Le titre de l’ouvrage rend compte de la valeur performative qu’accorde Alfred Dreyfus à l’écriture. Ses lettres sont poignantes aussi par ce qu’elles taisent. Non qu’il dissimule à son épouse le sort qui lui est fait mais l’exposer ou exprimer son désespoir le réduirait à néant. À maintes reprises, il laisse entendre son désarroi tout en se retenant d’y insister. Car écrire ne console pas. Au contraire, l’écriture est ici performative. Elle agit sur celui qui formule. Dans une lettre datée du 26 février 1896, il évoque l’anniversaire de sa fille. Mais penser à son enfant ouvertement, sur papier, est risqué. Il se retient. Écrire ce qui l’anime pourrait faire éclater son cœur, c’est ainsi qu’il le dit. Les lettres qu’échangent Alfred et Lucie Dreyfus sont vitales pour elle comme pour lui. Il y entend la « voix aimée ». Cela l’aide à vivre, dit-il sobrement.
Dépouillé de tout, il lui reste le droit d’écrire des lettres à son épouse, à ses enfants, aux membres de sa famille. C’est son seul droit. Il a été déporté sur l’île du Diable. Lucie envisage de traverser l’océan pour lui rendre visite au bagne. Il en est question dans les courriers qu’elle lui adresse. Ils ne lui parviennent pas tous. La vie de famille a fait place à un échange épistolaire plein d’obstacles et de difficultés.
Le lundi 15 octobre 1894, il a quitté son domicile de l’avenue du Trocadéro à Paris. Il a pris congé de sa famille –- sa femme Lucie et ses jeunes enfants Pierre et Jeanne. Il se rend au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, pour subir une inspection habituelle dans la carrière militaire. Le capitaine Dreyfus a 35 ans. Il est confiant. C’est un ancien élève de l’École polytechnique. Le jeune officier est issu d’une famille juive émancipée et patriote. Mais, en un instant, il perd son honneur. Et se voit ôté à sa famille, dépossédé de sa vie. Celle-ci est transférée à l’État conspirateur qui va le condamner au bagne le plus sordide qui soit. Dreyfus est d’abord arrêté dans les bureaux du ministère de la Guerre. La situation rappelle celle du Procès de Kafka. Dans une lettre datée du 19 janvier 1894, Alfred Dreyfus écrit : Jamais romancier, si riche que soit son imagination, n’aurait pu écrire une histoire plus tragique. L’affaire Dreyfus a marqué bien plus que son temps ; elle s’est déposée dans la littérature. Dans un des textes qui accompagnent la correspondance de Lucie et Alfred Dreyfus, Marie-Neige Coche, qui en a établi l’édition avec Vincent Duclert, revient sur les adaptations théâtrales de l’histoire de Dreyfus, la manière dont elle a été transmise, les lectures qui en ont été faites. L’autre texte, dû à Vincent Duclert, spécialiste de l’affaire Dreyfus, expose les faits, le contexte politique, administratif, juridique de l’affaire. Il montre aussi, en préambule, l’enjeu de cette correspondance. Notamment, il souligne l’importance de Lucie Dreyfus.
En effet, les lettres échangées montrent le rôle éminent de la jeune femme. Elle comprend qu’elle est pour l’innocent condamné le principe de vie et la promesse de justice. Et cela se lit dans toutes les phrases des lettres que s’adressent les époux ; lettres répétitives et déterminées. Lucie Dreyfus s’est jetée à corps perdu dans la défense de son mari dès la révélation publique de son arrestation le 1er novembre 1894. Elle obtient rapidement le soutien d’Émile Zola, écrivain d’avant-garde très engagé dans la lutte contre l’antisémitisme. Il n’est pas le seul intellectuel à s’inquiéter de l’arbitraire qui se noue autour du procès du capitaine Dreyfus.
Celui-ci est condamné le 22 décembre 1894. Dégradation en place publique et déportation à vie. Il est innocent du crime de haute trahison dont le conseil de guerre l’accuse. Il fait serment à Lucie, son épouse, de lutter pour la réhabilitation de son honneur. Mais avec quelles armes ?
