FloriLettres

Helen Scott : Portrait. Par Corinne Amar

édition avril 2023

Portraits d’auteurs

Trop injustement méconnue sinon personnage secondaire, Helen Scott (1915-1987) fut l’inoubliable amie américaine de François Truffaut pour le spécialiste du cinéma français, Serge Toubiana qui tint à la sortir de l’ombre, lui consacra une biographie (1), maints articles. Il lui rend à nouveau hommage en rassemblant et commentant la correspondance foisonnante qu’elle échangea avec le cinéaste pendant des années, François Truffaut et Helen Scott, Mon petit Truffe, ma grande Scottie, Correspondance, 1960-1965 (2), et dont le titre d’emblée annonce l’affection que ces deux-là se portaient.

Née Helen Grace Reswick à New York, d’un père venu d’Ukraine et d’une mère originaire de Hongrie, bilingue parce qu’ayant vécu à Paris, juive, communiste, résistante, ayant vécu plusieurs vies avant d’être chargée des relations avec la presse, au French Film Office à New-York, c’est elle qui fera connaître la Nouvelle Vague aux États-Unis ; elle encore, qui marquera de son intelligence, de son empathie, de son franc-parler, les personnalités qu’elle aura admirées, entourées, et parmi elles, celui qu’elle placera au sommet dans son panthéon personnel : François Truffaut.
Il n’a que vingt-huit ans et c’est sa première visite aux États-Unis, lorsqu’il reçoit le prix du meilleur film étranger, attribué par le Cercle de la critique new-yorkais, en janvier 1960, et qu’Helen Scott est chargée d’aller l’accueillir. Alors qu’elle l’aperçoit derrière les vitres de l’aéroport de New York, le coup de foudre est tel – elle est son aînée de quinze ans – que ce jour inscrit le début d’une amitié indéfectible de près de vingt-cinq ans qui durera jusqu’à la mort de Truffaut, le 21 octobre 1984. Sa rencontre avec le cinéaste va bouleverser sa vie, rendre plus légitime son travail et justifier son existence même. Truffaut lui fera comprendre et aimer davantage le cinéma, partagera avec elle ses goûts sur les films. Quant à elle, elle s’est découvert une nouvelle vocation : être dès lors, sa traductrice et collaboratrice attitrée aux États-Unis. Elle est impatiente de lui écrire, multiplie les lettres, entreprend d’y mêler travail et vie intime, aspire à la même chose en retour, déborde d’enthousiasme, d’humour, de dévouement, entre même dans les bonnes grâces de son patron. « Le 5 mai 1960, Monsieur le directeur, Mon cher Truffe, Vous devez vous demander si notre amitié traverse une nouvelle crise. Au contraire – j’ai commencé une dizaine de lettres plus rasoir les unes que les autres, et j’attendais le moment où j’aurais quelque chose à vous dire. Il faut que vous sachiez que les choses ont beaucoup changé depuis mon retour de Chicago, lorsqu’on m’adressait à peine la parole. Depuis quelque temps, grâce à votre amitié, et aussi grâce à des appréciations telles que celle de Variety, Maternatti m’a à la bonne : il m’invite, me pousse, me consulte à chaque instant, m’a donné une augmentation – bref, nous sommes copain-copain (…) » (3).

