Trencadis de Caroline Deyns
© Quidam éditeur
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— Harry, chéri, et si on s’installait ici définitivement ?
— Tu veux dire quitter Majorque pour emménager à Barcelone ?
— Non ici même, dans une des trois maisons en contrebas, celle de Gaudí peut-être ?
— Habiter le parc Güell ? ?
— Tu imagines ? Moi oui ! Je crois que je pourrais y être éternellement heureuse. On interdirait l’accès du palais aux chiants et aux cons, seuls les copains pourraient entrer. Je serais la Princesse et toi le Monstre qui me garde.
— Je me voyais plutôt comme Prince Charmant à vrai dire.
— Mais le Prince Charmant, c’est le cabot qui gronde sur le paillasson pour qu’on lui ouvre la porte, et moi je te veux à l’intérieur, toujours. Ta peau se couvrirait d’écailles multicolores, tu serais beau, piquant et chevauchable, je t’aimerais plus que tout…
— Je ne te ficherais pas la trouille ?
— Si, une trouille dingue, et c’est ça qui m’exciterait ! Vois-tu, la Princesse est une gosse perverse qui finit toujours par coucher avec son dragon, c’est ce que les contes ne disent pas et ils ont tort. Il faut que je réécrive les contes.
— Tu voulais déjà annexer le Palais Idéal du Facteur Cheval il y a deux mois.
— Mais ces lieux ont été bâtis pour moi tu comprends ? Ou plutôt non, par moi. Oui, c’est ça, on a infiltré ma cervelle, aspiré mes rêves pour les offrir à Gaudí qui n’avait plus qu’à en devenir l’architecte. Quoi de plus normal que j’habite ce que j’ai imaginé ?
— Cet endroit étant propriété de la ville et une des destinations touristiques barcelonaises les plus courues, je crains, hélas, que cet argument ne soit pas recevable.
— Je savais bien que tu viendrais ruiner mon projet avec ta petite logique raisonneuse. Tant pis. Je construirai mon propre endroit magique.
— Les Français disent bâtir un château en Espagne.
— C’est ce que je ferai !
— Ils disent cela pour se moquer de l’inconstructible.
— Les Français fantasment et les Américains entreprennent. Je suis franco-américaine, mon château, je l’imaginerai et le construirai avec des courbes comme des bras qui vous entourent, et de la couleur, de la couleur à rendre ivre. Tu m’aideras, dis Harry ?
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Elle hait l'arête, la ligne droite, la symétrie. Le fait est qu’elle possède un corps à géométrie variable, extraordinairement réactif au milieu qui l’entoure, des tripes modulables et rétractiles qu’un espace charpenté au cordeau parvient à compacter au format cube à angle aigus. À l’inverse, l’ondulation, la courbe, le rond ont le pouvoir de déliter la moindre de ses tensions. Délayer les amertumes, délier les pliures : un langage architectural qui parlerait la langue des berceuses. Aussi vit-elle sa visite au parc Güell comme une véritable épiphanie.
Tout ici la transporte, des vagues pierrées à leur miroitement singulier. Dès le soir, elle se renseigne. Trencadis est le mot (catalan) qu'elle retient. Une mosaïque d'éclats de céramique et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée recyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c’est cela ? Elle rit : ce devrait être presque un art de vie, non ?
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– Alors voilà, mon nom est Andréas Vlieghe, je suis forain. Un très vieux forain. Assez vieux pour être né dans une roulotte. […]
Ce qui vous intéresse de toute façon ce n’est pas le début du siècle, hein, c’est les années soixante ? L’odeur de barbe à papa, les micros saturés, les nouveaux manèges à sensations, le Scenic Railways, le Skiliff, le Rotor, le Tagada, tout ça ? D’accord. Moi là-dedans je tenais le stand de tirs boulevard Pasteur, comme mon père, comme mon fils, parce que de père en fils bien sûr. Et pour ce qui est des deux personnes dont vous me parlez, je m’en souviens effectivement très bien.