C’est justement cela que la correspondance montre, ce combat. Comment se bat Alfred Dreyfus – avec les seules forces de sa conscience et l’idée de justice. L’amour qu’ils se portent, leur loyauté sont les nobles armes du couple Dreyfus.
La première lettre qu’il est autorisé à écrire est datée du 5 décembre 1894. Cela fait un mois et demi qu’il est incarcéré dans la prison militaire du Cherche-Midi. Lucie lui répond le jour même. C’est le début d’une correspondance vitale dans laquelle Alfred Dreyfus puise sa résistance et sa ténacité. Les lettres qu’il reçoit de Lucie sont le seul lien avec l’être aimé et la civilisation. Il est alors au bagne. Ses lettres à lui s’écrivent de l’île du Salut où les conditions de détention sont épouvantables. Sans s’y attarder, il en rend compte ainsi que de ses moments de découragement. Mais il résiste. Car il croit dans la France démocratique. Car il tient à l’amour de sa femme et des siens. Et il s’est fait un devoir de défendre son honneur par la reconnaissance officielle de la vérité. Les lettres qui unissent cet homme broyé par une conspiration d’État et sa femme, à des milliers de kilomètres, prête à tout pour le défendre, sont le cœur battant d’un des plus grands événements de l’histoire contemporaine. Mais pour Dreyfus, le droit de correspondance a été réduit et nombre de ses courriers sont soumis à la censure du ministère des Colonies. Et il est interdit à Lucie, comme à tout correspondant, de mentionner des informations judiciaires. Elle ne peut donc jamais lui faire part du combat des dreyfusards, ses défenseurs. De telles nouvelles auraient été bénéfiques au moral de Dreyfus qui ne reçoit aucune réponse aux lettres nombreuses qu’il adresse aux plus hautes autorités.
Puisqu’il est privé, illégalement, du droit de communiquer sur son dossier judiciaire, Dreyfus limite ses échanges avec Lucie à des propos intimes et moraux. Leur correspondance porte sur les sentiments, les valeurs, leur famille et sur le rêve, quasi fou en ces circonstances, de retrouver leur honneur.
Dans la deuxième lettre, Lucie affiche une confiance dans l’issue de la situation. Et son assurance aura sans doute un effet sur la persévérance d’Alfred Dreyfus. Elle l’enjoint à observer sa promesse de vivre puisqu’il tient à elle, et aux enfants. Après sa condamnation, Lucie lui a fait promettre qu’il survivrait pour elle, pour leurs enfants et pour la réhabilitation de leur nom. Cette promesse est parfois évoquée, dans les lettres du début, comme un sacrifice auquel il a consenti par amour. « Quel sacrifice fais-je au nom que portent mes pauvres chers petits, pour supporter tout ce que je subis ! »
On perçoit de bout en bout la force intime qui anime Dreyfus dans son combat politique. Chacune de ses lettres, comme celles de Lucie, montre comme ils sont tendus l’un vers l’autre. Les lettres apparaissent comme l’expression ponctuelle, mesurée, des pensées permanentes qu’ils se vouent. Dreyfus aurait-il résisté sans les lettres de sa femme ? Ce sont des lettres qui témoignent de son amour et de sa force de caractère. Elle est prête à faire le voyage difficile vers l’île du Diable pour y rendre visite à Alfred dont les conditions de détention sont effroyables. Il en donne un aperçu : Une petite pièce toute nue, de 4 m 20 peut-être, fermée par une lucarne grillée... il est vêtu d’habits déchirés et souillés. Au moment où Lucie prévoit de venir vers lui, il lui rappelle qu’il lui faut se munir de toutes les autorisations nécessaires pour le voir et demander, entre autres, le droit de l’embrasser. L’homme est soustrait à sa vie familiale, dépossédé de ses droits de citoyen. Il est devenu la propriété de l’État. Mais son cœur lui appartient encore.
Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus
Écrire, c’est résister - Correspondance (1894-1899) Vincent Duclert (Directeur scientifique),
Marie-Neige Coche (Directeur scientifique),
Françoise Gillard (Préfacier)
Folio Histoire, 7 nov. 2019. 304 pages
Avec le soutien de la Fondation La Poste