MÉMOIRES / AUTOBIOGRAPHIES
Rebecca Solnit, Souvenirs de mon inexistence. Traduction de l’anglais (États-Unis) Céline Leroy. En ouverture de ses Mémoires, Rebecca Solnit a glissé une photographie du bureau sur lequel elle écrit depuis des décennies. Ce meuble victorien lui a été offert par une des ses amies, survivante d’une tentative d’assassinat par son ex-compagnon. « Je me demande aujourd’hui si tout ce que j’ai jamais écrit n’est pas une façon de contrebalancer cette tentative d’annihiler une femme. Tout ce que j’ai produit est littéralement venu de cet objet fondateur qu’est ce bureau. », confie-t-elle. L’essayiste et activiste, une des figures emblématiques du féminisme américain, découverte en France avec Ces hommes qui m’expliquent la vie, revisite ici son passé et mesure le chemin parcouru. Dès qu’elle a su lire, elle a su que l’écriture serait sa raison d’exister. Dans son enfance et sa jeunesse solitaires, les livres étaient de précieux compagnons, une promesse d’autres possibles. Elle ne rêvait que de s’arracher à sa condition, à ses origines. Elle voulait être quelqu’un, identifier sa place en ce monde, une vie qui vaille la peine d’être vécue. À dix-neuf ans elle emménage dans un quartier noir de San Francisco. La cité californienne, qui a attiré les écrivains de la Beat Generation dans les années 1950 et où s’affirment les revendications de la communauté LGBT dans les années 1970 et 1980, agit sur elle comme un révélateur. Au fil des connaissances qu’elle engrange en art, en histoire environnementale, de son expérience professionnelle, des amitiés qu’elle tisse, elle aiguise son engagement politique et acquiert la confiance nécessaire pour aborder les rives de l’écriture. « Je voulais travailler avec les mots et voir ce qu’ils pouvaient faire. Je voulais rassembler des fragments pour créer de nouveaux motifs. Je voulais devenir citoyenne à part entière de ce monde sublime. Je voulais vivre avec les livres, dans les livres et pour les livres. » Dès ses douze ans, Rebecca Solnit a compris qu’être une femme est source de problèmes. Profondément perturbée par l’hostilité de la plupart des hommes, par leurs pesantes sollicitations sexuelles, leur besoin d’assujettir et de réduire les femmes au silence, elle adopte très jeune des réflexes d’effacement, développe « un don formidable dans l’art de l’inexistence ». Sa trajectoire inspirante reflète l’intelligence, la détermination et la créativité, avec lesquelles elle est parvenue à élaborer son propre langage, à faire entendre sa voix et celle des autres, à se libérer d’injonctions aliénantes et à se dresser contre la violence systémique faite aux femmes et aux minorités. Éd. de l’Olivier, 288 p., 22 €. Élisabeth Miso
Claude Arnaud, Juste un corps. Que serait un écrivain sans un corps pour éprouver le monde et d’où extraire « la moelle de ses récits » ? L’écriture ne surgit pas que d’une conscience, elle prend forme aussi dans un corps. Voilà ce que développe en substance Claude Arnaud dans ce livre autobiographique, conçu pour la collection « Traits et portraits ». Tout corps est d’abord un insondable mystère, puisque régi par un « incroyable réseau d’os et d’artères, de muscles et de nerfs » invisible. « Je domine mon corps sans jamais le comprendre, tels ces phares marins qui éclairent tout sauf eux-mêmes. », constate l’auteur. Convoquant tous ses sens et sa mémoire, il compose un singulier voyage anatomique, une cartographie des souffrances et des plaisirs qui l’ont façonné. L’adolescence boulimique de lectures et de confiseries, l’anorexie, la discipline de la gymnastique quotidienne, les excès de noctambule, le triangle amoureux de sa