Alban Cerisier est chartiste de formation. Il obtient le diplôme d'archiviste-paléographe en 1996 suite à une thèse consacrée aux « Clubs de livres dans l'édition française de 1946 à la fin des années 60 ». Il entre aux éditions Gallimard en 1995. Il y est chargé de la conservation et de la mise en valeur des fonds patrimoniaux. Cette mission recouvre l’archivage, la valorisation des fonds, parfois séculaires, tel celui de la NRF – mise en avant des auteurs, mise au jour de textes inédits –, ainsi que la succession des écrivains « historiques » : Gide, Camus, Proust, Saint-Exupéry… Il est également responsable du développement numérique au sein de la maison. Cet historien du livre et de l'édition a par ailleurs publié plusieurs ouvrages sur l'histoire littéraire. À l'occasion des 70 ans du Petit Prince en 2013, il a contribué à l'édition du manuscrit de Saint-Exupery. Il a établi et présenté l'édition de la Correspondance 1930-1944 d'Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry parue le 6 mai 2021 chez Gallimard.
La Correspondance entre Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry (1930-1944), que vous avez présentée, annotée et dont vous avez établi l’édition, a paru le 6 mai dernier chez Gallimard, dans la collection Blanche. Pourquoi la publication de ce volume, qui comprend 172 lettres et télégrammes jusqu’alors inédits, était si attendue ?
Alban Cerisier Le couple que forme Consuelo et Antoine de Saint-Exupéry appartient à la légende de la vie littéraire du vingtième siècle. Mais de leur vie, nous ne disposions jusque-là que des reflets, des échos plus ou moins lointains, des remémorations. Malgré les quelques fragments qui en étaient connus des spécialistes, il nous manquait l’authenticité de leur voix, non pour éteindre la légende, mais pour l’éclairer de sa véritable intensité. C’est chose faite avec cette correspondance croisée, grâce à l’appui des Successions d’Antoine et de Consuelo de Saint-Exupéry.
Est-ce que cette correspondance permet, notamment, de réviser notre perception de l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry ? Est-ce qu’elle peut être considérée comme une clé de lecture pour son œuvre littéraire ?
A.C. Oui, dans la mesure où Antoine de Saint-Exupéry, tout en n’aimant pas tellement les confidences biographiques, a fait de la matière même de son expérience l’une des sources premières de son œuvre. Toute la correspondance est traversée par une question centrale, commune à l’écrivain et son épouse : comment vivre sans nourrir en soi le sentiment d’éternité ? Et cette question est d’autant plus brûlante que le risque de mort est omniprésent – la vie aventureuse de l’aviateur civil et militaire – et que ce couple impossible se déchire sans cesse, inéligible à une vie calme et tranquille. Cette expérience pathétique de l’amour et de la vie, Antoine de Saint-Exupéry l’a transfigurée dans Le Petit Prince. Une transposition poétique qui vaut par elle-même, mais trouve ses plus profondes racines dans cette correspondance bouleversante.
En quoi cet échange épistolaire apporte une meilleure connaissance de la relation entre les époux Saint-Exupéry, et témoigne de la complexité de ce couple légendaire ?
A.C. Complexe, tel est bien le mot ! En première lecture, on comprend bien que l’un et l’autre n’attendent pas la même chose de l’amour. Antoine l’aviateur rêve d’une femme qui l’attend, fidèle, appliquée au foyer, consolatrice, pansant ses blessures morales et physiques. D’une femme à qui lire ses œuvres, à mesure de leur écriture, et à toute heure de la nuit. Mais Consuelo, elle, n’a ni l’envie ni le tempérament pour satisfaire cette attente. C’est une femme libre, qui a besoin d’être aimée pour ce qu’elle est par elle-même et non pour ce qu’elle est pour son mari. Elle a son caractère, elle a vécu, elle a ses folies. Ce n’est pas une débutante conciliante. Cela rend malade Antoine. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce constat, sinon on ne comprendrait pas pourquoi ce couple a tenu bon, au-delà de toutes les contrariétés, les défiances, les crises et les séparations. Antoine de Saint-Exupéry sait bien que le monde n’est pas un jardin ni l’amour un fleuve au cours tranquille. Il ne conçoit la vie, y compris amoureuse, que dans la tension, la coexistence des contraires : il faut affronter la mort (le vol de nuit, la mission de guerre) pour ressentir au plus profond de soi la pulsation de la vie ; il faut s’éloigner des siens, les fuir parfois, pour saisir ce qu’ils sont vraiment pour nous et ce qui les rend, à nous, uniques. C’est la grande consolation du monde – bien supérieure à celle d’un foyer toujours identique à lui-même, où l’on étouffe, mari et femme. Il faut se loger dans cette tension pour comprendre la vérité de ce couple. Il faut comprendre en particulier qu’Antoine attend autant de Consuelo ce qu’elle est que ce qu’elle n’est pas ! Et la Salvadorienne sera bien à la hauteur de cette attente ! Sa fantaisie légendaire n’a d’égale, au fond, que sa constance.
