Philosophe, poète, romancier, professeur, théoricien sur la musique, sur la peinture, créateur de livres d’artistes, voyageur, photographe, assembleur doué de cartes postales et de collages, il va parcourir le monde, à la recherche du renouvellement incessant des genres. Né en 1926, mort quelques quatre-vingt-dix ans plus tard, Michel Butor est l’auteur d’une œuvre à l’inventivité extraordinairement foisonnante : plus de mille huit cents titres, du roman aux textes expérimentaux. Son œuvre romanesque ne comprend que quatre titres – Passage de Milan (1954), L’Emploi du temps (1956), La Modification (1957), Degrés (1960), de l’un à l’autre comme autant de tentatives d’exploration des labyrinthes du temps et de l’espace. Il se détourne du genre ensuite, mais ces quatre livres suffisent à l’étiqueter romancier et précurseur, avec ses pairs, de cette nouvelle forme de littérature qu'on appelle le Nouveau Roman. Ils ont pour nom Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute ou Claude Simon, veulent décloisonner l’espace littéraire classique, cherchent de nouvelles formes romanesques, se définissent contre les conceptions traditionnelles de l’intrigue, du personnage, de la psychologie, de la vraisemblance.…
Pour beaucoup de lecteurs, le nom de Michel Butor est associé à La Modification, roman emblématique de ce courant, publié aux éditions de Minuit qui obtient le prix Renaudot, en 1957. Lorsque les classiques s’attendent à une histoire racontée, le Nouveau Roman lui, se veut la bannir, de même qu’il rejette toute consistance psychologique à ses personnages. Entièrement écrit à la deuxième personne du pluriel – le narrateur s’adresse à son personnage – La Modification est un monologue intérieur : la confrontation d'un homme avec lui-même pendant un trajet en train de Paris à Rome. « Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante (…). » Ainsi, commence le roman, avec sa singulière façon d’apostropher le héros, à la fois monologue et description. Léon Delmont, quarante-cinq ans, marié, des enfants, va rejoindre sa jeune maîtresse à Rome dans l'intention de lui annoncer qu’il quitte sa femme et qu'ils vont pouvoir vivre ensemble. Or, au rythme du train et de ce voyage de presque vingt-quatre heures, entrecoupé de réflexions, de souvenirs, le personnage renonce à son projet sans avoir vu sa maîtresse et s’en retourne auprès de sa femme. La Modification ou le récit du changement qui va s'opérer chez cet homme dans le train...
Curieux insatiable, affectionnant les langues étrangères et les frontières qui permettent l’évasion, Michel Butor n’a cessé de voyager. Les voyages et sa carrière d’enseignant l'ont mené loin de Paris – en Égypte, en Grèce, en Angleterre, aux USA, au Japon, à Genève enfin. Professeur durant dix-sept ans au sein du Département de langue et littérature modernes, il vit jusqu’à sa mort, installé dans un ancien prieuré, à Lucinges, en Haute-Savoie, qu’il rebaptise « À l’écart ».
« J’ai besoin de silence, parce que, avec le temps, je suis devenu de plus en plus sensible. Au fil des années, l’écriture a aiguisé ma perception de ce qui m’entoure, et j’ai besoin de me mettre à l ’écart. La photographie a beaucoup affiné ma perception visuelle, le nouveau roman a aussi été pour moi une école du regard. Pour pouvoir décrire parfaitement les choses, je me suis mis à les observer avec beaucoup plus de précision » (1), confiait-il, trois ans avant sa mort, à la journaliste Marine Landrot dans un entretien pour Télérama.
Cette habitude du silence, ce goût pour les mots, sans doute faut-il aller les chercher du côté de son enfance. Dans la famille Butor, on ne parlait pas beaucoup. Le petit Michel a sept ans lorsque sa mère devient totalement sourde après son dernier accouchement. L’événement, expliquera-t-il plus tard, « a jeté une ombre terrible sur mon enfance ». « Ça a été pour moi une très grande perte, un très grand malheur. C’est une des raisons pour lesquelles je n ’ai pas continué le violon, parce qu’elle ne pouvait plus m'entendre. » (2)
Le père lui, passait le plus clair de son temps libre à peindre des aquarelles ou à réaliser des gravures sur bois. Et puis, il y a la fratrie, sept frères et sœurs, et la grand-mère dont la maison est pleine de livres. Pour Michel Butor, communiquer passera par l’écriture. C’est avec sa mère qu’il entretient sa première correspondance. Jeune étudiant à Paris, il lui envoie quotidiennement des lettres, personnalise pour elle des cartes postales – divertissement transformé au fil du temps en œuvres d’art. Elle est celle qui a foi en lui, il le sait.
À Paris, il rêve de devenir peintre ou musicien, ne se sent pas suffisamment doué, évoque ses deux tentations, celle de la poésie et celle de la philosophie, et le roman comme lieu d’une possible cohabitation. Sa littérature est alors influencée par l'œuvre d'André Breton, le surréalisme, les constructions poétiques.
La rupture avec le genre romanesque se fait voir à partir de 1962, avec la publication de Mobile, inspiré de son séjour aux USA : une vision bien à lui des États-Unis et un livre fait de collages jouant avec le français et l’anglais, les écarts de typographie, les blancs...
Lors d’un entretien enregistré le 22 octobre 1996, à l’Université de Lille, l’essayiste et critique littéraire, Dominique Viart recevait Michel Butor et l’interrogeait sur le pourquoi de l’œuvre. « L’écrivain cherche toujours peu ou prou à se reconstituer dans son œuvre. Il veut agir, par l’intermédiaire de ses mots et de ses phrases, de telle sorte que la société se transforme pour ne plus produire le malheur qu’il représente lui-même. » (3)
Il évoque sa jeunesse et son physique qu’il n’a jamais aimé – « Je me trouvais assez laid » – « Je ne me plaisais pas. Je crois que c’est le cas de beaucoup d’écrivains et, ce qui est très curieux, c’est le cas de beaucoup de grands autobiographes. Rousseau écrit les Confessions parce qu’il ne se plaît pas. De même, Saint Augustin. Ce travail autobiographique est un effort pour changer l’image que les autres ont de nous, mais aussi réussir à se transformer pour pouvoir avoir de soi-même une image qui soit moins déplaisante. » (4)
Michel Butor n’est pas allé du côté de l’autobiographie. Selon lui, souvent, elle se fait vers le tard, quand on a vécu, expérimenté. Il revoit le malaise en lui, la guerre et d’autres aspects de l’histoire contemporaine, il comprend que ce qui l’attire, au fond, c’est le visible : regarder vers l’extérieur. Il n’a pas envie de se regarder lui-même. Son besoin d’écrire est lié à ses rencontres, et ses rencontres à ses nombreuses amitiés. De sa multitude de livres produits, il explique qu’ils sont des concentrés d’amitié ou encore une protection. « J’ai besoin de tisser un cocon de mots pour me protéger du monde extérieur. Je n’écris pas pour me faire connaître. » (5) D’ailleurs, on dit souvent de lui qu’il est un « inconnu célèbre ».
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