jeunesse, l’attirance longtemps avérée pour les hommes avant sa rencontre avec Geneviève. Il évoque la perte de sa mère, d’un frère aîné schizophrène suicidé, d’un autre noyé. « Mon corps a longtemps été leur tombeau, avant que je ne les ensevelisse dans un livre. Il l’est aussi de tous ceux que j’ai été – l’enfant dodu et hilare, l’adolescent nihiliste et goguenard, le jeune homme heureux et doué, le quarantenaire à la fois sûr de lui et désespéré. » Claude Arnaud a appris à prendre soin de son corps car écrire exige des sacrifices, une grande endurance psychique et physique, une implication totale. La rédaction de sa biographie sur Cocteau l’a ainsi littéralement vidé. Quelques grands noms de la littérature prématurément consumés par leur art (Woolf, Balzac, Tchekhov, Proust…) lui viennent instantanément à l’esprit. Tout à la fois exploration intime et littéraire, cet autoportrait d’écrivain nous rappelle combien la création est une affaire de chair et de sang. Éd. Mercure de France, « Traits et portraits », 112 p., 15 €. Élisabeth Miso
Paule du Bouchet, L’annonce. « Parfois, on essaie de comprendre ce qui s’est passé, avec les êtres qu’on a aimés et qui ont disparu, comme avalés de l’intérieur. » En 1998, l’annonce de la mort de Miette, son amie d’enfance et d’adolescence, parvient à Paule du Bouchet en différé. Elles ne se voyaient plus depuis des années, elles qui avaient été si complices. Leurs mères s’étaient liées adolescentes, en exil à New York pendant la guerre, et espéraient que leurs filles se reconnaissent de profondes affinités. Quand elles ont été mises en présence l’une de l’autre à l’âge de cinq ans, les deux petites-filles se sont d’abord battues avant de devenir inséparables. Leur amitié était jalonnée d’absences, dépendante des vies chaotiques de leurs parents. Paule du Bouchet admirait la gaieté, l’audace, le courage, l’imagination débordante de son amie. Son mystère et sa mélancolie la laissaient perplexe. Avec le recul, elle ne sait toujours pas ce qui les rapprochait à ce point. « Ce qu’elle était pour moi ? La surface apparemment paisible d’un puits profond dans lequel je croyais reconnaître mes propres tourments. » Elles avaient le même amour des chevaux, passaient des heures le nez dans les livres ou à se raconter des histoires. L’écrivaine se souvient des jeudis après-midi à monter à cheval dans la vallée de Chevreuse, de la petite bande d’enfants qu’accueillait sa grand-mère dans sa maison en région parisienne, de cet été merveilleux dans une ferme équestre irlandaise à faire corps avec les chevaux. « Dans cette invention constante de nos vies, ensemble nous ne nous sentions jamais en décalage. Alors qu’avec les autres, ce décalage, je le ressentais constamment, j’étais une imposture vivante que même le son de ma voix trahissait, avec Miette, ma compagne en invention et en quelque sorte de mensonge, je me sentais vraie. » Mais le « lumineux sourire à fossettes » de Miette cachait un lourd secret qu’elle a toujours tu et que Paule du Bouchet ne découvrirait que bien plus tard. À travers le récit de cette intense amitié, l’écrivaine se révèle en creux et sonde la part de fiction des souvenirs et l’imagination enfantine, cette étonnante « intuition que le réel n’existe que dans un certain réenchantement. » Éd. Gallimard, 112 p., 12,50 €. Élisabeth Miso
BIOGRAPHIES