Les lettres écrites entre avril 1943 et juillet 1944 (elles sont nombreuses et constituent la moitié du volume) arrivent à destination avec retard, ou parfois ne semblent pas du tout parvenir à bon port, à tel point que la crainte de ne pas être lu(e) ponctue l’échange. Le dialogue s’en trouve désordonné, à l’image des aléas de leur relation tumultueuse et contradictoire…
A.C. Antoine a rejoint son groupe aérien en Afrique du Nord, dans l’espoir de reprendre ses missions aériennes de grande reconnaissance au-dessus de la France métropolitaine. Il a quitté les États-Unis, laissant derrière lui Consuelo, quelques amis et Le Petit Prince, qui paraîtra à New York quelques jours après son départ. Les relations épistolaires entre New York et l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie – tant pour les troupes que pour les civils – sont chaotiques, malgré l’organisation postale mise en place par les forces alliées. L’attente de la lettre ou du télégramme devient centrale et la satisfaction, longtemps différée. Et l’attente des livres aussi : Antoine déplorera jusqu’à sa dernière mission ne pas recevoir ses propres livres, et en tout premier lieu des exemplaires du Petit Prince. C’est une terrible frustration pour lui que de ne pas pouvoir offrir ce livre à ses camarades, tel que paru aux États-Unis.
Le terme « pur » est récurrent dans les lettres d’Antoine de Saint-Exupéry, et renvoie à la quête d’un idéal, inaccessible. Leur amour semble sublimé par la séparation…
A.C. Oui, l’inaccessible est de ce monde ! Et c’est ce qui fait que nous nous y tenons. Enfin, à une nuance près, toutefois. Car, chez Consuelo comme chez Antoine, il y a une certitude de l’amour, qui dépasse toutes les incompréhensions et les défiances du quotidien. Il y a le souvenir d’une larme, d’un regard, d’un geste, d’une étoile que l’on a aimée ensemble, qui fait que l’union vaut pour la vie. Et c’est cette union-là qui est célébrée dans l’absence, dans la séparation, par les deux amants. Saint-Exupéry, c’est l’anti-Lamartine : tout est peuplé si un seul être vous manque. Tout résonne de l’âme sœur, de l’aimée. Mais les deux amants savent bien combien tout cela est fragile et que le destin fera son affaire de leur communauté de vie. Aussi bien projettent-ils leur amour, l’un et l’autre, dans une fiction, dans un imaginaire, voire dans une forme de religiosité pour Consuelo. C’est le seul lieu qui échappe à la morsure du temps. Le Petit Prince est bien le poème qui les liera pour l’éternité.
On sait qu’Antoine de Saint-Exupéry écrivait simultanément des lettres d’amour à d’autres femmes que la sienne, mais est-ce qu’il y exprimait son désespoir comme il le fait quand il s’adresse à Consuelo ? Par exemple, en octobre 1943, il lui écrit : « Je vis dans un malaise intérieur inexprimable. J’ai un « mal du pays » inguérissable parce que je ne sais plus où est mon pays. J’aurais dû être tué en Lightning sur la France, ç’aurait été tout simple. »
A.C. Oui, Saint-Exupéry faisait part d’un même sentiment, tant à d’autres femmes qu’à des amis proches. Ce désarroi, voire ce désespoir, est constant chez lui ; il n’adhère pas au monde qui est le sien, tout en ne renonçant jamais à y jouer un rôle. C’est un paradoxe qui fait de lui un homme de jugement et d’action. Avec une nuance toutefois : c’est avant tout le monde politique et intellectuel qui le rebute et dont il se sent étranger, en ce qu’il est un univers de mensonge, d’opportunisme personnel, qui conduit l’humanité tout entière à un avenir de robots ou de termites. Saint-Exupéry est un mé-contemporain ! Mais ce malaise est constamment équilibré chez lui par une immense tendresse pour l’homme, pour son aptitude au bien, à la justice et à la grandeur.