Helen Scott est d’autant plus précieuse à Truffaut qu’il ne parle pas un mot d’anglais. Elle est parfaitement bilingue puisqu’elle a passé son adolescence en France, où son père, parti pour Moscou comme correspondant de presse, avait installé sa famille. De retour aux États-Unis après ses dix-sept ans, elle travaille dans un syndicat ouvrier dans la proximité des communistes, est l’assistante d’une journaliste, figure de la Résistance française à New York, Geneviève Tabouis. On retrouve ensuite Helen Scott en 1943, au Congo, devenue l’une des voix de Radio Brazzaville, la radio de la France libre. Elle s’est mariée deux ans auparavant à New-York, avec Franck Scott Keenan – un mariage assez bref (elle partira seule pour l’Afrique), dont on sait peu de choses : il sera d’ailleurs très peu question de son mari dans sa correspondance avec Truffaut. C’est le fait d’être francophone et baignée de culture française qui lui vaut d’être embauchée, à New York, en 1959, au FFO, le French Film Office, ambassade du cinéma français aux États-Unis. Truffaut écrit beaucoup moins qu’Helen, est occupé par la réalisation de ses films – Tirez sur le pianiste en 1960, Jules et Jim, l’année suivante – par sa société de production, Les Films du Carrosse, ne peut l’embaucher comme elle le souhaiterait, prête à venir s’installer à Paris, mais il sait qu’il a trouvé en elle une alliée et une complice. « Chère Helen, merci beaucoup pour les extraits de presse et les traductions de critiques. En ce qui concerne Bosley Crowther [journaliste et critique de cinéma américain], je frémis à la pensée de ce qu’aurait été son article si nous n’avions pas déjeuné avec lui ! (…) Grâce à vous, lui écrit-il, de Paris le 30 avril 1960, je me suis senti à New-York aussi à l’aise que si j’y étais né, ensemble, on s’est bien marré et je vous aime presque autant que je m’aime, ce qui n’est, diantre, pas peu dire. » (4) Il l’appelle ma Scottie, se confie de manière inattendue sur son coup de foudre pour une jeune actrice de dix-sept ans qui le rend fou, ses coups de gueule ou ses crises conjugales, lui recommande ses amis de la Nouvelle Vague ; elle organise les premières américaines des films de Godard, de Chabrol ou de Resnais. Elle a trouvé un sens à sa vie.

En avril 1962, Truffaut annonce à Robert Laffont et à Helen Scott son désir de faire un livre à partir d’entretiens enregistrés avec Alfred Hitchcock. Il écrit à Hitchcock deux mois plus tard et ce dernier répond favorablement à son vœu de rencontre. Elle aura lieu à Beverley Hills au mois d’août 1962, avec Helen comme interprète, alors que Hitchcock est en train de finir le montage de son film, Les Oiseaux. Depuis des années Truffaut aspire à ce projet de livre : au bout d’une semaine, il obtient cinquante-six bobines d’une demi-heure de ces entretiens enregistrés en français et en anglais, Hitchcock acceptant le principe de répondre à cinq cents questions portant essentiellement sur sa carrière. Helen Scott assume alors tous les rôles : interprète, dactylo, rédactrice, secrétaire de rédaction, prend en charge l’édition américaine, intermédiaire précieuse entre les deux génies du cinéma. Et l’enjeu est de taille : d’un côté, un jeune réalisateur français de trente ans, qui vient de terminer son troisième film, et de l’autre, un maître adulé de tous, âgé de soixante ans, au sommet de son art, à Hollywood. Truffaut cédera à Helen Scott les droits de ce livre publié en 1966 (5), aussitôt devenu culte, lui offrant ainsi une source de revenu régulier quand elle s’installera à Paris, comme attachée de presse des Artistes associés, œuvrant pour plusieurs cinéastes. Elle aura introduit les films de la Nouvelle Vague auprès des cinéphiles et des critiques américains, ceux de Truffaut en premier lieu, mais également ceux de Godard, Resnais, Rivette et d’autres… « Elle a non seulement été une héroïne mais surtout pour moi un personnage vraiment romanesque », dira d’elle Serge Toubiana dans L’amie américaine, menant l’enquête à partir des indices recueillis, rassemblant une à une les pièces d’un puzzle pour dessiner la vie de celle qui, de New York à Paris où elle avait aussi noué des liens étroits avec des cinéastes chers, Claude Berri, Milos Forman, Barbet Schroeder, le producteur Jean-Pierre Rassam et beaucoup d’autres, ange-gardien à la fois exubérante et pudique, avait renoncé à exister par et pour elle-même.


(1) Serge Toubiana, L’amie américaine, Stock, 2020
(2) François Truffaut et Helen Scott, « Mon petit Truffe, ma grande Scottie », Correspondance, 1960-1965, Édition établie et commentée par Serge Toubiana, Denoël, 2023.
(3) Correspondance François Truffaut et Helen Scott, op. cité, p. 41.
(4) Correspondance François Truffaut et Helen Scott, op. cité, p. 150.
(5) François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock, avec la collaboration de Helen Scott, Robert Laffont, 1966.