L’une des révélations de ces lettres a pour nom Rüpel. Il s’agit du caniche de Richard Wagner. Un caniche brun qui l’accompagne partout, même jusqu’à l’orchestre. Il égaie la vie du jeune Wagner, qui souvent se plaint d’aller mal, très mal psychiquement. Cette correspondance avec Theodor Apel offre un portrait du compositeur où l’on retrouve certains traits bien connus de sa personnalité, son antisémitisme notamment ; mais l’on découvre aussi sa simplicité, ses pitreries. S’étalant sur une vingtaine d’années, l’échange de lettres entre les deux amis se concentre sur les années 1830. Puis les aléas de la vie les éloignent. Certes, la distance favorise la relation épistolaire, dans un premier temps. Mais on verra aussi les courriers s’espacer et les amis se perdre de vue. Littéralement se perdre de vue, puisque Théodor Appel devient aveugle. Simultanément, Richard Wagner tombe dans la misère. Ce sont ces années difficiles de la vie du compositeur que couvre en grande partie cette correspondance. Son intérêt tient à nous faire connaître le parcours chaotique et les épreuves qui précédèrent le succès. C’est sur l’évocation de L’Anneau du Nibelung, œuvre gigantesque de Richard Wagner dont Theodor Apel n’entendra jamais la musique, que se termine la correspondance entre les deux amis de jeunesse. La dernière lettre date de 1853. Theodor Apel meurt brutalement d’un AVC le 26 novembre 1867. Même s’il eut la joie de constater la fabuleuse évolution de son ami de jeunesse, sa disparition prématurée, bien avant la construction du théâtre de Bayreuth, le priva du bonheur de voir Richard Wagner atteindre l’apogée de son art et de sa réussite.
Si cet ouvrage trace l’arc d’une amitié de ses débuts à son interruption dramatique, il a surtout pour objet la vie du jeune Wagner. Il rend compte de ses démarches artistiques et professionnelles à son ami Theodor. Il fait cela avec une grande affection. L’affectivité est, du reste, l’autre objet des lettres rassemblées dans ce volume. Restées inconnues jusqu’à maintenant du public français, les lettres qu’il adresse à son cher Theodor permettent de connaître Wagner sous un nouvel angle. On prend ainsi conscience des grandes difficultés qu’il traversa. Ces conditions rendent encore plus significative son évolution et la gloire attachée à son nom.
Ils se sont rencontrés à l’école. Le début de leur amitié remonte aux années où les deux garçons fréquentaient la Nikolaischule. Richard Wagner y est entré en 1828. On ne peut pas dater précisément l’époque où ils se rapprochèrent véritablement. On voit cependant en 1832, grâce à une lettre de Richard Wagner, qu’ils sont déjà intimes. Il est certain que des relations amicales de plus en plus profondes se créèrent grâce aux intérêts communs qu’ils nourrissaient tous deux pour la musique et la poésie. Le 16 décembre 1832, Wagner est à Leipzig, sa ville natale. Il écrit à Théodore à quel point son départ a laissé place à la solitude. « Après ton départ, mon ami, tout m’a semblé désert et mort. » C’est alors l’occasion de se fermer au monde extérieur pour assister au déploiement de sa vie intérieure. Cette solitude soudaine la rend plus puissante que jamais. Et le jeune Wagner s’emploie à transcrire cette « divine musique » qui s’impose à lui. Dieu et le monde entier l’ont abandonné, il se voue à la création. Sa symphonie est née de ce drôle d’état d’esprit. Il l’achève en l’espace de six semaines. Après cela, il put de nouveau s’ouvrir au monde extérieur. Cette lettre entrouvre la porte du cabinet de travail du compositeur Wagner. D’autres lettres, à la suite, le montre encore au travail mais plutôt en tant que chef d’orchestre.
Un an plus tard, il signera sa première grande œuvre. C’est un opéra intitulé Les Fées. Il l’a composé à Würzburg. Il est important de préciser les lieux car les lettres de Wagner leur accordent une place importante. Il séjourne dans diverses villes, plus ou moins longtemps, en espérant y trouver le succès. Certains lieux sont propices à la composition, d’autres à la dépression. Wagner passa tout le printemps et une partie de l’été 1833 à écrire Les Fées. Il en rédige le livret. Le sujet des Fées est proche des légendes médiévales qui ont pour objet l’amour d’un mortel pour un être supérieur. Dans ce premier opéra, on voit apparaître le thème du véritable amour qui doit reposer sur une confiance inébranlable en l’être aimé, thème que l’on retrouvera dans Lohengrin. Arrivé un an plus tôt comme symphoniste, le jeune compositeur avait trouvé sa voie et repartait avec un opéra.
Il y a des noms qui apparaissent dans les lettres envoyées à Theodore Apel. Certains noms reviennent souvent. Outre celui de Minna, sa bien-aimée, on voit régulièrement mentionné un certain Laube. Il s’agit de Heinrich Laube qui est un des représentants du mouvement Jeune-Allemagne. C’est un mouvement littéraire. Il est composé de jeunes poètes. Wagner y fait souvent allusion dans sa correspondance avec Theodor Appel ; rappelons que les deux amis s’intéressent beaucoup à la poésie. Wagner a d’ailleurs mis en musique un poème de Theodor Apel, ce poème est reproduit à la fin de l’ouvrage et s’ajoute aux documents attestant, entre autres choses, de l’activité musicale de Wagner dans les différentes villes dont il a dirigé les orchestres. Le mouvement Jeune-Allemagne était constitué de poètes stimulés par les puissantes actions populaires qui secouent l’Europe entière à cette époque. Leurs idées sont libérales ; ils les expriment sans détour. Wagner adore ça. Il les côtoie. Sous cette influence, son art entre dans une nouvelle phase. Le changement est spectaculaire. Les lettres à Theodor Appel montrent clairement l’apparition d’un nouvel état d’esprit. Il raconte dans son esquisse autobiographique comme il s’est abandonné à cette fermentation, c’est le terme qu’il utilise pour désigner l’effet qu’eut sur lui ce mouvement littéraire et politique nommé Jeune-Allemagne. Wagner s’exprime toujours avec simplicité, avec une certaine fraîcheur, concrètement. Il ne dissimule rien de ses sentiments, de l’affection qu’il porte à Theodor dont il espère les visites. « Je meurs presque d’impatience » lui écrit-il en insistant pour le faire venir à lui qui, engagé comme directeur musical, se déplace moins facilement que son ami. Le ton des lettres devient parfois éruptif, relâché, célinien, traitant de « vermine juive » le tailleur qui lui réclame son dû. Le jeune homme passionné laissera place à un homme sans élan, brisé par la misère, incapable pendant de longs mois de créer quoi que ce soit. On l’apprend par les lettres tardives, en fin de volume. Quand Richard Wagner reprend contact avec Theodor Apel, il revient sur les dix ou même vingt ans qui se sont écoulées depuis la dernière lettre. Ce sont des récits relatant dans une prose apaisée les nombreux déplacements, espérances et déboires de Richard Wagner. Ces lettres calmes esquissent deux destins, celui de Theodor Apel, frappé de cécité et mort prématurément, et celui de Wagner, éprouvé autrement mais qui se sort de toutes les difficultés. Elles sont sociales, non physiques. Il lui est possible d’obtenir de l’aide car il ose demander, il sait demander, il sait à qui demander ce dont il a besoin. Nombre de lettres de Richard Wagner à Theodor Apel ont ainsi pour motif une requête. Que lui faut-il de son ami ? Une visite ; une baguette pour diriger l’orchestre ; de l’argent.