L’écrivain-aviateur ne supportait pas les Surréalistes et particulièrement André Breton. Dans une lettre du 20 avril 1943 – il est à Alger et attend une autorisation de pilotage –, il écrit : « C’est trop facile de signer des manifestes comme ce con d’André Breton. » Il parle aussi de diffamations… Breton et Saint-Exupéry s’opposent sur le plan des idées, de la politique, de l’art. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
A.C. Les deux écrivains se retrouvent ensemble aux États-Unis, l’un et l’autre exilés. André Breton est un ami de Consuelo, qui l’a fréquenté tant à Paris qu’à Marseille et a été proche du groupe surréaliste. Mais la relation entre les deux hommes est tendue ; ils se sont vus à New York, mais cela n’a pas pris. Antoine semble avoir profondément agacé le poète, qui va s’en prendre à lui en reprenant des rumeurs sur sa proximité au régime de Vichy et sur l’authenticité de son engagement antifasciste. Antoine en est, à juste titre, furieux et lui dira ses vérités ! Il saura en particulier lui rappeler que, lui, s’est battu (et se battra encore) pour la France autrement que par des formules : « Le courage est de mon côté ! », lui écrit-il…
Consuelo, quant à elle, qui a été l’élève de Derain, était l’amie de Breton, Dali, Marx Ernst, Man Ray…
Il est question dans ses lettres de son livre intitulé Oppède (Gallimard, 1947), dans lequel elle raconte l’histoire des jeunes artistes (dont elle a fait partie) qui se sont réfugiés dans ce village du Vaucluse après la défaite de 1940…
A.C. Oui, c’est l’histoire de Consuelo, très présente dans la Correspondance. Elle continuera à voir ses amis à New York pendant la Guerre, dans la communauté artististique et intellectuelle des exilés français. Et avant de rejoindre son mari aux États-Unis, elle a eu cette expérience communautaire à Oppède, dans le Luberon, à l’invitation de l’architecte Bernard Zehrfuss, qui deviendra son amant. Cela a été une parenthèse heureuse de son existence, en 1941. Elle en fera le récit poétique dans ce livre qu’elle écrit et publie à New York, avec l’aide d’un grand ami du couple, le philosophe et essayiste Denis de Rougemont.
Antoine de Saint-Exupéry « souhaitait que le message du Petit Prince devienne plus largement intelligible et que ce livre déguisé en conte pour enfants, soit aussi une œuvre biographique et testamentaire », écrit en préambule à la Correspondance Martine Martinez Fructuoso (ayant droit de Consuelo). La lecture des lettres semble le confirmer…
A.C. Oui, c’est très juste. Le petit prince et sa rose sont bien présents dans cette correspondance, mais aussi le monde qui les entoure – les vaniteux, le désert et les pics arides, la ville surpeuplée, la tentation du serpent, les mille roses qui ne valent pas une rose, l’espoir d’un jardin ou d’une prairie heureuse… Ce ne sont pas des paroles en l’air, elles se rattachent à la vérité de l’existence et à un sentiment grave de la vie. Mais elles ne se limitent pas pour autant au biographique. Du reste, Antoine de Saint-Exupéry tiendra à alléger au maximum sa fable de détails trop manifestement liés à sa vie personnelle, nous le savons en examinant le manuscrit. L’œuvre littéraire est le lieu de la transposition et non de la copie conforme. C’est ce qui la rend universelle et bouleversante ; c’est ce qui fait que l’émotion se prolonge, de lecteur en lecteur, authentique. Une méditation sur l’amour (et l’amitié), au cœur d’une humanité en crise.
Sites Internet
Fondation Antoine de Saint-Exupéry
Consuelo de Saint-Exupéry - Œuvres et biographie
France Culture – Antoine de Saint-Exupéry