Un photographe italien des plus connus et un philosophe parmi ses amis conversent d’une lettre à l’autre à propos de la photographie, de Ravenne, de la beauté du monde, de la mode, de la religion, de la lumière… Alors que l’exposition, Paolo Roversi, au Palais Galliera dévoile, en une monographie inédite à Paris, cinquante ans de photographies (1), une correspondance des plus solaires avec le philosophe Emanuele Coccia donne à lire une personnalité qui l’est tout autant.
Les plus grands mannequins sont passés devant son objectif. Elles posent avec intensité, luminosité : chacune des photographies de mode de Paolo Roversi est un portrait.
« La nostalgie de l'enfance est le premier moteur de mon travail », confie-t-il volontiers dans ses interviews. Né en 1947, à Ravenne, en Italie, il grandit sous le soleil et dans le cocon de l’enfance – l’hiver en ville et les longs mois de l’été dans la maison de vacances à la mer. « Je suis né et j’ai grandi au bord de la mer Adriatique – écrit-il à Emanuele Coccia, le 2 août 2021, depuis Ravenne. J’ai eu une enfance heureuse et la joie que je porte en moi, je la dois à ce soleil qui, depuis que je suis tout petit, me réchauffait dès le saut du lit, quand je m’asseyais sur les marches de notre maison à la mer, à Porto Corsini » (2). Paolo Roversi a trouvé en la photographie son « enfance sans fin ».
Son père était médecin, soignait les riches, les pauvres, happé par son travail et ses patients, mais il lisait beaucoup, comme sa mère, protectrice et optimiste, qui chantait du matin au soir, récitait des poèmes, transmettait à son fils le goût de la lecture, des choses belles. Aucun luxe dans la maison, il arrivait même que le père se fît payer en moutons. Quant à Paolo, dernier d’une fratrie de cinq frères et sœurs, il héritait souvent de leurs vêtements. De ses parents, il dit qu’ils n’étaient pas des intellectuels, mais ils avaient du respect pour le monde de la culture, l’art. À huit ans, il se fait offrir un petit appareil photo et commence par ce qui l’entoure. Huit ans plus tard, la photographie est sa révélation.
En 1972, Roversi apprend à développer des photos dans la cave de l’appartement familial avec le facteur, photographe amateur et se forme auprès du photographe de quartier, Nevio Natali. Il ouvre un petit studio où il dresse le portrait des familles locales. En 1973, alors qu’il est marié, père de deux enfants, il quitte Ravenne pour Paris, se voit ouvrir les portes du milieu de la mode parisienne grâce à la styliste Popy Moreni. C’est chez son père, le peintre, Mattia Moreni, qu’il a rencontré le photographe et cinéaste Peter Knapp, directeur artistique du magazine Elle, lequel l’encouragea à aller travailler à Paris.
Dès ses années d’apprentissage, le choix qu’il fait ensuite du studio, de la chambre grand format, du Polaroid, définissent sa manière de travailler, son esthétique de photographe.
Sa marque de fabrique ? Le portrait. Cet aveu de l’intime qui se noue entre le photographe et son modèle : « Prendre le portrait de quelqu’un est une confession intime, réciproque, qui signifie échanger le monde et la lumière. C’est cet événement intime qui provoque l’émotion et la beauté » (3).
Paolo Roversi cherche, invente son langage photographique, trouve des résonances dans le travail de Helmut Newton, de Sarah Moon, dans les portraits épurés, enveloppés de brume de cette dernière.
« Les modèles comme Stella, comme Guinevere, Saskia, Natalia ou Audrey ne sont pas juste des filles qui posent devant mon objectif avec un sourire ou une moue, elles constituent une part essentielle de mon travail et de ma vie. Ce sont des artistes qui créent, qui remplissent un espace et inventent un autre temps, interprètent et expriment le monde avec une infinie générosité, répandant leur beauté et leur amour, que je cherche à photographier de la meilleure façon possible. Tout part de la grâce et de la lumière qu’elles irradient » (4).
