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Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2016-2020. Par Gaëlle Obiégly

édition février 2022

Articles critiques

Pierre Bergounioux apparaît dans le très beau film de Alice Diop, Nous, actuellement à l’affiche. Une séquence réunit la réalisatrice et l’écrivain. Ils sont assis autour d’une table pour travailler. Il lit un passage de ses Carnets de notes. Elle l’écoute tout en suivant le texte imprimé, crayon à la main. C’est un long plan où l’auteur prononce le texte avec une articulation fidèle à sa syntaxe. Quelques plans de coupe nous montrent la maison, la route, l’Yvette qui sont familiers aux lecteurs des Carnets de notes.

Pierre Bergounioux tient des carnets depuis 1980. Ils ont été publiés par les éditions Verdier. Ce dernier volume porte sur les années 2016-2020 dont chaque jour est consigné. Il s’y déploie une expression fascinante par sa précision. On s’attarde sur certaines phrases. Ce sont comme des objets ; des objets à la fois communs et inattendus. Le phrasé a du volume alors que le récit est plat. Le livre est passionnant de bout en bout. Du caractère routinier, des actes apparemment sans intérêt, naît justement le plaisir du texte. Au point qu’il devient de plus en plus difficile de refermer le livre. Ses mille pages de concision ne se laissent pas abandonner. L’existence qui est décrite prend place dans la nôtre. Il faudrait, à la manière de Pierre Bergounioux, noter chacun des surgissements de ses carnets dans nos actions quotidiennes. C’est littéralement la vie quotidienne qui irrigue ce livre sans sujet. Quelques figures reviennent au fil des pages, Cathy, Gaby, Sarah, les petits, Jeanne. C’est la famille. On fréquente les membres de cette famille sans faire leur connaissance, sans non plus être pris dans la vie d’une famille. Il y a de fréquentes évocations de Mam qui n’est plus là. Mais sa présence perdure et s’articule à la compagnie des vivants. Les êtres humains et les végétaux occupent une grande place dans les journées de l’écrivain. C’est sur eux que se pose son regard affûté. Tel un dessinateur virtuose, il les restitue avec précision et rapidité. Les animaux sont rares, ils vivent dans les bois. Il ne décrit pas les animaux mais leur manifestation. Le merle émet son chant d’un coin de toit. On ne le voit pas mais il est densément là, il croise l’homme parti chercher du pain à la boulangerie. Peut-être ce dernier lui déposera quelques miettes en retournant vers la maison. Si cela fut le cas, il n’en aura pas pris note. On se demande, d’ailleurs, comment l’auteur choisit ce qu’il relate. Le décide-t-il ? Quels sont ses critères ? Peut-être n’y en-a-t-il aucun, peut-être consigne-t-il simplement ce qui s’impose. Et, tout comme les animaux surgissent dans son champ de perception, certains faits de la journée écoulée se présentent et Pierre Bergounioux les ressaisit. Non en les méditant mais en les inscrivant factuellement. Son écriture procède du travail, non de la contemplation. Si l’œil et l’esprit et le corps sont absorbés par leur environnement, l’homme ne se montre pas submergé. Il est attentif avant tout. Lors d’une promenade il perçoit les cris rauques de plusieurs chevreuils. Autrement, c’est la matière qui anime ces carnets. Décrire la matière et la travailler manuellement sont les activités fondamentales de Pierre Bergounioux. Patience, stabilité caractérisent son approche. D’ailleurs, il fabrique des socles pour des statuettes africaines et d’autres pièces. Faire des supports consiste à assurer un maintien à des choses qui suscitent le regard. Il travaille le métal, le bois en vue d’assurer une stabilité et une visibilité à ces choses denses et silencieuses. Avec la même visée, cet écrivain coule l’expérience dans le verbe. Toutefois, la langue n’est pas, à ses yeux, une fin en soi mais un outil pour extraire. C’est une action qui est régulièrement mentionnée dans ces mille pages, l’extraction, sans qu’on sache à quoi elle aboutit. Ses lectures sont nombreuses. Elles ne donnent lieu ni à de longs commentaires ni à des citations. Il est ébloui par Stevenson et ses voyages dans les mers du sud où les paysages paradisiaques sont le théâtre de scènes de cannibalisme. À la lecture de L’Ombre gagne de Jean-Paul Goux, qu’il lit dans le RER B, il se souvient de l’accident tragique d’un ami. Ce livre « ravive de terribles échos » écrit-il. Les livres communiquent avec l’existence et c’est ce qui les rend essentiels. C’est le cas des Carnets de notes de Pierre Bergounioux. On y sent la nécessité de garder trace, au jour le jour, du temps qui passe. Nécessité mais aussi utilité de sa tâche, ce sont les raisons de son écriture.

Il saisit l’empreinte du temps présent qui lui-même accueille de brillantes particules de passé. Souvenirs douloureux parfois mais il ne s’y attarde pas. Il s’agit bien de garder trace de ce qu’il fait, plutôt que de ce qu’il pense ou ressent. Ce qu’éprouve le corps, en revanche, occupe une place importante. Les signes de faiblesse sont traqués. L’angoisse et le muscle cardiaque opposent des résistances à la volonté de l’homme. Il lui faut renoncer à rentrer les plantes fragiles. Mais il lui reste la force de les envelopper d’une « espèce de toile pelucheuse, légère qui les protègera peut-être du gel ». C’est l’hiver 2016. Depuis plusieurs années, il s’effondre presque, éprouvant un coup au cœur, lorsqu’il fait un effort. La tension, les risques cardio-vasculaires sont les principaux maux de l’auteur. Ils engendrent une crainte diffuse. Les manifestations du corps rythment les journées et les carnets. Ceux-ci sont constitués d’unités. Des fragments ardents. Quelques lignes, une quinzaine de lignes, suffisent à extraire l’essentiel. Les médicaments sont un secours, comme peut l’être l’écriture contre l’oubli.

La vie de l’auteur est répétitive, comme la plupart des vies. La sienne étonne sans cesse, car elle est bien dite. Elle intrigue et elle enchante. L’exhaustivité des notes s’accompagne d’un certain laconisme. Rien à voir avec de la désinvolture, il s’agit plutôt d’économie. Le caractère répétitif de son existence n’est pas dissimulé, au contraire il signale une attention aigüe au temps qui passe, à sa qualité concrète. C’est la matière même de l’existence qui est exposée, en détail. La prose de Pierre Bergounioux est dans ces notes aussi économe que minutieuse. Il décrit ses actions, parfois avec un art de la description qui semble motivé par la pédagogie. Notamment quand il répare sa voiture. Il énumère alors les gestes. Il les articule, insiste sur la préhension des objets. Dit avec exactitude comment il s’y prend pour saisir la pièce défectueuse avec l’outil. Il fabrique les phrases avec une fermeté de manuel. La main à plume vaut la main à charrue, écrivit Rimbaud dans la lettre dite du « voyant ». C’est cette déclaration que reflètent ces carnets de notes. Les termes y sont spécifiques. Le vocabulaire est riche, toujours précis, recherché sans que l’expression soit ampoulée. Grâce à ses tournures, on voit à travers cette langue. C’est un instrument d’observation. Pierre Bergounioux ne cherche pas à exprimer le mystère mais l’exceptionnel jusque dans les printemps banals.

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Pierre Bergounioux
Carnet de notes, 2016-2020
Éditions Verdier, Collection jaune
944 pages, 35,50 €, avril 2021