Le numéro 46 de la revue Épistolaire consacre un dossier à la correspondance d’Albert Camus. Les nombreux volumes de lettres de cet écrivain ont permis des études approfondies. Les contributions ouvrent une réflexion sur le genre d’épistolier que fut Camus. Comment sont ses lettres ? Est-il attentif, assidu ? Que dit-il ? Quel rôle jouent les lettres dans l’élaboration de son œuvre ? Quels types de relations se dessinent à travers elles ?
Au sommaire de ce numéro, on trouve aussi un article sur les lettres de Mirabeau emprisonné à Vincennes. Pendant ses trois ans de détention, entre 1777 et 1780, il a entretenu une correspondance avec son amante, Sophie de Monnier, enceinte et recluse dans un couvent. Ce sont des lettres d’amour où se côtoient l’expression d’une immense affection et la dénonciation des conditions d’incarcération. La surveillance à laquelle il est soumis, comme tous les autres prisonniers, l’amène à développer une écriture particulière. Par le contournement de la règle, il parvient à préserver un espace de liberté et d’intimité dans la lettre même. Malgré le contrôle absolu, le comte Mirabeau trouve dans l’écriture le remède à ses souffrances. C’est aussi, dans ces conditions, qu’il élabore des arguments rhétoriques. Sa rage et son énergie créatrice y croissent, favorisant le talent du futur orateur de la Révolution.
On lira aussi, un article sur le géomètre Gaspard Monge, fondateur de l’École polytechnique. L’engagement révolutionnaire fournit le contexte historique de la correspondance du géomètre Gaspard Monge. L’article qui lui est consacré se penche sur un court laps de temps, de 1795 à 1799. Les éléments historiques des lettres y sont examinés. Et même, nous dit-on, « réinterrogés ». Ce qui laisse entendre que ces pages nous offrent une nouvelle interprétation des lettres de ce scientifique très investi dans la politique et porté par un souci patriotique. L’idée de progrès est commune à la science et à la politique. Ce point commun ne doit cependant pas entraver l’indépendance de la science par rapport au pouvoir. Monge dans une lettre défend l’autonomie de la communauté scientifique et les nouveaux rapports établis entre science et pouvoir.
Dans cette section de la revue, il y a un article étonnant. C’est un exposé méthodologique. Il articule l’informatique et le genre épistolaire. Il est consacré à la question de la polémique. Celle-ci est traquée dans un corpus de lettres, celles de Jean Paulhan et de Francis Ponge. Ce dernier fut aussi un ami et correspondant de Camus vers lequel je reviendrai. L’écriture épistolaire offre des particularités à l’expression de la polémique. C’est ce qui est examiné. Mais ce n’est pas tant l’objet que la méthode explicitée qui fait l’intérêt de ce texte. Comment va-t-on procéder pour cet examen ? Que va-t-on regarder ? Les éventuelles stratégies de contournement. L’humour, l’ironie, par exemple. Le dialogue avec l’adversaire est-il mis en évidence dans la lettre polémique ? L’expression y est-elle tumultueuse ? Ou, au contraire d’une rhétorique mesurée ? La méthode est exposée en détails. Grâce à un outil informatique, les chercheurs isoleront des marqueurs linguistiques qui leur permettent de repérer des opinions, des jugements, des appréciations. Et ils les répartissent dans deux catégories. Ces catégories listent les modalités à connotation positive et celles à connotation négative. Ainsi donc, dans une colonne : la louange. Dans l’autre : le désaccord. L’outil permet aussi de détecter l’intensité de ces formules. L’article nous expose en détails une façon de travailler, celle-ci suppose d’avoir au préalable défini l’objet de la recherche. Il s’agit ici d’exposer des polémiques. Et particulièrement celle qui accompagne la parution du recueil de Francis Ponge Le Parti pris des choses.
Un des articles du dossier consacré à Camus porte justement sur sa correspondance avec Francis Ponge. Ils se sont rencontrés à Lyon en 1943. Camus est alors un jeune écrivain qui n’a que deux publications à son actif tandis que Ponge, plus âgé, est inconnu du grand public. Il vient de publier l’ouvrage de poèmes en prose cité plus haut. Livre qui fera date. Il a quarante-quatre ans et cela fait plus de quinze ans que Le parti pris des choses est en lui. Avec constance et avec une impuissance revendiquée, Ponge y décrit des choses ordinaires de la vie quotidienne. La pauvreté volontaire de son objet et la dérision de l’entreprise suscitent l’intérêt de Camus. Il lui voue immédiatement sympathie et admiration. Leur correspondance en témoigne. C’est tout de suite la vive amitié mais elle est fragile. Ils s’éloigneront mutuellement pour des raisons affectives, politiques et philosophiques. Camus porte un diagnostic de nihilisme sur Ponge. Non pas sur son œuvre qu’il admire, pas plus que sur son amitié mais sur la tournure d’esprit du poète qualifiée de dogmatique.
La correspondance entre Jean Grenier et Albert Camus est aussi caractérisée par un certain écart d’âge. C’est un maître et son élève qui échangent avec amitié et affection. Camus dans les premières lettres manifeste son impatience et son désir à son aîné. En 1947, ils essaient en vain de se tutoyer. Ils se diront vous constamment, et cela traduit tout à la fois leur différence d’âge, leurs positions de départ de maître et élève ainsi que la réserve qu’ils ont l’un envers l’autre. Ceci malgré l’amitié. L’affection de camus va de pair avec la reconnaissance qu’il voue à celui qui fut un maître très inspirant. Il lui doit notamment d’avoir lu La Douleur d’André de Richaud. De l’enseignement de Grenier il a tiré une conception de l’intelligence. Elle peut être “souple sans cesser d’être efficace”. Ce qu’il lui doit aussi, c’est de se juger avec lucidité. Il l’a reconnu dès 1933, dans les débuts de leur correspondance. Prêt à l’introspection, Camus écrit avec humour s’être essayé au « bain d’humilité et à la douche de modestie » sans pouvoir « garantir le résultat ». Mais 11 ans plus tard, il avoue s’être éloigné de cette discipline pour une vie désordonnée. Il a besoin, cependant, de se donner à nouveau une discipline. Grenier est toujours encourageant, il estime sa « fierté » même s’il la trouve parfois agressive. Les doutes que lui exprime Camus témoignent de la valeur qu’il accorde au jugement de son ex-maître. « Croyez-vous sincèrement que je doive continuer à écrire ? » Les premières lettres exposent l’écrivain en gestation. Ce sont ces doutes, demandes, espoirs qui font l’intérêt de la correspondance avec Grenier car il y a très peu de témoignages directs sur cet aspect de la vie d’Albert Camus.
Ses Carnets rappellent que pour lui la nécessité d’écrire est vitale. Et cela se manifeste d’une manière charnelle dans la correspondance amoureuse qu’il a entretenue avec l’actrice Maria Casarès. Leur relation épistolaire a pour effet d’augmenter leur puissance artistique. Camus le résume ainsi : « ce que chacun d’entre nous fait dans son travail, sa vie, il ne le fait pas seul. Une présence qu’il est le seul à sentir l’accompagne. »
À l’opposé de ces lettres intimes, Camus a déployé son talent dans un autre genre de lettres : la lettre publique. Un des articles du dossier examine un certain type de textes dans l’œuvre de Camus. Ce sont des textes d’intervention mais ils prennent la tournure personnelle d’une missive. Sa réflexion se déploie à l’intention d’un interlocuteur qu’il estime. Ce procédé est un moyen efficace d’apporter son appui aux causes politiques qui se succèdent.