Il fut tout à la fois ingénieur diplômé de Centrale, trompettiste de jazz, acteur, chanteur, parolier, pasticheur de romans noirs américains, dessinateur et peintre, auteur de nouvelles et de pièces de théâtre, romancier. Il eut ce style qui n’appartenait qu’à lui, nimbé d’absurde, de fête et de jeu, d’une fantaisie folle qui correspondait au pessimisme de son double, Vernon Sullivan, qui traversa son œuvre et sa vie. Boris Vian avait 39 ans ce 23 juin 1959 où son cœur, pas solide depuis ses douze ans, le lâcha. Neuf ans plus tôt, en signe avant-coureur, une grave déficience cardiaque l’obligeait à renoncer à la trompette.
On fête cette année le centenaire de sa naissance, un 10 mars 1920, et nombre d’événements lui rendent hommage dont une foisonnante correspondance de Vian (expéditeur et destinataire) à paraître aux éditions Fayard (Boris Vian, Correspondances 1932-1959, présentée par Nicole Bertolt).
Ce qu’on sait de cet artiste curieux de tout, doué en tout ce qu’il touchait, c’est qu’il ne fut pas reconnu de son vivant comme il l’aurait voulu, ce qu’on sait aussi c’est qu’il laissa pourtant à la postérité des romans lus aujourd’hui comme des classiques - de J’irai cracher sur vos tombes (1946), à L’Écume des jours (1947), L’Automne à Pékin (1947), L’Arrache-cœur (1953)…
Adolescent ou adulte, nul n’a oublié après l’avoir lu - pour ce qu’il dégageait de poésie, de gravité, d’intemporalité - L'Écume des jours, ce roman écrit en moins d’une saison, à l’âge de vingt-six ans, un conte d'abord enchanteur d’innocence joyeuse, puis cruel. Lui, un jeune homme de vingt-deux ans qui n’a pas besoin d’argent puisqu’il a des moyens, fou de jazz et détestant le travail et elle, belle, qui doit son prénom à une ritournelle de Duke Ellington, Chloe (Song Of The Swamp). Colin et Chloé s’aiment mais un nénuphar vient ronger progressivement les poumons de Chloé : ils s’aiment, inoubliables personnages d’un univers fantastique, nourri de jazz et d’onirisme, de réalité sublimée. Ainsi, dès le début : « Colin terminait sa toilette. Il s'était enveloppé, au sortir du bain, d'une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. (…) Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s'en rapprocha pour vérifier l'état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait. »
Souvenir d’une époque choyée ? Boris naît dans un hôtel particulier de Ville-d’Avray, dans les Hauts-de-Seine, après Lélio. Lorsque la fratrie s’agrandit, la famille déménage dans une villa non loin du parc de Saint-Cloud, où les parents, Paul et Yvonne, continuent de mener la belle vie, avec chauffeur, jardinier, professeurs et coiffeur à domicile. Paul est fortuné, alors il n’a pas besoin d’un métier, Yvonne est musicienne, qui a donné à ses deux premiers enfants des prénoms issus d’opéras. Lorsque ruiné par le krach de 1929, le père perd une partie de sa fortune en bourse, la famille se voit déménager dans la maison du gardien, et la villa est louée à la famille Menuhin dont les trois enfants sont déjà doués en musique. Les uns et les autres partagent leurs jeux. Le fils, Yehudi Menuhin (sa mère l'avait appelée Yehudi, afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté sur ses origines juives), qui a quatre ans de plus que Boris est un prodige de treize ans qui invite la famille Vian à venir l'écouter, à Paris, en concert. Au même âge, Boris est déjà fragile et surprotégé, souffrant d’une insuffisance aortique. La famille est soudée.
La première des lettres de la correspondance date de 1934 : Boris Vian a quatorze ans, il écrit à son père, et signe souvent ses lettres à ses parents d’un affectueux Your Bison.
[Circa 1934]* « Mon cher pa (bis) Est-ce que Londres est une belle ville ? Tâche en revenant de me rapporter quelques-uns des joyaux de la couronne, histoire de relever mon budget. Je te préviens que maintenant que tu es parti, Tata, Maman et Nini se sont fait couper les cheveux avec Suckiten : c’est madame Menuhin qui a rempli le rôle du coiffeur avec maestria. Bistell a déjà bu 3 bouteilles de bon vin. Reviens vite pour arrêter cela, parce qu’il commence à ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre. Maman en apprenant à conduire a renversé : 1° un poteau télégraphique, 2° un bec de gaz, 3° une marchande de glaces. J’espère que dans 8 jours, tu lui donneras la fessée... Je te conseille de ne pas revenir car on annonce un typhon sur la Manche et un tremblement de terre à Calais. »
Malgré la guerre, une santé défaillante, il est admis en 1939 au concours d’entrée à l’École centrale, et obtient son diplôme d’ingénieur trois ans plus tard. Il épouse Michèle Léglise (qui deviendra Michelle Vian) qui, avec son frère, fait partie de sa bande d’amis, ils ont vingt-et un ans tous les deux et il apprend à jouer de la trompette. Elle lui fait découvrir les auteurs anglo-saxons et la langue anglaise, traduira avec lui plusieurs polars américains ; il compose un orchestre avec ses frères, avant d’aller animer les surprises-parties et d’ouvrir un club de jazz amateur à Saint-Germain-des-Prés qui aura un certain succès.
Au début de l'été 1946, Boris fait la connaissance d'un jeune éditeur, Jean d'Halluin, qui vient de créer les Éditions du Scorpion, avec trois titres à son actif. Sympathie réciproque : il demande à Boris de lui écrire un livre dans un genre qui plaît beaucoup comme certains romans de Henry Miller. Boris Vian accepte l’idée et cela donnera J’irai cracher sur vos tombes. Un roman cru non sans violence où la sexualité joue une large part, qui dénonce le racisme entre Blancs et Noirs. L'auteur est censé être un Américain nommé Vernon Sullivan, dont Boris Vian serait le traducteur. Scandale, début de procès, l’auteur finit par reconnaître que Vian et Sullivan ne font qu’un.
Lorsque la danseuse – à l’Opéra de Zurich puis aux Ballets de Paris avec Roland Petit – Ursula Kübler (1928-2010), rencontre Boris Vian, dans un dîner d’amis, on est en 1950. Il quitte peu après le domicile conjugal pour une chambre de bonne au 6e étage d’un immeuble Boulevard de Clichy. Il a vue sur le Sacré-Cœur. Ursula l’y rejoint, et quatre ans plus tard, devient sa seconde épouse.
Lorsqu’ils s’installent Cité Véron, dans le 18e arrondissement de Paris, sur le toit du Moulin Rouge, comme locataires (le lieu sera leur habitation et son atelier), il a emporté avec lui l’essentiel : une petite table, deux chaises, un électrophone, trois grosses valises et des cartons emplis de livres et de disques. Il fabrique lui-même ses étagères. Objets, mots, musique, il transpose avec la même fantaisie leur vie quotidienne.
Celui qui traversa tel un météore le milieu du siècle, flamboyant, inspiré, fécond, d’une vitalité angoissée par l’urgence de vivre, et qui couvrira des milliers de pages – du roman à la poésie, au théâtre, en passant par la musique, la critique, la peinture – mû autant par la volonté de la création que du partage, ne sait pas qu’il ne lui reste que cinq ans à vivre.
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*Correspondances 1932-1959, présentée par Nicole Bertolt, éditions Fayard, août 2020