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Gabriel Fauré : Portrait. Par Corinne Amar

édition été 2024

Portraits d’auteurs

« Quand j’achève une partition, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est de beaucoup inférieure à celle que je m’étais promis d’écrire. Ces doutes que j’éprouve sur la valeur de mes œuvres successives m’ont probablement sauvé. Cette défiance invincible m’a obligé à ne pas me verrouiller, comme tant d’autres dans les mêmes formules » (1). C’est ainsi que Gabriel Fauré se définissait devant l’admiratif Henry Malherbe, journaliste et écrivain qui, encore vingt ans après sa mort, rendait hommage au grand compositeur dans un article des Lettres Françaises. « Un musicien émouvant et triste », titrait-il son portrait.
Gabriel Fauré (1845-1924), originaire de l’Ariège, montra de tels dons musicaux à l’âge de huit, neuf ans, que son père, instituteur près de Foix puis directeur d’école, n’hésita pas à envoyer le dernier de ses cinq enfants à Paris étudier à la célèbre école de musique religieuse, Niedermeyer. L’élève y demeura onze ans.
Adolescent, disciple de Camille Saint-Saëns (1835-1921) qui fut son maître et son ami, Fauré publia des œuvres où se révélait « le bout de l’aile de son génie ». Pourtant, jusqu’à sa maturité – il mourait un 3 novembre 1924, à l’âge de soixante-dix-neuf ans – ce tempérament bien trempé caché derrière une bonhomie méridionale d’Ariégeois, fut aimé d’un amour convenu et comme distrait, peu estimé à sa juste valeur. À cinquante-deux ans, il donnait encore des cours de piano rétribués une misère.
Dans les salons, le compositeur du fameux Requiem qui cultivait plus que tout la musique de chambre, offrit l’image d’un mélodiste mondain qui accompagnait au piano des cantatrices jolies et de passage. C’est là aussi, qu’il faisait entendre ses compositions.
Amené à s’essayer à divers genres, de la musique religieuse à la musique dramatique, de la musique symphonique à la musique de chambre instrumentale ou vocale, il vit sa carrière d’organiste commencer à Rennes en 1866, en tant que maître de chapelle et compositeur de pages sacrées. Quand la guerre de 1870 survint, il s’y engagea pour lever le Siège de Paris, fit partie des Voltigeurs de la Garde impériale, puis quitta la France et se tint à l’écart pendant les combats de la Commune de Paris. Rentré à Paris en 1871, il retrouva Camille Saint-Saëns, fréquenta grâce à lui le salon de la cantatrice Pauline Viardot. Repoussé par l’une de ses filles, Fauré épousa en 1883, sans doute par arrangement – il avait déjà trente-huit ans – Marie Fremiet (1856-1926), sa cadette de onze ans, fille du sculpteur Emmanuel Fremiet, avec qui il eut deux fils.
Sa carrière culmina lorsque, installé à Paris et professeur de composition, il fut nommé en 1905 directeur du Conservatoire. Il y eut pour élèves Maurice Ravel, Nadia Boulanger, Charles Koechlin, Louis Aubert et autres musiciens marquants de la nouvelle génération. Il consacra à ses élèves une grande partie de sa vie.
Comme Beethoven ou Schumann, Gabriel Fauré vécut pendant plus de vingt ans le pire calvaire qui soit pour un musicien : être atteint de surdité. Par bribes, les instruments ne lui parvenaient plus qu’en un douloureux chaos. En 1903, il écrivait à sa femme : « Je suis atterré par ce mal qui m’atteint dans ce qui m’eût été si indispensable de conserver intact. Il y a des périodes de musique, des sonorités dont je n’entends rien, rien ! De la mienne comme de celle des autresCe matin, j’avais placé du papier à musique sur ma table ; je voulais essayer de travailler, je ne me sens plus qu’un affreux manteau de misère et de découragement sur les épaules. » (2)
Henry Malherbe rappelait combien tout était élégance et douceur chez Fauré, loin du pathétique vulgaire. Il ne chercha jamais à émouvoir par l’excès ou la grandiloquence. « La déviation du sens auditif, la souffrance qui nous retire du monde, peuvent-elles donc rendre les poètes des sonorités plus aigus, plus abstractifs, plus héroïques et plus nobles ? »  (3).
Il fut l’inspirateur des élans et des paysages intérieurs, le compositeur fétiche des salons de la princesse de Polignac ou de la comtesse Greffulhe en 1886, qui lui inspira une nouvelle étape de ferveur créatrice. C’est à cette époque qu’il composa son si fameux Requiem, conçu avec des accents doux et consolateurs, et créé un 16 janvier 1888, à la Madeleine, à Paris. Ce qu’il en dira plus tard ? « Mon Requiem a été composé pour rien… pour le plaisir, si j’ose dire ! Il a été exécuté pour la première fois à la Madeleine, à l’occasion des obsèques d’un paroissien quelconque ». Il ajoutera : « Peut-être, ai-je aussi d’instinct, cherché à sortir du convenu, voilà si longtemps que j’accompagne à l’orgue des services d’enterrement ! J’en ai par-dessus la tête. J’ai voulu faire autre chose. »
Sans doute, épousa-t-il Marie Frémiet sans enthousiasme et sans doute, avaient-ils des caractères opposés, mais la correspondance parue aujourd’hui des Lettres à Marie (1882-1924), jusqu’à sa mort, est grandement révélatrice de la personnalité et de la constance de son auteur. « Bayreuth, Vendredi 7 août 1896,