La poésie des mots de Paolo Roversi fera toujours écho à celle de ses images. Au-delà des vêtements, des silhouettes, des corps, il photographie les visages, les regards et par-dessus tout, l’émotion qu’ils suscitent.
On évoque l'intemporalité de ses images. « La photographie est un langage et pas seulement une représentation mécanique de la réalité ».
Le temps passe vite, même pour un photographe. Pour Roversi, seul compte le temps photographique. Est-ce la photographie qui est le théâtre du temps ou est-ce l’inverse ? Qui met en scène l'autre ? Qui est le réalisateur ? L'acteur ? Le temps photographique selon lui est un temps suspendu, comme un présent continu : une photographie de sa sœur – son tout premier modèle -, un portrait du mannequin Kate Moss, c'est un présent qui est là, un présent continu. Avec la photographie, des réminiscences d'enfance, les fantômes qui continuent de le hanter remontent à la surface. C'est avec eux qu’il noue une vibration, appelle un frisson quand s'ouvre l'œil de l'appareil.
Si Helmut Newton, Sarah Moon l’ont influencé, il y eut aussi, Irving Penn, Erwin Blumenfeld, Richard Avedon ; Michelangelo Antonioni dont il aima particulièrement le film, Blow Up. Il n’avait pas prévu de se consacrer à la photographie de mode, ses premières photographies représentaient des natures mortes, ce je-ne-sais-quoi qui attire : des images d'objets sur une table, des jouets de ses enfants, une tartine de confiture, une mouche...
À trente ans passés, il se prend de passion pour le Polaroïd qui lui permet de voir en temps réel son travail, lui offre son propre espace de liberté affranchi des règles. Il se voit comme un artisan. Près de trente ans plus tard, le numérique lui ouvrira d’autres portes.
« Ma première lanterna magica, c’était ma chambre à coucher à Ravenne où les lumières qui entraient par les persiennes formaient sur le plafond et les murs des figures fantomatiques et mystérieuses. Ma vraie lanterna magica depuis, c’est mon studio », explique-t-il dans le catalogue de l’exposition qui lui rend hommage au Palais Galliera (5). Paolo Roversi, attaché à son Studio, ses outils de travail, sa chambre, son objectif, ses lampes, sa toile de fond, ses tabourets, comme un état d’esprit, comme une bulle retranchée du monde, un lieu de passage et de rencontres, cet espace vivant où il invente un univers, entre obscurité et lumière. Dans la rue, il faut choisir. Dans un studio, les émotions doivent circuler : que tout surtout ne soit pas trop préparé, trop propre. Il voudrait travailler dans le studio comme dans la rue, et dans la rue comme dans un studio – puisque le studio, c’est l’abstraction totale dans laquelle un sujet peut être isolé. Et c’est cela qu’il aime.
Installé à Paris depuis cinquante et un ans, son studio au cœur du 14e arrondissement abrite un atelier d’artiste lumineux aux grandes fenêtres des année 30, avec deux espaces pour les prises de vue, son secrétariat, sa bibliothèque, ses archives, un laboratoire, des chambres, une cuisine, un bureau : sa deuxième maison.
« Je suis aujourd’hui d’humeur radieuse, et donc heureux et désireux de t’écrire. (…) Je pensais à l’unicité de la photographie. Chaque photographie est unique puisque chaque instant de vie est unique, nouveau et impossible à répéter – de même que chaque instant de lumière », écrit-il à Emanuele Coccia, le 4 septembre 2021. Paolo Roversi aime la vie.
(1) Exposition Paolo Roversi, Palais Galliera, 16 mars - 14 juillet 2024
(2) Paolo Roversi, Emanuele Coccia, Lettres sur la lumière, Gallimard 2024, p. 32.
(3) Paolo Roversi, Emanuele Coccia, op. cité, p. 82
(4) Op. cité, p. 83
(5) Catalogue qui accompagne l'exposition Paolo Roversi présentée au Palais Galliera, éditions Paris Musées 2024