Lorsqu’on ouvre la première page d’À l’est d’Éden*, c’est une lettre, déclaration d’amour de l’écrivain américain John Steinbeck (1902-1968) à son éditeur Pascal Covici, qui sert de prologue au roman :
« Cher Pat,
Alors que je sculptais une statuette en bois, tu t’es approché et tu m’as dit : « Pourquoi ne fais-tu pas quelque chose pour moi ? »
Je t’ai demandé ce que tu voulais.
« Un coffret », as-tu répondu.
- Pour quoi faire ?
- Pour mettre des choses dedans.
- Quelles choses ?
- Tout ce que tu as. »
Ce coffret en bois sculpté, il le fabriqua pour son éditeur et ami. À l’intérieur, il allait y mettre les missives rédigées pour lui, pendant qu’il écrivait À l’est d’Éden, ce roman ambitieux, assurément le plus autobiographique, construction originale qu’il lui dédiait, décidé à y déposer ce qu’il avait, « douleur et passion comprises et les bons jours et les mauvais et la joie indescriptible de créer. »
Les éditions Seghers publient Les lettres d’À l’est d’Éden, Journal d’un roman, fabuleux journal de la naissance de ce roman que Steinbeck entreprit d’écrire à l’âge de quarante-neuf ans, pas encore prix Nobel de littérature – il l’obtiendra onze ans plus tard – pour ses deux fils, afin qu’ils sachent d’où ils venaient. « Je leur raconterai cette histoire avec à l’arrière-plan celle du comté dans lequel j’ai grandi, le long de la rivière que je connais et que je n’aime pas tant que ça. Parce que j’ai découvert qu’il y avait d’autres rivières. (Lettre du 29 janvier 1951) » Alors, il prendra ce cahier « épais – noir – luxueux » que son éditeur un jour lui offrit, pour se lancer dans une double entreprise : sur la page de gauche, son journal de travail et de réflexion ; sur la page de droite, le manuscrit. Ainsi, les Lettres d’À l’est d’Éden rassemblent-elles le journal de ces pages de gauche, totale mise à nu d’un écrivain qui veut raconter la plus grande histoire de toutes, observe la façon dont il va le faire et nous fait entrer dans les coulisses de sa réflexion. Tantôt journal, tantôt correspondance à son éditeur (« que tu ne liras pas avant un an ») tantôt enthousiasme débordant, tantôt fiasco ou « la peur de se mettre à écrire », c’est le journal de bord de ces deux pages quotidiennes qu’il produisait en moyenne – méthode d’échauffement, réflexions dispersées, tentatives d’écriture d’un auteur en processus de création.
Né en 1902, à Salinas, en Californie, région à l’époque essentiellement rurale, riche de soleil et de vergers, terre profonde de traditions où il vécut son enfance et son adolescence, John Steinbeck, écrivain d’emblée engagé, romancier social et naturaliste qui fit paraître Des souris et des hommes (1937), Les Raisins de la colère (1939), À l’est d’Éden (1952) notamment, et qui reçut en 1962 le prix Nobel de littérature pour « son écriture réaliste et imaginative », a sa place au panthéon des grands écrivains américains. Enfant, il grandit dans l’intimité avec la terre (décor de ses futurs romans) : il aide à nourrir le bétail, conduit les machines agricoles. Son père, trésorier municipal et sa mère, institutrice, ne sont pas riches, mais seront en mesure d’aider matériellement leur fils et encourageront chez lui le désir d’écriture. Inscrit à l’université de Stanford en biologie, il quittera rapidement la vie universitaire, ne supportant pas ses contraintes. Il vit de divers emplois alimentaires – ouvrier agricole, peintre, maçon, gardien dans les montagnes – une période de vaches maigres marquée par la pauvreté et la bohème, mais aussi, de rencontres et de formation nourrie de lectures intenses. Il écrit, en 1929, son premier roman, Coupe d’or, une fiction historique qui met en scène les exploits du pirate Henry Morgan en