FloriLettres

Lettres choisies – John Steinbeck, Les Lettres d'À l'est d'Éden

édition mai 2023

Lettres et extraits choisis

12 février (suite)

[…]
Je me rappelle l’histoire de mon père à propos du type qui n’osait pas prendre ses aises par crainte de s’endormir. Cela pourrait très bien être mon cas. Je suis maintenant dans un confort physique parfait. Je crois que ma maison est en ordre. Elaine, ma bien-aimée, prend soin de tous les détails extérieurs pour m’assurer le temps, chaque jour, d’écrire paisiblement. Je ne peux penser à rien d’autre qui soit nécessaire à un écrivain, si ce n’est une histoire, la volonté et la capacité de la raconter.

En réfléchissant à ce livre et en m’y projetant, j’ai imaginé toutes sortes de ruses géniales et intéressantes. J’avais créé de nouveaux langages, de nouveaux symboles, un type d’écriture nouveau ; et maintenant que le livre est prêt à démarrer, j’ai tout jeté à la poubelle et je pars de zéro.

Je veux que ce livre soit si simple dans sa difficulté qu’un enfant puisse le comprendre. Je veux le relire avant qu’il ne soit tapé et retirer les quelques adjectifs que j’aurais laissés s’y glisser. Quel pourra bien être le style ? Je n’en sais rien. Les livres trouvent leur propre cadence. C’est ce que j’ai découvert. Dès que l’histoire va commencer, son style va se mettre en place. Mais je ne pense toujours pas que la totalité de l’expérimentation, qui est toujours latente, ait été inutile. Le crayon qui remue – les singes à machine à écrire qui s’attaquent au dictionnaire –, c’est très bien tout ça, mais on ne peut pas compter dessus.

J’en viens à présent à l’exactitude. D’ici peu, il va me falloir écrire le chapitre I. Et sa conception doit être arrêtée à l’avance. Qu’est-ce que je veux bien raconter dans mon chapitre initial ? Tout d’abord, je veux présenter les garçons – ce qu’ils sont et à quoi ils ressemblent. Puis, j’aimerais indiquer la raison d’écrire ce livre pour eux. J’aimerais ensuite leur raconter en termes généraux ce qu’est leur sang. Et je ne veux pas décrire en détail la vallée de Salinas, mais des détails choisis afin d’en donner la sensation réelle. Ce devrait être des vues et des sons, des odeurs et des couleurs, décrits avec simplicité, comme si les garçons étaient capables de les lire. C’est l’arrière-plan physique du livre. Viennent ensuite notre grand-père et ses fils et ses filles et sa femme et la terre qu’ils ont occupée près de King City et comment ils y ont vécu, et une tentative pour rendre la qualité de l’arrière-plan. Et enfin, je veux mentionner les voisins. Je n’ai pas encore le nom. Je crois que ce pourrait être Canable. Non, c’est chargé d’un double ou triple sens dont je ne veux pas. Le nom est tellement important que je veux vraiment y réfléchir. Je me souviens d’un ami de mon père – un capitaine de baleinier du nom de Trask. J’ai toujours aimé le nom. Il me faisait l’effet d’être romanesque. Peu importe, la dernière partie du premier chapitre fera référence aux Trask et à l’endroit où ils vivaient. Le deuxième commencera avec l’histoire des Trask. Au début, il doit être question, dans une certaine mesure, des techniques de survie. Puis, à mesure que le livre progressera, j’ai l’intention, tous les deux chapitres, de poursuivre la lettre aux garçons avec toute la pensée et tous les détails nécessaires à la compréhension de l’histoire principale des Trask sur trois générations. L’avantage de procéder de cette façon tient au fait que l’histoire sera de plus en plus rapide, succincte, resserrée. Des lecteurs comme eux, qui n’aiment que l’intrigue et les dialogues, peuvent sauter les chapitres alternatifs et, pendant ce temps, je peux prendre mon temps pour la pensée, le commentaire, l’observation, la critique. Et s’il apparaît que c’est une bonne chose de s’en débarrasser, je peux le faire aussi. Ou je pourrais l’inclure dans un second livre. En fait, ce sera une sorte de biographie parallèle. Et il se peut fort bien qu’une grande partie du texte soit jetée à la poubelle. Mais nous verrons à mesure que nous avancerons. Je ne veux pas trop traînasser aujourd’hui et, en même temps, je ne veux pas commencer le travail tout de suite. Je veux en finir avec la corvée d’avoir à penser le premier chapitre. C’est ça. La vallée au sens physique – puis centrer sur la petite contrée. Mais essayer de connecter le lecteur au livre de telle manière que, tout en parlant aux garçons, je puisse le raccorder à l’histoire comme si c’était la sienne. Si j’y parviens, ce sera très utile. Tout le monde veut avoir une famille. Peut-être que je pourrai créer une famille universelle qui vivra à côté d’un voisin universel. Ce ne devrait pas être impossible.
[…]
J’ai maintenant à choisir entre les crayons volés à Fox Films, qui se trouvent devant la calculatrice noire, et le crayon Mongol 23/8 F, qui est très noir et dresse très bien sa pointe – bien meilleur en fait que les crayons Fox. Je vais en acheter six ou quatre douzaines de plus pour mon pot à crayons. Et c’est tout ce que je ferai pour cette… pour ma première journée de travail.

