On dit du premier, né à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, en 1949, que c’est un homme de terroir que le monde paysan de l’enfance a mué en homme de lettres, attentif depuis son jeune âge au « naturel désir de connaître », à l’urgence d’un éclaircissement intérieur, qu’il a d’abord mais en vain tenté de demander aux livres sur place ; romancier, écrivain du carnet de notes, du journal, habité par le réel, hanté par le ravage du temps qu’il consigne – soit quatre volumes d’un Journal qu’il tient depuis plus de trente-sept ans où il note (habitude de père en fils) les faits quotidiens, essentiels, anodins, soucieux de vouloir follement conserver la mémoire de ce qui va disparaître. « Je suis par mon enfance, par mon ascendance, d’un canton verdoyant, sylvestre, lacustre de la Terre. Le temps d’après m’a fait citadin, studieux et casanier. Structurellement, je suis voué à la nostalgie, ce mal du retour. Je sais bien que le changement était inéluctable », confiait-il à Antoine Spire, dans un entretien au Monde de l’Éducation, en avril 2002. Ensuite, quoiqu’absorbé par les études savantes, après avoir adopté les lettres, s’être familiarisé avec les livres élus, il laissera d’autres passions nourrir sa vie ; la sculpture, l’entomologie, les masques africains... On dit du second, d’un an son aîné, éditeur qui fonda les éditions William Blake & Co, à Bordeaux, en 1976, poète qui offrit des titres et des textes somptueux – Difficile conquête du calme, Le plus réel est ce hasard, et ce feu : vingt années de poèmes, 1976-1996, Écrits sur la poésie, Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre – qu’il est autant habité de la passion des mots que de celle des beaux livres, qu’il s’est engagé corps et âme dans l’une comme dans l’autre pour faire entendre l’éthique et l’esthétique, la lumière et l’énigme ; né en Corrèze lui aussi, comme Pierre Bergounioux, mais ce n’est ni leur première ni leur seule affinité. « De la poésie, des arts de la pensée, je n’ai jamais attendu moins que ceci : un monde nouveau (...). Toujours ces puissances ont eu pour moi, dans des œuvres, les prestiges de l’action la plus durable, la moins soumise à la simple reconduction de l’état des choses, la mieux capable de résister à l’entropie, à la décomposition, à la mort. »[1] Nourri des classiques et pourtant, résolu à boire le monde réel jusqu’à la lie, c’est ainsi que Jean-Paul Michel s’adresse à son lecteur, dans Écrits sur la poésie, 1981-2012. Il lit Hölderlin comme on reçoit des coups, rend hommage au poète André du Bouchet, donne en vingt-six leçons d’affectueux conseils aux jeunes écrivains, veut rendre à la poésie des pouvoirs, la vivifier, il lui demande d’oser, imposant l’intensité de la vie, son ambition, son engagement, sa foi, sa fièvre – il faut vivre comme un feu – en cela, avec Pierre Bergounioux, tel un presque jumeau. « Mon cher Jean-Paul, Je n’ai pas eu ta belle témérité, je n’ai pas rompu comme tu as fait, pris le large. Je ne pouvais pas, pas seulement par timidité mais parce qu’il me semblait – parce qu’en fait, j’étais sûr – que mon père n’y eût pas résisté, qu’il avait besoin de moi pour lui fournir la certitude, négative, qu’il était. Ainsi l’ont voulu le sort, les puissances occultes, l’ombre épaisse tenace monstrueuse où nos enfances, pour lumineuses qu’elles furent, aussi, plongeaient. »[2] C’est ce que Pierre Bergounioux écrit à Jean-Paul Michel dans une lettre datant du 17 mars 1994. Un échange de lettres entre l’un et l’autre paraît aujourd’hui aux éditions Verdier ; Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017, laquelle vient saluer trente-six ans d’amitié, d’admiration réciproque, de fraternité intellectuelle, et de reconnaissance pour l’instant qui les lia à vie : leur rencontre, dans la même classe de terminale au lycée de Brive, en Corrèze, cette année déterminante du baccalauréat, des cours de philosophie et de tous les possibles ; le souvenir prégnant de ce que cette amitié entraîna avec