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Napoléon entre l’éternité, l’océan et la nuit. Par Gaëlle Obiégly

édition février 2020

Articles critiques

Napoléon a écrit plus de 60 000 lettres. Sont-elles pour nous des outils ou des œuvres ? Leur intérêt est double, et même multiple. La lecture de cette sélection de lettres nous permet de restituer l’homme d’action qu’il fut ; son parcours, ses idées, son affection. Mais aussi, nous sommes frappés par l’inspiration littéraire qui anime lettres, billets, proclamations signés par Bonaparte puis par l’Empereur. Son style évolue. Il est changeant ; bien sûr cela tient aux destinataires, à la nature des communications. Ses lettres sentimentales, douces et tourmentées, adressées à Joséphine quand il est sur les champs de bataille deviennent plus sévères et plus formelles. Le changement de ton est précisément daté. La lettre du 21 juillet 1804 (2 thermidor an XII dans le calendrier révolutionnaire auquel il se réfère encore), cette lettre-là rompt avec les précédentes. La patience, l’intimité, l’amour font place à un contenu factuel. Sa force verbale, Napoléon la déploie à la fin de cette lettre en évoquant une nuit d’adversité. Un combat qui ressemble à l’extase. « J’ai tout cru perdu, corps et biens ; mais nous sommes parvenus à tout sauver. Ce spectacle était grand : des coups de canon d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante, toute la nuit dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux. L’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit. » C’est une lettre où l’on voit les deux plumes de Napoléon. L’une est sentimentale, lyrique ; l’autre est dépouillée. Dans les lettres qu’il adresse à ses généraux pour conduire les opérations militaires, il y a aussi ces deux aspects de son expression. Cela témoigne d’une personnalité où l’imagination et la raison cohabitent sans conflit. Au contraire, l’une lui permet de communiquer et l’autre d’agir. Il aura eu à cœur d’unir l’action et le verbe. Il a, de son vivant, rendu publique sa correspondance. Beaucoup de ses lettres adressées au Directoire exécutif pendant les campagnes d’Italie et d’Égypte – de 1796 à 1798 – ont été reproduites dans le Moniteur universel, le journal officiel de l’époque. Il était courant d’y lire les comptes rendus de batailles écrits par les généraux. Le général Bonaparte est l’un d’eux ; ses récits se distinguent en ce qu’ils sont une accumulation de victoires. Il les relate d’une manière serrée et dynamique et se met lui-même en scène dans ces lettres qui changent la guerre en art. Parce qu’il sait jouer sur l’émotion. Non seulement Bonaparte décrit les actions et leur cadre, mais il salue l’héroïsme de ses troupes, se focalise sur le sacrifice de ses soldats et n’abandonne pas son poste de narrateur et général en chef qui guide les hommes dans l’action et obtient qu’ils s’y vouent. Il a voulu être écrivain. « Il l’est devenu dans et par l’action », c’est cette particularité qu’étudie brillamment Patrice Gueniffrey dans la préface de cet ouvrage qui réunit un choix de lettres, billets, proclamations. Le travail éditorial est remarquable ; c’est-à-dire qu’on lit cet ouvrage de bout en bout avec un entrain qui nous est insufflé au seuil du livre par les textes introductifs. On doit l’édition de cette correspondance à Loris Chavanette, historien de la Révolution française. Les comptes rendus de batailles sont adressés au Directoire exécutif par le général Bonaparte qui sait que leur publication augmente ses victoires. Car, après avoir conquis l’Italie, il conquiert la France par le récit de ses exploits. La prise de la plaine du Pô aura été un exceptionnel moment de vaillance. Il a réussi là où ses prédécesseurs avaient échoué. L’Italie, en quelques mois à peine, est occupée. De même, tout aussi rapidement, la France est à son tour conquise à la lecture de ces exploits. Napoléon écrit au Directoire ; en réalité, il sait que cela sera publié dans la presse. Donc tout en se confiant aux directeurs, auxquels ils rapportent les événements et montre sa méthode, nourrie d’autorité et d’empathie, il s’adresse au peuple. Le général Bonaparte est déjà plus qu’un militaire, c’est une personnalité politique dont la plume est l’instrument de son aura. De Nice, le 28 mars 1796, Il écrit au général Masséna qu’il a pris le commandement de l’armée d’Italie, nommé par le Directoire afin d’être « utile aux brillantes destinées qui attendent cette armée ». Son public s’accroît, ce n’est plus à ses supérieurs qu’il rend des comptes mais à la France, qui attend des triomphes. Et c’est l’Europe aussi qui fixe cette armée sous ses ordres. Il s’emploie aussi bien à conquérir qu’à administrer. On lit ses rapports au passé composé qui additionnent les opérations et leurs débouchés. Les phrases sont brèves, elles sont probablement dictées. Ce dépouillement s’accompagne de formules, de pensées qui produisent une force certaine aux dépêches de Bonaparte. Pas d’ornement, un art oratoire qui le rapproche de César et d’un art littéraire d’une grande sobriété. Il n’est pas certain que toute la correspondance soit attribuable au seul Napoléon. Les rapports militaires, les proclamations et lettres étaient dictés à des secrétaires dont l’expression se mêlait à la parole de l’Empereur. Les copistes sont donc les auteurs invisibles de cette prose colossale. L’élaboration textuelle s’apparente à la réalisation des monuments par les ateliers sous la direction d’un grand sculpteur qui signera l’œuvre. Napoléon n’est peut-être pas l’auteur de nombres de lettres et proclamations mais il en a donné les idées, les formules et même le style. Les secrétaires s’occupaient de la lisibilité, de l’agencement des idées sans que Napoléon, toujours pressé, demande à relire. Les lettres familiales, les lettres sentimentales sont nombreuses aussi dans cette sélection. Celles qu’il adresse à Joséphine sont des synthèses de ces longs comptes rendus de Bonaparte qui deviendront, sous Napoléon, les bulletins de la Grande Armée. La guerre, dans l’intimité, est ce qui le tient loin d’elle. Il en est bien triste. Ses lettres passionnées à Joséphine font place à celles, plus sereines, à sa seconde épouse Marie-Louise. Il a réglé cette transaction qu’est le mariage avec son père, François II, empereur d’Autriche, auquel il écrit, le 23 février 1819. Ce qui lui fait désirer s’unir à l’archiduchesse Marie-Louise tient aux « hautes qualités qui distinguent si éminemment cette princesse ». Il s’adresse aux rois, aux chefs, qui sont souvent des membres de sa famille qu’il a mis sur le trône. Napoléon s’implique dans toutes les affaires de l’État, allie vision d’ensemble, stratégie à une grande attention aux détails – notamment ceux de l’édification de la Madeleine et la préparation du brick qui va le ramener de l’île d’Elbe vers la France. Cette édition de la correspondance est certes sélective mais elle s’attache à montrer de Napoléon précisément l’investissement total. Il s’adresse aux grandes figures du pouvoir, y compris au pape après avoir rétabli la chrétienté en France, mais aussi à des destinataires plus modestes. Il écrit des condoléances au parent d’un soldat mort au combat. Le choix de ces lettres – il y en a 859 sur les 60 000 qu’il a écrites ou dictées – a pour but de montrer la qualité d’écrivain de Napoléon.
À la fin du volume, on lira la série de testaments et codicilles. C’est un adieu à la vie empreint de préoccupations pratiques. Ces testaments, surtout, témoignent d’une volonté de prendre soin de ceux qui restent et de son legs aux générations futures. 


Napoléon entre l’éternité, l’océan et la nuit
Édition présentée par Loris Chavanette.
Préface de Patrice Gueniffey
Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins,
13 février 2020, 1312 pages.

Avec le soutien de la Fondation La Poste