Mireille Calle-Grüber
Préface
Les Anges de Michel Butor
Voyage sous les doigts emplumés de l’écriture
Très tôt dans la vie de Michel Butor, communiquer ce fut écrire.
Ce fut d’abord écrire sur les lèvres, sur ses propres lèvres d’enfant, afin que sa mère, atteinte de surdité précoce, puisse lire. […]
L’autre façon de parole sourde – voix sans voix –, ce fut l’écriture éphémère avec l’usage de l’ardoise magique. Objet pratiquement disparu aujourd’hui, que Michel Butor décrit ainsi : « une espèce de carte faite de couches de papiers spéciaux superposés. Un petit stylet permettait d’écrire un texte, puis, dès que la personne avait lu le texte, on pouvait l’effacer aussitôt, d’un geste qui faisait coulisser les papiers les uns sur les autres ».
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Or, la magie de l’ardoise, Michel Butor l’a connue non seulement enfant avec sa mère sourde mais aussi adulte avec son ami muet, Georges Perros, lequel devenu aphone suite à une opération du cancer de la gorge, n’avait plus que ce moyen pour communiquer. L’Ardoise magique, livre dédié aux laryngectomisés, est le dernier écrit de Georges Perros : après une publication dans ses Papiers collés III, le texte a été réédité seul en 2014 avec un poème liminaire de Michel Butor intitulé La voix coupée et une postface de Bernard Noel, Parler autrement.
[…]
Comme les dessins esquissés
par le ruissellement des plages
et que la prochaine marée
engloutit avec ses éponges
comme les figures de craie
sur les tableaux noirs d’autrefois
qu’on recopiait sur les cahiers
dans l’obligation du silence
Maintenant je suis sourd aussi
pas tout à fait heureusement
il me reste un tiers d’audition
que les prothèses magnifient
peu à peu nous perdons nos feuilles
Comme les arbres en automne
Couvrant le sol de souvenirs
Que nous respirons en silence
[…]
Inédites, les lettres et cartes de Butor que les filles de Jean-François Lyotard m’ont fait l’insigne amitié de me confier, offrent ainsi le témoignage d’une exigence passionnée entre deux penseurs passionnants. Elles révèlent aussi, en ce qui concerne la question des formes de l’épistolaire qui nous requiert ici, une évolution dont on peut suivre la progression. Que l’on peut dater et contextualiser.
On voit ainsi s’organiser peu à peu la théâtralisation épistolaire par quoi Michel Butor appelle à une prise de conscience : celle de la scène du truchement qui effectue la communication. Où l’objet es double et d’égale importance : la graphie et la nef constituées en aéroplan postal. La forme fait fond, et le fond de l’affaire est l’envol de l’envoi. Tout informe ; le moindre élément du dispositif de lancement donne forme et information quant à la traversée des espaces qui séparent, distance sidérale, destinateur et destinataire.
Pauline Basso
La carte postale pour terrain de jeu
Nous avons souvent tendance à idéaliser la correspondance des écrivains, à imaginer de longs échanges et éclairants sur l’œuvre. Dans le cas qui nous occupe, si le texte ne donne pas toujours de clef d’interprétation des publications, il n’en va pas de même pour l’objet en lui-même qui est le résultat d’assemblages de différents matériaux et constitue, pour chaque carte postale, une œuvre plastique unique. Certes, il arrivait à Butor de parler de projets en cours avec les artistes, mais l’écrivain s’est plus particulièrement expliqué sur son œuvre à l’occasion d’entretiens ou d’ouvrages tels que la série des Répertoires ou encore Les Improvisations sur Michel Butor. Si beaucoup ont dû lire La Modification ou L’Emploi du temps lors de leurs études, ils sont moins nombreux à connaître sa poésie.
À partir de 1962 et de Rencontre avec le peintre Zañartu, le poète ne signera plus de roman et entame une longue période de collaboration avec divers artistes.
[…]
La réserve de cartes postales collectées par Michel Butor, qui forme une véritable « iconothèque », sert aussi de base aux assemblages de l’auteur. Elles sont ainsi, après découpage et transformation, réinjectées dans un circuit de création, et continuent à circuler. Les ciseaux sont dès lors centraux puisque, pour qu’il puisse y avoir assemblage d’éléments distincts, il doit d’abord y avoir un geste de décomposition, de fragmentation ; ce démantèlement des cartes permet à l’écrivain d’attirer l’attention sur des éléments qui seraient autrement passé inaperçus.
Adèle Godefroy
Bricoler, manipuler, jouer, détourner, composer avec les images
Le projet de photographier les cartes de Michel Butor m’a amenée pour la première fois à faire des images à partir d’images. J’ai cherché à éviter de faire des images lisses, écrasant les cartes, mais plutôt à mettre en valeur la carte en tant que petit objet en relief et donner une idée des potentialités multiples qu’elle a de se déployer. Quand la forme s’y prêtait, j’ai orienté mes cadrages de telle sorte qu’on puisse imaginer le geste de couture, de découpe et de collage dans les lignes de force de l’image : comme si on était au plus près du bricoleur à sa table, voire à sa place.
[…]
Écrire une carte est comme une méditation silencieuse durant laquelle on s’abrite dans un espace sans surveillance, protégé des « conversations parasites ». Le risque que la carte tarde ou se perde est minime, comparé au don que chacun reçoit de l’autre. Sans oublier l’archive qu’on laisse, avec cette trace de la conversation qui survit au temps. C’est considérer l’échange, aussi anodin soit-il en apparence, qui est comparable au plus précieux des cadeaux : le témoignage d’une vie, symbole de la liberté d’une création qui n’a cessé de se nourrir du partage modeste avec les autres. Tenir une correspondance était une condition de vie pour Butor, non négociable : « Nos envois se sont croisés, écrit-il à Youl. C’est bon signe, disait Georges Perros. Cela montre que nous avons besoin l’un de l’autre. » (12 juin 2013)