elle, le besoin d’y revenir... En 1984, Pierre Bergounioux fait paraître un premier roman, Catherine. Un texte court, empreint de beauté bucolique, de mélancolie, traversé de solitude, d’espoir et de désespoir, de grandeur, de secret, thèmes chers qui d’emblée donneront le ton de l’œuvre à venir. « C’était cette campagne transie mais grosse encore du mystère de sa feuillée intacte, les vacances, et ce n’était plus les vacances. (...) » [3] Le narrateur, tantôt il, tantôt je, vient d’être quitté par la femme qu’il aime, qu’il a épousée dix ans plus tôt, Catherine. Il est professeur de français dans un petit bourg de Corrèze où il vient d’hériter d’une maison. Il court s’y réfugier, expérimentant la solitude, l’arrachement, la culpabilité. « Les vapeurs se clairsemaient. J’y ai quand même ma part. On a la tête qu’on mérite. Il ne supportait plus celle que lui renvoyait le miroir. À dix ans de distance, c’était un double étonnement : infiniment tendre, émerveillé, irrévocable, que contre toute espérance elle ait consenti à devenir sa femme, sans effroi ni calcul ; et sombre, insupportable que dix ans aient passé de la sorte, dans ce parfait apaisement, pendant lesquels, chaque jour, sans s’en rendre compte, il avait commis la faute infime, impardonnable, de n’être plus sur le qui-vive pour se tenir à sa hauteur, près d’elle qui l’avait accepté. »[4] Il se traite de gosse, n’a pas été suffisamment aimant, s’est laissé distraire, se reproche de n’avoir été occupé que de lui-même, veut mourir, veut reconquérir... Dans Le Grand Sylvain, son deuxième texte, publié neuf ans plus tard, en 1993, il y est aussi question de ce monde fragile de l’enfance, son prolongement dans la vie adulte, le temps toujours ; dans un jardin public, le fantôme d’un gamin de cinq, sept ans découvre ébloui une cétoine, papillon à la cuirasse émeraude ; il la relâche parce qu’il ne sait pas comment la faire mourir. Et l’adulte devenu cherchera toute sa vie à retrouver le papillon envolé, à moins que ce ne soit les heures de l’enfance envolée ou ses renoncements à réparer. En résonance avec l’exigence de la tâche qui incombe avec l’écriture, la vérité à vouloir, Jean-Paul Michel dit ce pouvoir-là du livre. « D’un livre seul on peut tout attendre. Il vaut à proportion du pari désespéré qui le porte, des richesses qu’il jette, avec joie dans son feu, pour qu’il flambe. / Rien ne l’excuse, puisqu’on y doit tout choisir. Que l’on y doive répondre de tout, fait devoir, pousse à devenir meilleur. »[5] Indépendamment de la correspondance qui les lie, passer du texte de l’un au texte de l’autre, des Écrits sur la poésie au Carnet de notes, le rapport quotidien au temps (la température, les saisons, les jardins, le temps qui passe, la poésie creusée, l’être creusé, l’horizon, la présence à l’immédiat, les sommets, le sacrifice, la fragilité de tout... Comment ne pas la sentir évidente cette fraternité-là en écriture, cette reconnaissance réciproque, cette connivence ? « Sa 24.8.85. Il pleut du ciel bas, chargé de lourdes nuées violacées, comme si nous avions déjà dévalé les pentes de l’automne. J’aurais aimé sortir un peu, échapper un instant à la vie claquemurée, au rongeant et stérile souci d’écrire. Je lis. Les petits se chamaillent. (...) Sa 31.8.85. (...) Descriptions maladroites, pensées imprécises, suggestions nulles. J’ai peiné comme tout sans résultat aucun et le vieux désir de mort qui ne dort que d’un œil, roulé en boule, dans son coin comme un chien, montre soudain les dents et me saute à la gorge. »[6]
............
[1] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flammarion, 2013, p. 9
[2] Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2017, éd. Verdier 2018, p. 53
[3] Pierre Bergounioux, Catherine, éd. Gallimard, Folio, p. 21
[4] Pierre Bergounioux, Catherine, op. cité p. 11
[5] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, op. cité, p.81.
[6] Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1980-1990, éd. Verdier 2006, pp. 417, 419.