Que faisait Gérard de Nerval le 4 mai 1845 au soir ? Où était-il, cet homme qui a voyagé ? Et qui a séjourné à la clinique du docteur Blanche, célèbre aliéniste. La réponse se trouve en page 275 du présent volume de la correspondance générale du poète. Hormis en perspective de marquer des points dans un quiz historico-littéraire, cet ouvrage mérite d’être lu pour lui-même avec attention ; c’est-à-dire en se plongeant aussi dans les notes, nombreuses et détaillées, accompagnant la plupart des lettres. Ainsi, l’on apprend que Victor Hugo, ayant envoyé à Nerval un exemplaire du Rhin reçut de ce dernier un poème sans signature. Mais Hugo l’a reconnu dans chacun de ses vers, c’est ce qu’il lui dit dans un courrier intense et laconique. En elles-mêmes, les lettres de Gérard Labrunie, bien plus connu sous le pseudonyme de Nerval, ne sont pas toutes d’un grand intérêt. Loin de là. Mais c’est le soin apporté à leur édition qui est remarquable. On la doit à Michel Brix, spécialiste des lettres françaises du XIXe siècle. La richesse de l’appareil critique s’adresse autant aux bibliophiles, amateurs d’autographes, que les historiens, spécialistes littéraires et les historiens de l’art, travaillés par la vogue de l’orientalisme au XIXe siècle.
C’est quand il écrit à son père, Etienne Labrunie, qu’il peint le mieux les pays du Moyen-Orient. Tout d’abord, il lui a fait part de sa découverte du sud de la France. Et son évocation résonne avec le tableau de Matisse, Le vieux moulin. Le jeune artiste y représentera en 1898 une huilerie en Corse. Et surtout le soleil et la Méditerranée qu’il voit enfin. On perçoit son éblouissement, comme chez Gérard qui, lui, a fait son entrée dans ces beaux pays en 1832. Il les décrit rapidement à son père en courtes phrases aussi évocatrices que des croquis sur le motif. « J’ai suivi les bords de la Durance en allant à Aix. C’est plein d’îles. C’est très beau. Il y a un pont d’au moins une demi-lieue. À Aix je vois le château du roi René. La campagne est pleine d’oliviers et de mûriers. Les figues sont délicieuses. » Dix ans plus tard, il lui peindra l’Orient. C’est à la mode. Gérard de Nerval incarne son époque, ses lettres en témoignent. On peut voir à travers elles le temps d’où elles se formulent.
Ainsi, la correspondance de Gérard de Nerval projette une lumière sur l’homme qu’il est, son œuvre et l’époque à laquelle il appartient.
Depuis la publication des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, l’esthétique du réalisme s’impose dans l’art. Cette esthétique établit une transparence de l’œuvre sur son contexte et sur l’auteur, qu’elle fait voir à sa manière. Stéphane Mallarmé, en comparant les œuvres à des cartes de visite, illustre bien cette idée : la littérature devient une scène où l’auteur se dévoile. Gérard de Nerval, à travers sa correspondance, incarne parfaitement cette notion. Ses lettres, en plus d’être, quelquefois des œuvres littéraires en elles-mêmes, révèlent son quotidien, ses préoccupations, et sa perception du monde. Elles permettent un examen approfondi de sa vie et de son œuvre.
Que dit cette correspondance de la vie de Gérard ? Elle dit, notamment, qu’il a mené une vie marquée par des voyages ; voyages dans l’Orient et voyages dans l’Est. Sa vie est aussi jalonnée de rencontres littéraires et des périodes de maladie mentale. Ses lettres témoignent de ses nombreuses pérégrinations. Il a décrit avec enthousiasme sa découverte de la Provence en 1834. Puis, lors de son séjour à Constantinople, en 1843, il raconte comment il s’est intégré à la vie locale, préférant la partie ottomane de la ville à la partie européenne de Pera, trouvant les habitants, y compris les chiens, plus doux que prévu.