quête de la femme idéale et d’un trésor, et son apprentissage de la mer. Steinbeck épouse en 1930, Carol Hennig, qui sera sa première femme, sa première lectrice, sa muse, sa secrétaire aussi, qui tapera tous ses manuscrits jusqu’à leur divorce treize ans plus tard. Le romancier se fera tout seul, se consacrant à sa vocation avec un engagement féroce. Il est sensible à la détresse de ses semblables, défend la langue des plus démunis, se souvenant des migrants venus travailler dans les fermes de Salinas qu’il côtoyait alors, enfant. Il suit son seul goût littéraire pour se cultiver, d’où une reconnaissance critique plus tardive dans le monde littéraire que ses aînés, Scott Fitzgerald, Faulkner ou Hemingway. En 1937, il publie Des souris et des hommes, ce roman construit telle une pièce de théâtre qui dépeint le monde des journaliers agricoles sur fond de lutte des classes, et qui met en scène l’histoire de Lennie, géant arriéré, aux habitudes étranges, qui tue tout ce qu’il aime, en particulier les souris, à trop les caresser. Deux ans plus tard, paraît son énorme succès, Les Raisins de la colère, cette grande fresque tragique des années trente, en pleine crise économique. L’époque où le monde arrache l’homme à la terre, le lance à la poursuite d’une illusion de paradis, et c’est le déracinement, le voyage. Steinbeck y raconte la vie de ces petits fermiers de l’Oklahoma dépossédés de leurs terres, chassés par les banques, partis vers l’Ouest dans un interminable voyage pour la fausse Terre promise qu’est la Californie où les agents d’immigration leur ont assuré qu’ils trouveraient du travail comme ouvriers agricoles. À la base de leur inquiétude, il y a le rêve, le rêve pour compenser la dureté, la médiocrité de leur vie. Mais la fin du rêve est toujours une désillusion, d’où ce sentiment de profonde solitude qui traverse les personnages de Steinbeck, en même temps qu’une fantaisie mêlée de réalisme, d’imagination et de mélancolie. On y retrouve la puissance des images, des descriptions des paysages, du cycle des saisons, qui fait la singularité du style de Steinbeck.
Quand il commence à écrire À l’est d’Éden, il a épousé sa troisième et dernière femme, Elaine, il s’est séparé de la seconde dans un divorce difficile, douloureux, et il se soucie de la transmission qu’il va laisser à ses deux petits garçons. L’œuvre qu’il veut morale, sur l’éternel combat entre le Bien et le Mal, la force et la faiblesse, qui fait référence à l’histoire de Caïn et Abel, au paradis perdu, est une chronique familiale, l’histoire de deux familles. Les descriptions du monde campagnard en Californie du Nord, dans la vallée de la Salinas qu’il connaît si bien se mêlent à une observation aigüe des conflits familiaux. « Ce livre sera le plus difficile de tous ceux que j’ai jamais tenté d’écrire (…). Je vais donc commencer le livre destiné à mes garçons – écrit-il, dans cette première lettre du 29 janvier 1951, adressée à son éditeur – je crois que c’est peut-être le seul que j’aie jamais écrit. Je crois qu’un homme n’écrit jamais qu’un seul livre. » Voilà pourquoi il y mettra des sensations, des images et des sons, des odeurs et des couleurs, toute son expérience de la Californie, et en particulier, la « Grande Vallée » de Salinas dont il veut restituer l’histoire. Tel un microcosme du monde, à la fois accueillant et hostile où, comme le dit le narrateur de la quatrième partie du roman d’À l’est d’Éden, les humains sont pris dans leur vie, dans leurs pensées, dans leurs faims et leurs ambitions, lutte perpétuelle entre le bien et le mal...
*John Steinbeck, À l’est d’Éden, Le Livre de Poche, 2022
**John Steinbeck, Les lettres d’À l’est d’Éden, Journal d’un roman, Seghers, 2023