Ma chère petite Marie, C’est le jour de la petite migraine obligatoire pour le changement d’air et d’habitudes : mais ce n’est pas très grave ! Il y aura une promenade en voiture qui me raccommodera. Hier, musique avec Risler, le pianiste et Miss Palisser, une cantatrice de Londres qui a chanté quelques-unes de mes mélodies (…) » (4)

La correspondance à Marie montre un époux attentif à sa femme, avec presque la même régularité quarante-deux ans durant et un père affectueux, soucieux de l’éducation de ses fils, en même temps qu’un artiste habité par la musique, une œuvre à construire et ses élèves du Conservatoire. Éditée, annotée par Jean-Michel Nectoux, biographe de Gabriel Fauré, l’énorme correspondance ne fait malheureusement part que des lettres adressées par le compositeur à sa femme. Il voyage beaucoup. Quant à elle, de nature délicate, elle ne le suit pas, s’occupe de ses enfants, de la maison, lui envoie des colis de biscuits. Il se bat pour promouvoir ses œuvres, lui décrit par le menu les villes qui le séduisent, ses rencontres, ses succès, son travail ; il demande régulièrement des nouvelles de la petite famille. Or il partage ses voyages avec sa maîtresse, une pianiste de trente ans plus jeune que lui, Marguerite Hasselmans. Quand son épouse semble inquiète – et pour cause – il ose la contre-attaque : « Tu me reproches de ne pas parler ou de parler peu. J'ai été tout ma vie (même dans mon enfance) un taciturne, avec des accès de gaîté ou de bavardage causés par les milieux ou les circonstances. Mais dans ta pensée, si je ne parle pas, c'est parce que je dissimule ! » (5) Elle participe peu à la vie sociale de son époux, n’assiste pas aux premières de ses créations triomphales. Discrète, en retrait, elle peine à s’affirmer, s’essaie vaguement à la sculpture, à la peinture. 

« Annecy-le-Vieux, 20 août 1924, Ma chère Marie, Voici plusieurs jours que je n’ai reçu de tes nouvelles. J’espère que tu n’es pas malade, j’espère que la bonne est rentrée et qu’elle va pouvoir t’aider dans tes rangements. Je ne puis dire combien je souhaite que tu puisses te remettre à la peinture en octobre : j’en serais profondément heureux. » (6) Le couple se défait.
C’est à Paris, trois mois plus tard, que Gabriel Fauré mourait.

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  1. Henry Malherbe, Un musicien émouvant et triste, Les Lettres Françaises, 11/11/1944 (archive Radio-France)
  2.  Gabriel Fauré, Lettres à Marie (1882-1924), éditées par Jean-Michel Nectoux, Le Passeur 2024.
  3. Henry Malherbe, art. cité.
  4. Gabriel Fauré, Lettres à Marie (1882-1924), op. cité.
  5. Gabriel Fauré, Lettres à Marie (1882-1924), op. cité.
  6. Gabriel Fauré, Lettres à Marie (1882-1924), op. cité.