21 février 1944. « Fresnes, Ma chère Mélin[é]e, ma petite orpheline bien-aimée. Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas, mais pourtant, je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but (…). » (1) Peu avant d’être exécuté par les Allemands avec 23 autres résistants, Missak Manouchian (1906-1944) écrivait sa dernière lettre à sa femme - Mélinée (1913-1989), comme Missak, rescapée du génocide des Arméniens en 1915, orpheline, exilée, militante communiste et résistante.
Le 21 février 2024, quatre-vingts ans après être tombé sous les balles allemandes au Mont-Valérien, Missak Manouchian entre au Panthéon avec son épouse, selon la volonté du Président de la République. Une biographie intitulée Manouchian leur rend un bel hommage (2).
Qui étaient-ils l’un et l’autre, unis dans la lutte, mariés, séparés par l’arrestation et la mort de Missak à trente-huit ans ? Comme près de 100 000 autres enfants, Missak Manouchian et Mélinée Assadourian, Arméniens nés tous les deux en Turquie, voient leurs parents assassinés par la police ottomane, lors du génocide arménien de 1915. Ils vont vivre d’orphelinats en familles d’accueil, lui avec son frère aîné dans l’Empire ottoman, elle en Grèce avec sa sœur, avant d’être dispersés et envoyés, encore enfants en France, au milieu des années 1920.
Missak et Garabed débarquent à Marseille en 1925, Mélinée et Armène un an plus tard. Missak rêve de Paris ; quant à Mélinée, l’école arménienne de Marseille dans laquelle les deux sœurs sont internes sera transférée à Paris en 1929. Sans ressources, sans connaissances, il leur faudra trouver du travail à Paris. A l’orphelinat, Manouchian a appris le métier de menuisier - métier qui devait lui servir un peu plus tard. Les livres, la poésie occupent son temps, parallèlement, il obtient un emploi en usine comme menuisier. Il écrit des poèmes, s’inscrit à la Sorbonne en tant qu’auditeur libre, suit les cours de littérature, de philosophie, d’économie politique et d’histoire, s’initie à la littérature française. Habité par l’esprit révolutionnaire, il suit aussi les cours de l’Université ouvrière. Indépendante, comme Missak éprise de justice, passionnée par les questions de l’émancipation de la femme, Mélinée, sans moyens financiers, prend des cours de sténodactylo à l’école Pigier. Elle ne tarde pas à trouver un emploi de secrétaire dactylo et donne de son temps au sein du Comité de secours pour l’Arménie. C’est là, qu’en 1934, elle rencontre Missak, apatride lui aussi, militant lui aussi. Il la courtise, elle l’admire. La lecture de son journal de l’époque montre un Missak tourmenté entre ses devoirs et ses désirs, ses rêves et la réalité, entre le présent parfois mesquin et l’avenir qu’il voyait généreux et rempli de promesses tenues, confie Mélinée dans un livre de mémoires dédié à son mari (3). Le 18 juillet 1935, Missak écrit dans son Journal : « Toute mon âme est au bout de mes lèvres et je ne parviens pas à établir le contact avec ceux que j’aime. D’innombrables devoirs me bousculent et m’assaillent, si bien que je ne sais plus derrière lequel courir… Je laisse tomber la poésie… » (4). Ils s’épousent en 1936. Pendant ces années d’avant-guerre, où le militantisme prend la plus grande part dans les activités de Manouchian, il écrit beaucoup, et son journal comme ses lettres à Mélinée montrent la place qu’il donne à sa vie conjugale dans l’effervescence de ses occupations.
« Le 15 octobre 1938. Chaque nuit, ayant terminé mon travail de militant, quand je m’isole dans ma chambre, chaque matin, quand je m’éveille et dans la journée, quand j’ai le loisir de goûter les moments doux et amers de la vie qui passe, mon âme d’elle -même s’envole vers un être que j’ai aimé parmi des mille et des millions… un instant oubliant tout le reste, ainsi que moi-même, j’aspire à lui écrire… » (5).
Ensemble, les époux militent à la CGT, puis au PCF. Missak, s’engage comme volontaire dans l’armée française en 1939. Lorsque Hitler envahit l’URSS en juin 1941, il rejoint la Résistance. Le groupe multipliant les attentats, Mélinée et lui entrent alors dans la totale clandestinité. Missak s’engage dans l’action armée en 1943, au sein des Francs-tireurs et partisans de la main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Le mouvement de Résistance intérieure créé par le PCF a pour objectif de mener des actions de guérilla urbaine pour déstabiliser l’occupant. Mélinée est affectée au repérage et à l’espionnage des cibles d’attentats, chargée de rédiger des comptes-rendus pour les commandos. Le groupe multiplie les attentats, provoque notamment l’exécution du colonel SS Julius Ritter, responsable en France du Service du Travail obligatoire (STO), qui envoyait des milliers de travailleurs français en Allemagne pour nourrir l’industrie nazie. Mais l’étau se resserre autour de leur organisation bientôt rattrapée par les arrestations. En 1943, Missak figure avec ses camarades sur la célèbre affiche rouge de propagande allemande placardée dans toute la France occupée. Il est capturé le 16 novembre de cette même année par la police française, chargée de la traque et de l’arrestation des FTP-MOI, pour les remettre aux Allemands. Dans l’après-midi du 21 février 1944, ce sont vingt-deux membres des Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée, qui sont fusillés au Mont-Valérien.
Mélinée est recherchée par la Gestapo, condamnée à mort. Elle reste cachée de longs mois, refugiée chez son amie Knar Aznavourian (la mère du chanteur Charles Aznavour), dont la famille participe activement à la résistance. En 1946, alors qu’elle vient d’obtenir la nationalité française, Mélinée quitte la France par fidélité aux dernières volontés exprimées dans sa lettre par son mari, et part pour l’Arménie soviétique pour y faire éditer les écrits, poèmes et archives de Missak que la Gestapo ne lui aura pas enlevés.
En 1974, elle publie ses mémoires intitulés Manouchian, en hommage à celui qu’elle n’a cessé d’aimer, y glisse des extraits du journal et des carnets de Missak, des lettres. « S’élever et élever les autres, voilà un idéal qui doit enflammer toute âme qui possède l’ardent désir de vivre, de rester pur et grand toujours et accomplir une œuvre immortelle », écrivait-il dans l’un de ses Carnets, un 31 mars 1933, à vingt-sept ans. Il ne lui restait plus qu’onze ans à vivre…
Retraçant sa vie aux côtés de Missak, Mélinée relate leur existence de survivants du génocide des Arméniens jusqu’à leur lutte pour la cause de la liberté et la sauvegarde de l’identité arménienne. Atteinte d’un cancer, déçue par la politique de l’Union soviétique, elle rentre en France aux débuts des années 1960, continue d’œuvrer activement pour la mémoire des résistants arméniens. Elle mourra le 6 décembre 1989 à l’âge de 76 ans, enterrée au cimetière parisien d’Ivry, avant d’être finalement réunie avec Missak en 1994, et pour toujours.
« Aujourd’hui, il y a du soleil. (…) Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous [ont] vendus. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari. Missak Manouchian (5). » Ce furent les derniers mots de son vivant.
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