Marie-Dominique Lelièvre, Françoise Hardy, Étoile distante. Élevée avec une sœur cadette par sa mère qu’elle adorera, dans le 9e arrondissement, Françoise naît parisienne, d’un père issu de la grande bourgeoisie catholique et absent, parce que marié à une autre femme. Mère et filles vivent modestement, mais Françoise écoute la radio, fréquente la vitrine du disquaire du quartier et ses rayons jazz et variété. Elle a dix-huit, est timide, mais elle s’est lancée, est allée frapper à la porte d’un studio de musique avec sa guitare et une chanson, Tous les garçons et les filles. On l’entend sur Europe 1. Un jeune photographe qui débute lui aussi, vient la photographier pour un journal tout récent, Salut les copains : Jean-Marie Perier. Enfant gâté, lui, qui vit dans un hôtel particulier, il sera son premier grand amour, et son grand ami, plus tard. Il la rendra bien malheureuse, parce qu’elle l’attendra beaucoup. « Elle s’est souvent plainte que les hommes étaient toujours absents, qu’ils ne s’occupaient pas d’elle. Ça lui a permis d’écrire de belles chansons », dit Jean-Marie Perier. « Ses fiancés sont en phase avec sa mélancolie sentimentale. Absents, ils nourrissent son spleen. Ils sont ses muses », reprendra la biographe. Toutes les mélodies de Françoise Hardy sont inspirées de ses amours, de ses séparations, de ses doutes, de ses attentes. Des chansons tristes ou mélancoliques, Message personnel, Tirez-pas sur l’ambulance, Tamalou, Partir quand même, Moi vouloir toi, Fais-moi une place… ; autant de titres, autant de textes, déchirantes déclarations à l’amoureux qui signe Absent, qui feront pourtant d’elle une icône. Une biographie qui se lit comme un roman à rebondissements – au fil de ses mélancolies créatrices, et de ses amours dévastatrices – attentive à son sujet, laissant une ample place au compagnon de sa vie, Jacques Dutronc, lequel de leur relation, dira laconiquement un jour : « Françoise et moi, trente ans de vie peu commune. » Éd. Flammarion, 300 p., 21,50 €. Corinne Amar
ROMANS
Paloma Veinstein, Le temps d’une éclipse. « À presque trente ans, avec ce même mélange de peur, de colère et de pudeur, je marmonne : « David ! Viens voir. » Eh ben voilà, c’est arrivé. Allongés l’un à côté de l’autre, nous fixons le ciel blanc de notre chambre. On se sent pris au piège de notre politique du pourquoi pas ? On avait beau être sûr, l’un que j’étais enceinte, l’autre que je ne l’étais pas, ni l’un ni l’autre ne nous attendions à ce que ça marche si vite ». Leur entreprise est jeune, ils gagnent à peine de quoi vivre. Ils s’aiment, font une grande fête à New-York pour s’épouser officiellement, vivent loin de leurs parents dans un pays étranger, une ville étrangère – New-York – en colocation avec d’autres jeunes. L’héroïne, narratrice, tombe enceinte, et puisqu’ils s’aiment, tout est surmontable. C’est le récit d’une jeune femme et de sa naissance à l’âge adulte – enfance et adolescence tourmentées dans un corps trop délicat qui lui échappe, solitaire malgré une famille aimante où le père, la mère, la sœur aînée, ont chacun leur place déjà solaire, ancrée, bien vivante – lumineux portraits en filigrane. L’étudiante décidera de faire des études de cinéma, de tenter pour la seconde fois le difficile concours de la Fémis, manque de confiance en elle, en tout, et pourtant ! Elle réussira l’examen, partira un été pour les États-Unis, reviendra amoureuse, repartira, parce qu’attendue et aimée en retour : New-York, à portée de main, et c’est toute la poésie de la ville qu’on habite, de l’ailleurs exotique et magique qui nous est rendu à nous, lecteurs. Un drame surviendra, profonde déflagration intérieure qui fait arrêter le temps et fait juste espérer qu’il va repartir. Tout est très beau, très juste, dans ce premier roman sensible à la langue littéraire et au voyage intérieur. Une grâce et une profondeur ensemble tissent le passé et le présent, et construisent un aujourd’hui, confiant malgré tout. Éd. Stock, 295 p., 20,90 €. Corinne Amar