La correspondance de Nerval ne se contente pas de décrire des paysages exotiques. Elle est également un reflet de ses luttes personnelles. Dans une lettre poignante à son père, il évoque son état de santé fragile et sa quête de stabilité mentale. En 1854, écrivant depuis Baden-Baden, il exprime comment le voyage et la solitude lui redonnent force morale et créativité. Ces lettres, bien que personnelles, sont empreintes d’une réflexion profonde sur sa condition d’écrivain et sur le déclic de sa littérature. Loin de son père, il lui fait cette confession : « Pourquoi ne pouvais-je travailler à Paris, c’est que je n’écris que de fantaisie et d’enthousiasme, et il me faut pour cela le grand air et la liberté. » A Paris, de plus, il a trop de distractions et de connaissances. De fait, la correspondance comprend de nombreux billets témoignant de sorties au théâtre et de rendez-vous avec des personnalités en vue.
L’œuvre de Gérard de Nerval peut-elle être lue à la lumière de ses lettres ? Il est certain que les écrits de Nerval sont intimement liés à sa correspondance. Du reste, beaucoup de ses œuvres prennent la forme de lettres. Ce qui brouille la frontière entre création littéraire et communication personnelle. Les Faux Saulniers s’ouvrent sur une lettre adressée au directeur du journal où le récit paraît. Lorelei et Les Filles du Feu commencent par des lettres-préfaces à des amis célèbres comme Jules Janin et Alexandre Dumas. Dans Aurélia, des lettres mystérieuses devaient figurer dans la seconde partie, témoignage de la nature profondément épistolaire de son inspiration littéraire. Alors, oui, ces lettres permettent de mieux comprendre l’influence de la vie de Nerval sur ses écrits. Ses voyages, par exemple, enrichissent son œuvre de descriptions vivides et de réflexions sur les cultures orientales qu’il découvre. Sa lutte contre la maladie mentale se retrouve dans les thématiques oniriques et hallucinatoires de ses textes, comme Aurélia, où la frontière entre rêve et réalité est souvent floue.
Mais aussi on peut voir dans les lettres de Gérard de Nerval un témoignage de son époque. Notamment, on assiste aux interactions avec d’autres célébrités littéraires de son temps comme Victor Hugo et Alexandre Dumas, ou encore Théophile Gautier et Charles Baudelaire. On suit Gérard dans ses tentatives pour intégrer le milieu littéraire parisien. Dans une lettre au baron Taylor en juillet 1831, il sollicite l’aide de ce dernier pour faire jouer sa pièce Lara, soulignant les réseaux de soutien nécessaires aux jeunes écrivains de l’époque.
Ses observations sur les lieux qu’il visite, comme Constantinople ou les villes méditerranéennes, offrent des aperçus précieux sur les sociétés et les cultures du XIXe siècle. Il note, par exemple, les différences de coût de la vie entre Pera et Constantinople, et la douceur des habitants, contredisant les stéréotypes européens sur les Ottomans. Il se démarque aussi de l’image habituelle du poète romantique car sa correspondance regorge de notations triviales ; ses propos concernant souvent l’argent, et sa comptabilité. Et lorsqu’il se trouve à Gênes, c’est de l’achat d’un imperméable anglais qu’il entretient son père.
Les femmes sont absentes de cette correspondance, le sont-elles de la vie de Nerval ? La dernière lettre, en tout cas, est adressée à Jeanne Lamaure, chez qui Nerval était censé loger après avoir quitté la clinique de Passy. Cette lettre se termine par la fameuse phrase : « ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera blanche et noire » ; phrase que les critiques de l’auteur ont assimilé à la dernière nuit de Nerval, celle du 25 au 26 janvier 1855 où il s’est suicidé.
Plus qu’un simple complément à ses écrits, ses lettres sont un miroir de l’âme de l’un des poètes les plus énigmatiques du XIXe siècle.