une relation amoureuse, à trente ans, le jette dans une errance de plusieurs mois jusqu’à ce qu’il lise, en une seule nuit, L’Odyssée d’Homère. « Jamais auparavant je n’avais connu semblable expérience avec un livre, et par la suite non plus. C’était comme si j’offrais mon visage au soleil. Chaque vers semblait écrit à mon intention et s’infusait en moi, s’écoulant par mes yeux et mes oreilles. J’étais la lecture même. Ou plutôt, c’était L’Odyssée qui me déchiffrait. Car tout s’éclairait soudain à sa lumière. » Avec ce livre concis, à la prose virtuose et troublante, Grégoire Bouillier prouve que la littérature est un fascinant moyen pour donner corps à une réalité qui nous échappe, à sa propre existence. Éd. Allia, 144 p., 10 €. Elisabeth Miso

Couverture du livre de John Mcgarhern

John Mcgahern, Journée d’adieu. Traduit de l’anglais (Irlande) par Alain Delahaye. Dans une Irlande puritaine, le narrateur vit une ultime journée d’école – école dont il est renvoyé pour avoir épousé hors de l’église une femme divorcée. Il revoit ce jour-là sa vie et les circonstances qui l’ont conduit à faire ce métier. « L’ombre était tombée sur la vie. Une partie de cette formation m’avait mené à la salle de classe où j’étais aujourd’hui, mais dès ce soir la vie allait se séparer de l’ombre pour la toute dernière fois, et elle serait libre de grandir désormais sans déformation dans sa propre lumière. » Dans la cour de son école primaire, le jeune professeur attend que son directeur lui annonce son renvoi. Il se penche sur son passé, son enfance, une mère chérie, un père, gendarme souvent loin et absent, la mort de la mère d’un cancer, l’épreuve traumatisante pour l’enfant contraint d’aller vivre avec son père dans sa caserne. Sa mère le rêvait prêtre, il aurait pu tenir sa promesse, mais il en fut autrement : le désir de l’enseignement, de l’amour, d’une existence normale. Parti pour Londres en année sabbatique, il fait la connaissance dans le bar où il travaille d’une jeune américaine divorcée. Ils tombent amoureux l’un de l’autre, s’épousent civilement sans autorisation de l’Église. Il sera rattrapé, mais qu’importe. « Nous serons fidèles l’un à l’autre et fidèles chacun à nous-même, et chaque jour nous renouvellerons ce pacte à l’infini. » John Mcgahern (1934-2005) est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands maîtres de la littérature irlandaise. Son œuvre, rappelle son éditrice en France, lui valut prix et éloges, mais également d’être renvoyé de son poste d’enseignant, pour son contenu prétendument scandaleux. Un texte splendide de mélancolie et de puissance romanesque, habité, incarné comme souvent peut l’être un roman largement autobiographique. Éd. Sabine Wespieser, 264 p., 22 €. Corinne Amar.