FloriLettres

L'étoffe de l'intime. Par Corinne Amar

édition février 2025

Portraits d’auteurs

Une célébration de la lettre, du mot et de la mémoire qui fait résonner les voix du passé et du présent : la Fondation La Poste fête en 2025 ses trente ans. Depuis 30 ans, elle se veut soutenir et valoriser l’expression écrite. Ce fil rouge traverse les nombreuses actions qu’elle accompagne et notamment l'aide à l'édition de correspondances.
En 2000, la Fondation La Poste se dotait d’un site Internet, conçu comme un magazine littéraire consacré au thème de l'écriture épistolaire, et plus largement aux littératures autobiographiques – correspondances, mémoires, journaux et récits intimes – voire aux romans dans lesquels la lettre est le vecteur d’une histoire. FloriLettres, la revue littéraire en ligne de la Fondation La Poste fut créée en 2002. Ce fut une rencontre et une chance : j’entrai dans l’équipe de la revue à ses débuts. Je revenais de sept ans passés au Japon. Parler une autre langue, vivre dans une autre langue, éprouver le sentiment profond de l’exotisme et de l’exil à la fois, avait accentué chez moi la nostalgie de ma propre langue – même si je l’enseignais, elle me manquait. J’avais expérimenté le besoin de me rapprocher du monde par la littérature, le goût fébrile de la correspondance. Écrire, lire pour être près. Il n’est pas de hasard.
FloriLettres s’articule autour d’un ouvrage de correspondance ou d’un ouvrage récompensé par un prix littéraire ou d'un événement culturel ou encore, d’un projet solidaire qui a donné lieu à une publication. Ainsi en est-il, et dans des disciplines différentes, d’œuvres de figures majeures telles que Rainer Maria Rilke, Maurice Ravel, Marcel Proust ou tant d’autres, qui ont laissé derrière elles un héritage épistolaire inestimable. C’est à chaque fois, une fenêtre ouverte sur l’intime et l’Histoire, c’est aussi, l’occasion d’un portrait. 
En 2009, au Château de Cerisy, un Colloque soutenu par la Fondation La Poste, consacré à Rainer Maria Rilke, mettait en lumière l’importance des lettres du poète dans la compréhension de son œuvre. L’écrivain révèle l’homme. « Je ne suis aimant sous aucun rapport, ne suis saisi que de façon extérieure, peut-être parce que personne ne m’a jamais absolument bouleversé, peut-être parce que je n’aime pas ma mère », écrivait Rilke à la princesse Marie de la Tour et Taxis, un 21 mars 1913. Il avait trente-huit ans et l’aveu est terrible, qui signait sans doute là, la problématique de toute une vie. Autrichien, né à Prague, poète de langue allemande ayant vécu presque toujours hors d’Allemagne, exilé volontaire, sans adresse, sans attache, éternel vagabond qui n’avait aimé ni son enfance, ni sa maison natale et avait cultivé le fantasme de racines aristocratiques, Rainer Maria Rilke (1875-1926) n’avait pu trouver de « résidence intérieure » que dans la langue de l’écriture et l’absolu de la poésie.1
Que dire de celui qui fit naître le biscuit le plus célèbre de France, ce « coquillage de pâtisserie, sensuel et dévot » qui inspira tant de spécialistes de la mémoire et tant d’écrivains et fit subir à la littérature une révolution avec À la recherche du temps perdu ? Marcel Proust (1871-1922) inspira Pedro Corrêa do Lago, éditeur et ancien président de la Bibliothèque nationale du Brésil, collectionneur de la plus grande collection privée de lettres et manuscrits autographes du monde, acquéreur passionné d’une première lettre de Proust à l’âge de 20 ans. D’une immersion totale dans l’univers de Proust, jusqu’aux moindres traces physiques de son existence – les lettres, les documents mêmes des modèles qui inspirèrent ses personnages –, il constitua une collection, en fit un livre. Marcel Proust, Une vie de lettres et d’images, paru en 2022 aux Éditions Gallimard avec le soutien de la Fondation La Poste, est remarquable. L’ouvrage donne à voir quelques quatre cent cinquante pièces manuscrites, photographies, dessins, documents venus l’illustrer. À commencer par ce billet que le tout jeune Marcel, si vulnérable à l’angoisse du soir écrivait à sa mère, dans l’attente du baiser maternel. « Ma chère petite maman, je me couche oppressé d’un tel chagrin que je ne résiste pas à te dire bonsoir par ce petit mot comme je te l’aurais dit si tu avais été là. Tu es la seule personne que j’aimerais voir pour le moment absolument comme pleurer est la seule chose qui me fasse du bien. Ma chère petite maman, je t’embrasse de tout mon cœur. » Une lettre autographe adressée à Jeanne Proust autour de 1888, et dont le rapport à l’écriture transparaît dès l’enfance.2
