FloriLettres

Prendre la plume des Lumières au Romantisme. Par Gaëlle Obiégly

édition janvier 2020

Articles critiques

La postérité des écrits varie. S’ils finissent par être publiés, les textes personnels – correspondances, autobiographies, journaux, mémoires – sont dans un premier temps destinés à un cercle de lecteurs beaucoup plus restreint. Parfois à une seule personne, quand on écrit une lettre. L’ouvrage dirigé par Matthieu Magne réunit un ensemble d’articles qui étudient les enjeux de l’écriture à une époque favorable au genre autobiographique. Les Confessions de Rousseau puis Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand sont les joyaux de cette mode autobiographique. Et l’on verra pour chaque cas analysé comment s’effectue le passage d’un lectorat très réduit à un public plus large. Problématique d’actualité puisqu’on assiste aujourd’hui à un changement des conditions d’écriture. D’un côté, l’écriture contemporaine se pratique en amateur ; les ateliers d’écriture foisonnent ; en premier lieu, ils offrent aux écrivants un petit cercle de lecteurs. D’un autre côté, les écrivains se professionnalisent – formation, diplômes, administration, production, font de l’écriture un secteur d’activité économique. 
L’ouvrage qui nous occupe est divisé en deux parties. La première consacrée aux liens entre écrits personnels et parcours professionnels. La seconde s’intéresse aux traces d’une présence aux mondes. Cette seconde partie accorde une plus grande place aux correspondances. Dans l’une et l’autre, il s’agit de comprendre pourquoi prendre la plume.

Parmi les auteurs que la fin du XVIIIème siècle a vu émerger dans un paysage éditorial en plein développement, on trouve, bien que minoritaires, les artisans.
Dans son article, Pauline Landois, analyse quinze autobiographies émanant d’artisans allemands. Ces hommes ont exercé une activité artisanale qui est au centre de leurs écrits personnels. Au XVIIIème siècle, l’essentiel du contingent d’artisans provient du textile mais on trouve parmi ces auteurs autobiographes des représentants des métiers du livre, des métiers de bouche et du cuir. Toutes ces autobiographies ont été publiées, mais pas forcément du vivant de leur auteur. Cette distinction est importante car elle dit quelque chose de la manière dont l’artisan envisage son activité d’écriture. Écrire pour son cercle familial et écrire en vue d’une publication traduisent un certain rapport à ce que l’on écrit. On le destine à ses proches ou à des inconnus. Les pratiques de l’écrit de ces artisans changent de dimension dès lors que leurs textes deviennent des livres. C’est d’ailleurs un goût pour les livres-objets propre à cette époque qui pousse les artisans auteurs à la publication. Mais aussi ils cherchent par ce biais une reconnaissance intellectuelle et sociale. Ils ont un goût prononcé pour l’écriture et la lecture ; ils s’attachent à mettre en avant leur réussite scolaire, leur culture livresque. Cela leur permet de se distinguer du reste des artisans. Le tailleur nurembourgeois Händler considère que son talent pour l’écriture devrait l’amener à un plus haut niveau social et intellectuel. En réalité, si certains y cherchent une distinction, tous les artisans entretiennent un rapport à l’écriture. Dans le mode de fonctionnement des corporations l’écrit était omniprésent. Ne serait-ce que par les supports écrits qui vont l’accompagner tout au long de sa carrière. La tenue des carnets de Tour en est un exemple. Le Tour est un épisode de formation très important pour l’artisan traditionnel. Parmi les autobiographies d’artisans, la narration est presque toujours centrée autour de cet apprentissage en itinérance. Ce qui fournit contenu et forme aux textes. L’expérience du voyage offre un socle narratif. Les péripéties dignes d’être racontées sont nombreuses. Et le déroulement du Tour structure le récit. L’auteur s’appuie sur la chronologie des faits pour produire un texte délimité dans le temps et dans l’espace. C’est la vie nomade qui est narrée à l’arrière-plan de l’apprentissage.

En avançant dans la lecture de cet ouvrage passionnant, on voit se reformuler la question, de manière plus ou moins évidente, des raisons qui poussent à prendre la plume.

Pour les sœurs Brontë et leur frère Branwell, prendre la plume répond à un désir d’amusement. Un amusement pris au sérieux. Leurs écrits d’enfance et de jeunesse, qu’ils ont réalisé au presbytère de Haworth dans le Yorkshire, ont jusqu’au bout influer sur leur vie créative. Les juvenilia, nourris de poésie et de sagas, sont une forme d’écriture à plusieurs. S’y entremêlent l’intime et l’imaginaire. Les sœurs et le frère inventent un monde où évoluent héros et personnages mythiques. Ces écrits de jeunesse comprennent des poèmes, des bouts de récits et des petits drames. Il est difficile d’en dresser l’inventaire car leur achat a entraîné leur démembrement et éparpillement dans diverses collections. L’analyse d’Isabelle Le Pape révèle les conditions qui ont permis aux Brontë, dans leur correspondance, journaux intimes et leurs textes de jeunesse, d’élaborer une nouvelle façon d’écrire. Cet article nous permet de comprendre comment les juvenilia, destinés au cercle familial, amènent les sœurs Brontë au monde spécifique de la publication à l’époque victorienne. Elles vont en modifier les conventions car leurs écrits sont en rupture avec la morale d’alors. Mais avant cela, les Brontë ont passé leur temps à inventer des petits drames, à les jouer au coin du feu, à imaginer des îles où leur esprit a formé des colonies autour de grands hommes qui les gouvernent. Elles ont tout réglé de ce monde qui leur est propre, y compris ses lois. La littérature peut aussi être vue comme une façon de faire de la politique, de la géographie, de l’anthropologie en amateur. La littérature des sœurs Brontë est sortie de ces amusements qu’elles ont partagés avec leur frère. Celui-ci n’est pas passé au stade de la publication. Ses écrits sont, toutefois, mêlés à ceux des sœurs dans les juvenilia. En 1829, dix-huit aventures sont consignées dans de tout petits livres, de la taille d’une boîte d’allumettes. Avant d’être publiées, les sœurs Brontë sont déjà elles-mêmes éditrices et fabricantes des livres qu’elles ont conçus et écrits. De manière ludique, elles se sont initiées aux divers métiers et techniques du livre. Elles ont, dans l’espace domestique, reproduit le système total de l’édition. Jusqu’à ce que l’éditeur devienne le maître du jeu. Elles se confrontent alors à la sphère publique.

Autre dossier du numéro : Les traces d’une présence au monde. Il s’ouvre avec un article sur l’analyse d’une certaine pratique de l’écriture, celle du cardinal de Bernis. C’est un homme d’État du XVIIIème siècle dont la carrière fut longue et tumultueuse. Tandis que sa vie de poète fut beaucoup plus courte et paisible. Dans cet article, que l’on doit à Diana Curca, il est question des variations du projet d’écriture de Bernis. Prendre la plume est pour lui un moyen d’agir dans des circonstances précises. Il en va de même pour tout type de textes, ses poésies, correspondances, mémoires. Chacun est initié par une situation et pose des enjeux existentiels différents. On verra que les formes prises par ses écrits croisent son parcours. L’écriture et celui qui la porte sont ici abordés dans leur dimension sociale. La question qui guide cette étude n’est pas seulement pourquoi écrire mais aussi pourquoi écrire ceci à ce moment précis.