– Ce que j’ai pensé en les voyant débarquer ? Eh bien, c’est lui qui m’a demandé s’ils pouvaient faire une partie. Quand je l’ai vue, elle, avec son visage de poupée à côté de sa gueule d’homme, je l’ai prise pour une de ces petites gonzesses que j’aimais à voir défiler devant mon stand, vous savez, celles qui restent pendues au bras de leur copain, avec leurs joues toutes rosies par la frousse et l’admiration, et ces cris de tourterelle qu’elles poussent à la moindre secousse ? Le genre de mignonnes qui supplient après un ours en peluche et se bouchent les oreilles de carrousel pour voir leurs cheveux flotter. Elle portait un bonnet à pompon et un blouson d’homme trop grand pour elle. Lui, il avait un bras autour de ses épaules […]
Toujours est-il que c’est à lui que j’ai spontanément tendu la carabine après qu’ils aient vidé le contenu de leur porte-monnaie et qu’ils m’aient tendu un tas de piécettes pour payer leur partie. Le type m’a alors rigolé au nez, et puis en repoussant la crosse, il m’a dit Ah non, c’est pas pour moi, c’est pour elle. Peut-être que j’ai fait une grimace à ce moment-là. Moi je n’aime pas trop donner mes carabines à des filles, elles ne sont pas faites pour ça les filles. […]
– Oui, vous avez raison, elle m’a bluffé. L’épate totale ! Parce que la petite, elle tirait comme une professionnelle. Quatre cartons en cinq tirs, comme ça ! C’était drôle de la voir épauler la carabine comme si elle était aussi légère qu’un plumeau ou un chiffon à épousseter, enfoncer son œil dans le viseur en plissant son joli museau. En vrai, je l’ai vue se métamorphoser. Elle avait à cet instant-là un air dur, froid, presque masculin je dirais. Les ballons ont éclaté avec un pop tout sec, on aurait dit qu’eux-mêmes avaient été pris par surprise.
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– Mais je vois que vous connaissez déjà l’histoire. Je vous la raconte quand même ? Oui ? Alors voilà, Judith et moi, nous avons donc demandé un entretien à l’artiste qui se trouvait à New York pour une expo de Nanas à la galerie Alexander Iolas. C’était au printemps 66 si je ne me trompe pas. En tout cas au printemps, c’est sûr. Je me souviens des cerisiers en fleur sur lesquels je me suis extasiée, et de Judith qui se foutait de moi en disant que j’avais des goûts terriblement genrés. Bref, on est arrivés à la porte de l’appartement de Niki de Saint Phalle, on a sonné, elle a ouvert. Et puis là… Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait un choc pareil. Peut-être parce que j’avais en tête l’image d’une artiste plus jolie que la moyenne, flottant dans des vestes ou des chemises d’homme salopées de peinture, avec des cheveux taillés à la serpe qu’elle fourrait quelque fois sous un bonnet ou un foulard, et un visage pointu de chat égyptien par-dessus. Rien à voir avec ce sosie de Greta Garbo qui se tenait devant nous, cette vamp au sourire peint et aux yeux bichés, lacés d’un long boa blanc duveteux. J’ai cru que nous nous étions trompées d’appartement, d’immeuble peut-être. Mais elle s’est aussitôt présentée en nous tendant une main gracieuse qu’on aurait pu baiser avec passion si nous avions été des hommes. Manque de pot, nous étions des femmes pour qui féminine et féministe demeuraient des termes rigoureusement antithétiques. J’ai grimacé à l’adresse de Judith tandis que l’artiste nous conduisait jusqu’au salon grimpée sur ses talons aiguilles – vous savez ce genre de godasses qui portent le concept du soulier au comble de l’absurdité en vous étirant la cheville comme on file du verre, votre cheville que chaque pas promet à la brisure, trop dine et vacillante, si joliment cassable, puisque c’est de cela dont il s’agit : contraindre votre fragilité en vous parlant d’élégance ! Bref, j’étais stupéfaite. Comment cette femme dont j’avais réussi à admettre la rébellion après l’avoir vue brandir une carabine pour éclater ce qui m’avait semblé être des symboles de ces soumissions humiliantes auxquelles nous sommes vouées, comment pouvait-elle se laisser sexualiser, objectiver de la sorte ? Comment, bon dieu, pouvait-elle se promener le plus naturellement du monde dans ce salon en débitant des mondanités alors que tout son être, de ses orteils compressés à ses cheveux impeccablement lissés, portait la marque de l’emprise machiste ? […]