 

23 février [vendredi]

Ça commence comme une journée triste. Impossible de dire comment elle s’achèvera. Une tristesse que je n’arrive pas à décrire bien que je sache d’où elle vient. Nous sommes vendredi. Tu sais que j’avais prévu de me tenir loin du manuscrit le samedi et le dimanche. Mais je ne sais pas. Peut-être qu’il serait bon de faire une partie de la journée de travail le samedi. Nous verrons. Peut-être que deux jours éloigné du manuscrit ralentiront le rythme de travail. C’est certainement une chose à laquelle il me faut réfléchir. Et le livre est vraiment en train de trouver sa propre cadence et de s’y tenir. C’est bien parce que, une fois qu’on a sa forme dans sa chair, on n’a plus qu’à travailler son histoire et le reste se met en place. Tu ne crois pas ?

Aujourd’hui, je vais aller me faire couper les cheveux. Je peux entendre ton soupir. Cela fait presque deux mois depuis la dernière fois et je crois qu’il est temps. J’ai une crinière qui descend jusque sur mes épaules.

Tu sais que je fume toujours la pipe pendant que je travaille – du moins en avais-je l’habitude et je viens de recommencer. C’est étrange – dès que la pipe commence à sentir bon, les cigarettes perdent toute saveur. Je m’aperçois que j’en fume de moins en moins. Peut-être que je vais pouvoir arrêter complètement pendant quelque temps. Ce serait une très bonne chose. Même après ce bref changement, ma toux de fumeur, profonde et permanente, s’est dissipée. Quelques mois d’abstinence seraient un vrai soulagement.

Mes tableaux et mes livres ne sont toujours pas arrivés de Pacific Grove. Il y a plus d’un mois qu’ils sont en route. Je serai content de les voir arriver. La tristesse disparaît à présent. Elle ressemblait aux petites brumes qui flottent, au printemps, comme de la gaze au-dessus de l’eau. Et quand elles se dissipent, vous avez du mal à croire qu’elles ont disparu J’ai oublié à présent ce qu’était la tristesse, même si je me souviens de sa forme et de la sensation. Curieux… à quel point la tristesse peut se transformer en or. Se pourrait-il que ce soit un état d’âme agréable ? Peut-être bien. […]

Bien plus tard dans la journée. J’ai fait ma plus longue séance de travail jusqu’à présent. Il avance à une cadence très rapide, mais tout m’indique que ça va être, en effet, un très long livre. Je le sais parce que chaque facette que je déploie conduit à la longue route d’un personnage et à sa portée. Mon Dieu, comme c’est un livre compliqué. J’espère garder toutes les rênes en main et, en même temps, parvenir à le faire résonner comme s’il était un accident ou presque. Ce sera dur à obtenir, mais il le faut. De même il faudra que je conduise le récit de façon aussi graduelle que possible afin que mon lecteur ne voit pas ce qui va lui arriver jusqu’à ce qu’il se retrouve piégé. C’est la raison, Pat, du ton détaché – presque désinvolte. Comme un homme poserait un piège à renards, en prétendant de manière extravagante qu’il ignore même s’il y a un renard ou un piège dans tout le pays. Je me suis mis à travailler tellement tôt ce matin qu’il est encore tôt. Et je pourrais continuer encore un peu. […]

 

28 février [mercredi]

Levé de bonne heure, toujours sans beaucoup de sommeil. Je n’ai pas le temps de dormir. Trop de choses se passent en moi et en dehors de moi. Et je n’ai tout simplement pas le temps. Aujourd’hui, il faut que je me rende à une réunion des actionnaires de l’infortunée compagnie World Video à deux heures, cet après-midi. Je suis donc debout pour faire mon travail auparavant… Et maintenant, au boulot. Il s’agit de l’enfance d’Adam.