Plonger dans une correspondance, c’est entrer par effraction dans une vie, saisir l’instantanéité d’une pensée, d’une émotion brute, d’une confidence parfois plus sincère que dans toute autre forme d’écriture.
Maurice Ravel (1875-1937) est l'un des compositeurs français les plus joués au monde, que le Boléro (1928) a élevé au statut de mythe. Son recueil de correspondance, L’intégrale – Correspondance (1895-1937) écrits et entretiens, publié par Le Passeur Éditeur avec le concours de la Fondation La Poste, a paru en 2018. Ravel écrivait. Il a laissé des milliers de lettres, des entretiens et pour la première fois, l'ensemble jamais réalisé de ses écrits publics et privés, dont certains traduits de langues étrangères, nous est donné à lire grâce au persévérant travail de Manuel Cornejo, professeur, chercheur spécialiste de Ravel. Manuel Cornejo a reçu le prix Sévigné 2019 pour cette édition exceptionnelle. Ce sont 1840 pages de lettres de Maurice Ravel à sa famille, son frère, sa chère mère, sa marraine pendant la guerre, à ses pairs du milieu musical… On y apprend qu’il était de petite taille et trop frêle pour être accepté comme pilote pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’elle éclate, le compositeur veut absolument rejoindre le front. Il est refusé par l’Aviation et peut finalement incorporer l’armée en tant que conducteur de camion en mars 1916. Dans ses lettres à ses parents, Chauffeur Ravel, comme il se surnomme, raconte ses aventures avec son camion Adélaïde, la responsabilité de la garde de l’essence, ses journées.
À une « destinataire inconnue », un 6 juillet 1916, il fait part de ses états-d’âme : « Je suis affreusement déprimé. C’est surtout le moral qui est atteint et aucune drogue ne peut le guérir. Je ne dors presque plus, ma santé s’en ressent ! Je vais finir par m’en aller de langueur, telle une jeune fille romantique. »3
S’emparer d’une correspondance, c’est faire une incursion profonde dans l’univers d’un être. C’est découvrir, à travers des mots souvent sans filtre, l’émotion brute d’un instant, une vérité immédiate. La correspondance, loin d’être un simple mode de communication, devient un véritable patrimoine culturel, artistique.
En 2019, La Fondation La Poste soutenait une autre publication importante : la correspondance de Courbet, coéditée par les Éditions du Sékoya et l’Institut Gustave Courbet. Gustave Courbet (1819-1877) eut un grand amour, la peinture, laquelle devint une obsession dont même les femmes ne parviendront à le distraire, mais lui aussi, écrivait beaucoup. Il entretenait des échanges réguliers avec ses proches, partageant ses réflexions artistiques et ses projets. Dans l’une des deux lettres répertoriées à son ami, Urbain Cuenot, il lui faisait part de son allégresse lors d’un séjour qu’il passait en Normandie, à Trouville, et du succès coquet qu’il y rencontrait. « Trouville, 16 septembre 1865, Mon cher Urbain, Je suis ici à Trouville dans une position ravissante. Le Casino m’a offert un appartement superbe sur la mer, et là je fais les portraits des plus jolies femmes de Trouville, j’ai déjà fait le portrait de Mlle la Comtesse Karoly de Hongrie, ce portrait a un succès sans pareil. Il est venu près de 400 dames pour le voir (…) ». 
Courbet correspondait également avec des critiques, des marchands et d'autres artistes, discutant des courants artistiques de son temps, de ses propres innovations.4
Entre témoignage historique et miroir intime, la correspondance est une porte ouverte sur la sensibilité et l’humanité de ceux qui l’écrivent.

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1. Rainer Maria Rilke, Une vie, une œuvre – Colloque de Cerisy 2009,
Portrait, édition mai 2009, n°105
2. Marcel Proust 1871-1922 – Une vie de lettres et d'images,
Portrait, édition novembre 2022, n°234
3. Maurice Ravel, L’Intégrale,
Correspondance (1895-1937),
Portrait, édition janvier 2018, n°200
4. Gustave Courbet – Correspondance.
Portrait, édition été 2029, n°205