Antoine à Consuelo
[Buenos Aires, 1930]
J’aime bien tes inquiétudes et tes colères. J’aime bien tout ce qui en toi n’est qu’à demi apprivoisé. Si tu savais ce que tu me donnes et combien j’étais las de visages qui n’avaient pas de race.
Mon ardente amie.
Mon ardente amie je suis quelquefois un peu devant vous comme un barbare qui possède une captive trop belle et d’un langage trop beau qu’il se trouble de ne pas toujours bien entendre.
Je voudrais savoir lire toutes les petites houles de votre visage. Tout ce que votre pensée y remue d’ombres. Je voudrais vous aimer mieux.
Vous me l’apprendrez ?
Je me souviens d’une histoire pas très vieille, je la change un peu : Il était une fois un enfant qui avait découvert un trésor. Mais ce trésor était trop beau pour un enfant dont les yeux ne savaient pas bien le comprendre ni les bras le contenir.
Alors l’enfant devint mélancolique.
Antoine
Consuelo à Antoine
[4 janvier 1931, à bord du Massilia]
Tonnio chéri,
J’ai bien dormi. La chaleur m’a réveillée de bonne heure ce matin en arrivant à Montevideo. Nous serons ici deux heures, après, plus loin…
Crois-tu mon amour que nous nous perdrons ?
Sois sage, chéri, travaille ton roman et fais le bien beau. Notre séparation, le désespoir, les larmes et notre amour ne t’aideront-ils pas à pénétrer dans le cœur des hommes, dans les mystères des choses ?
Tonnio, Tonnio, chéri adios.
Consuelo
Tu diras à ta petite maman combien j’aurais voulu être bonne pour elle à Buenos Aires.
Consuelo à Antoine
[Juin 1943]
Une grande consolation dans ma solitude, c’est votre première grande lettre, où vous me dites si tendrement combien tu regrettes de ne pas m’avoir offert Le Petit Prince, pour m’asseoir bien protégée dans la traîne de ton rayon, je crois que tu m’as dit vrai, je pleure d’émotion, j’ai si peur d’être exilée de ton cœur…
J’envoie celle-ci par avion peut-être. Je vous serre très fortement dans mes bras, chéri. Ne me laissez plus jamais en arrière, je souffre trop de ne pas galoper avec vous, je ne comprends que toi, je n’aime que toi.
Consuelo
Antoine à Consuelo
[Casablanca, automne 1943]
J’ai enfin l’occasion de t’écrire, ma bien-aimée (car je ne reçois aucune lettre que les lettres confiées. Et sans doute celles que j’envoie au hasard n’arrivent pas.)
C’est très simple petite Consuelo : je ne peux plus me passer de te voir. J’ai besoin de toi.
Vous êtes ma consolation, mon doux devoir, et je voudrais tellement vous abriter, vous aider, travailler à vos côtés dans notre maison.
Pimprenelle ça veut beaucoup dire pour moi, ce nom-là. C’est celui d’une petite herbe toute fraîche et embaumée qui se cache dans les prés de chez nous. Et sans doute j’ai eu le mérite, autrefois, à la découvrir, comme la vraie Consuelo, sous tout le fatras de la Consuelo agitée et théâtrale qui n’était qu’une fausse Consuelo. Oh mon amour comme ces années perdues me pèsent, ma petite compagne, dès la première heure vous auriez pu me faire si heureux…
Mais tout ça est mort et tous les jours, chaque jour plus, j’apprends à vous aimer comme il faut et vous apprenez à me faire paisible et compréhensif, et heureux. Petite Consuelo aidez-moi à préparer notre maison. Mais je lui fais des sacrifices, il faut aussi que vous lui en fassiez. Lorsque Nelly est venue à Alger, j’arrivais en permission de Tunis et Pélissier l’avait logée. Alors je suis parti passer ma permission à Casablanca pour éviter que l’on parle sur vous et que l’on puisse me voir divisé d’avec vous. Pimprenelle, Pimprenelle, fasse Dieu que vous ayez agi de même. Fasse Dieu que vous compreniez qu’il faut faire la maison pure. Fasse Dieu que vous sachiez m’aimer comme je vous aime. Alors je reviendrai pleinement heureux.
Je ne suis pas heureux, ma tendre petite fille. J’ai d’abord piloté avec les Américains au troisième groupe de photos. Et puis l’on nous a trouvé trop vieux. Après des missions difficiles au-dessus de la France, je me suis retrouvé un peu inutile et désabusé. Je ne puis pas supporter cet affreux milieu politique d’Afrique du Nord. Tout le monde se hait. Je cherche à retrouver un avion quelque part. Je préfère tellement être tué simplement plutôt que de vivre cette angoisse qui me rappelle tellement tellement notre mauvaise époque Daurat où j’ai eu tellement de mal. Mais, si même je retrouve un avion, je reviendrai sans doute, petite Consuelo. Que deviendriez-vous sans moi ? Je suis la racine de votre feuillage. Et vous êtes aussi racine de ma paix, et j’ai besoin, pour revenir, de savoir où revenir. Gardez-vous de tout mal. Consuelo, je vous crie ça de toutes mes forces. Soignez-vous, protégez-vous, garantissez-vous – ne me faites pas peur : vous savez que j’ai toujours tellement peur.
Je rentre bientôt à Alger car N[elly] a dû partir pour Londres. De toute façon vous savez bien, vous sentez bien, qu’il n’y a plus que vous et moi. Et même, Consuelo de ma mélancolie, si vous êtes longtemps sans nouvelles à cause de cet affreux abîme qui nous sépare, sachez aussi que vous êtes sur terre, qu’il n’y a plus que vous et moi. Vous êtes présente en moi à chaque minute du jour et la seule direction de ma route sur terre. J’ai de grands livres à écrire que je ne puis écrire qu’auprès de vous. Vous souvenez-vous du vieil Auphan de chez Lipp ? Il ne savait penser Consuelo sans Antoine ni Antoine sans Consuelo.
À cette époque de grands troupeaux où les hommes perdent leurs racines, à cette époque où la discussion aigre et bruyante remplace la méditation, à cette époque où tout casse, Consuelo de mon amour, de mon devoir, de mon pays intérieur, je m’accroche à vous plus que jamais, je vis de vous sans que peut-être vous le sachiez et je vous supplie de vous garder mienne, de vous imposer des devoirs, de bien gérer nos faibles biens, de bien nettoyer mon gramophone, de bien choisir vos amis, ô Consuelo, d’être une petite fileuse de laine qui travaille et travaille, dans la douceur d’une maison bien lustrée, à la provision de tendresse qui m’empêche d’avoir froid.
Vous avez été patiente et sans doute, par votre patience, vous m’avez sauvé. Le Petit Prince est né de votre grand feu de Bevin’s House, ma certitude présente est née de vos tendres efforts. Consuelo chérie chérie tout de vous, je vous le jure sur mon honneur, sera toujours récompensé.
Et maintenant peut-être, d’ici deux mois, vais-je faire un voyage et vous revoir.
Soyez certaine de régner en paix, Consuelo, sur tout ce qui est à vous.
Consuelo, Consuelo. Je vous aime.
Antoine