 

27 mars, mardi

Aujourd’hui, il me reste la transition avec les frères et puis, j’enchaîne sur Cathy. Et Cathy est une arnaqueuse, peut-être née comme ça, peut-être par accident, mais Cathy est par nature une putain. Elle l’est aussi par profession. Pour quelle raison Adam Trask est tombé amoureux d’elle, chacun peut avoir son idée, mais je crois que c’est parce qu’il avait l’habitude d’opérer sous les ordres d’un maître inflexible et qu’il a simplement transféré cette relation en se soumettant à une maîtresse implacable. C’est une sacrée fille et je crois qu’il va falloir que j’y revienne pour lui donner un peu plus de consistance, de manière à rendre crédible ce qu’elle fait par la suite.

Hier soir, j’ai lu la scène à Elaine et elle a dit qu’elle l’aimait. L’amour opposé à la foi, a-t-elle dit, était clairement formulé et limpide. Tu vois, Pat, je me fiche pas mal d’être approuvé sur ce point, mais je veux qu’il soit compris avant que se produise la souffrance. Je me demande maintenant si tu as saisi une présence des hommes en tant que personnes dans le livre. C’est assez important parce que, ici, les personnes dominent la terre, progressivement. Ils la dévastent et la volent. Puis, ils sont contraints d’essayer de remplacer ce qu’ils ont dérobé. Je vais me réabonner dès demain au journal de Salinas. Il serait bon que je me le procure. Mais j’ai oublié le nom du type. C’est sans doute dans un dossier.

Bon, je viens de le trouver et j’ai envoyé la lettre.

(…)
C’est le jour des petites interruptions. Et j’ai une théorie là-dessus. Je crois que nous attirons ce genre de choses. Les interruptions ne semblent se produire que les jours où l’on traînasse. Et sonnent le téléphone puis le carillon de la porte d’entrée, et les paquets arrivent. Je ne peux pas rester tranquille quand un paquet est livré. Je dois savoir ce que c’est. Pas moyen de faire autrement.
Je crois que je suis presque prêt pour ma journée de travail. Par ailleurs, ton enthousiasme pour ce livre est une grande stimulation pour moi. Je sais à quel point tu veux qu’il soit bon. Et tu peux me croire : je le veux plus encore. Je vais donc m’y mettre maintenant.

 

27 mars (suite)

Voilà, j’ai terminé ça – un message pour Tom et John, et pour le lecteur en général, qui sonne comme un petit truc et, en réalité, est une sorte d’instruction sur la façon d’appréhender ce livre et, en un sens, d’appréhender la vie et les gens autour. J’avais l’intention de lui donner une tonalité candide et plutôt douceâtre, mais tu y découvriras les petites lames de la critique sociale sans laquelle un livre ne vaut pas tripette. Je pense que c’était une bonne journée de travail. Vraiment. J’en suis satisfait à plusieurs égards car elle a accompli ces choses ou tenté de les accomplir… en tant que transition, il me semble, d’un type de vie à un autre. Elle expose assez honnêtement son dessein et explique le dessein du nouveau personnage. (…)

 

12 juin [mardi]

Nuit agitée, comblée de pensées. Nous sommes allés dîner chez Elizabeth et nous avons eu une bonne conversation. Mais je trouve très difficile d’oublier le travail quand il a été si dur à faire. Et ma découverte d’hier couve certainement en moi. J’ai enfin trouvé une clé de l’histoire. La seule qui m’ait satisfait jusqu’à présent. Je pense que je connais enfin l’histoire, après tout ce temps. C’est une histoire fascinante et mon analyse qui va être incluse aujourd’hui devrait t’intéresser. Elle devrait intéresser les chercheurs et les psychiatres. En tout cas, au risque d’être ennuyeux, je vais tout intégrer aujourd’hui. Et ce ne sera ennuyeux que pour les gens qui ne s’intéressent qu’à la progression de l’intrigue. Le lecteur que je veux trouvera le livre illuminé dans sa totalité par la discussion : tout comme je le suis. Et si c’était seulement une discussion de la tradition biblique, je la jetterais, mais ce n’est pas le cas. C’est une façon d’utiliser l’histoire biblique pour prendre la mesure de nous-mêmes.

Bon, il y a les noms et si tu t’y intéresses, tu peux y trouver beaucoup de choses. C’est difficile à faire. Et j’aurais pu procéder en incluant une sorte d'essai, mais je crois qu’il vaut mieux que ça vienne de ces trois noms-là. Et l’écriture du truc m’a épuisé. J’avais prévu d’écrire une autre page aujourd’hui. Mais c’est la fin.