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Extraits choisis - La robe blanche de Nathalie Léger, Série noire de Bertrand Schefer

édition décembre 2018

Lettres et extraits choisis

La robe blanche de Nathalie Léger
Série noire de Bertrand Schefer
© Éditions P.O.L

 

PRIX WEPLER-FONDATION LA POSTE 2018

La robe blanche de Nathalie Léger

Parfois, dans ces moments vides, quand aucun souci ni même aucun plaisir ne s’emparent de l’esprit, quand aucun sujet ne s’impose, ni par contrainte ni même par distraction, quand regarder ne suffit plus et ne rien faire est impossible, il faut revenir à l’une des questions tenues à part, sans réponse, pièce réservée, on fait la lumière, la question minuscule est posée là, elle attend. Tout tient peut-être à cette grande tapisserie accrochée dans la salle à manger et surplombant nos repas, L’Assassinat de la dame, réalisée d’après l’un des panneaux peints par Sandro Botticelli pour la commande d’un cadeau nuptial. Au fond du motif, une femme éperdue est poursuivie le long d’un morne rivage par un cavalier en armes accompagné de chiens hurlants ; elle tente de se soustraire aux coups meurtriers de l’homme ; un pauvre lambeau, le reste de sa robe mise en pièces, flotte dans sa course, on croit entendre des cris, des halètements, le souffle brisé de la terreur tandis qu’au premier plan son corps déchiré gît déjà dans la clairière, l’homme est penché sur elle, plongeant sa lame dans la plaie béante, arrachant les viscères à pleines mains. Au fond, la fuite ; devant, le meurtre – et la scène tournait et recommençait inlassablement sous la zébrure d’un ciel blafard dessinée dans le feuillage. Ce canevas énorme, échoué sur le mur de la salle à manger au terme de successions haineuses ou négligentes, pesait de son poids de poussière, les feuillages usés formant une nature effondrée en grisaille grenue, les corps seuls se détachant avec une vivacité carnassière. Dessous, ma mère repoussant les verres et les carafes tendait la main vers mon père en signe de pardon.

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Je veux rester concentrée. Il y a deux robes. J’ai mis longtemps à le découvrir. L’une, d’une blancheur immaculée, est restée à Milan, et l’autre, usée, salie, bousillée par le voyage, abreuvée d’expériences, celle-là, on la découvre au commissariat d’Istanbul, énorme pièce à conviction posée au sol sur des feuilles de papier journal, démantibulée comme un insecte mort.

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À défaut de pouvoir les comprendre, il faut prendre au sérieux les gestes les plus fous. J’en étais là de mes réflexions lorsque j’ai entendu parler d’une artiste italienne qui avait accompli un geste absurde selon toute apparence. Tout au long de l’année 2008, la presse italienne avait relaté le détail de sa performance, comment elle était partie de Milan vêtue d’une robe de mariée, et comment elle avait voulu rejoindre Jérusalem en auto-stop à travers les Balkans, la Bulgarie, la Turquie, la Syrie, la Jordanie, le Liban. Tel présentateur télé avait sobrement déclaré que cette jeune artiste avait confondu à tort l’art et la vie. Le regard sombre, quoique absenté sur les superficies de son prompteur, la mine soudain boudeuse, il avait fait semblant d’ignorer que tout est toujours confondu, tout est toujours indistinct, inextricable, et l’est peut-être plus encore au moment où l’on croit se tenir dans la plus algorithmique des clartés, faut-il énumérer de grands exemples ? C’est ainsi que, décidant bien malgré moi de faire de cette confusion le sujet vacillant de ma recherche, m’en remettant au pétillement amorti qui explosa en silence dans les coulisses de mon esprit lors de la retransmission de ce journal télévisé, je me suis intéressée à l’histoire de cette jeune femme, alors même (et sans doute pour cette raison) qu’on me disait qu’il n’était pas sûr qu’elle ait été une artiste, mais plutôt, selon certains, une idéaliste, une mystique des temps modernes, une saugrenue sympathique, une animatrice d’association, mais aussi, selon d’autres, une fille de la vieille aristocratie milanaise qui cherchait à racheter les engagements d’une longue généalogie fasciste, et pour d’autres encore, une jeune femme inventive, avec une forte personnalité, une fille tenace, engagée, généreuse, imprévisible, avec une touche de folie allègre et contagieuse – rien n’était heureusement très clair.


PRIX WEPLER-FONDATION LA POSTE - MENTION SPÉCIALE DU JURY 2018

Série noire de Bertrand Schefer

On ne parlait dans les soirées que du coup de colère d’Alain Cuny après la projection de L’Avventura. Le désastre était total. On s’était ennuyé. Monica Vitti avait quitté la salle en larmes sous les sifflets. On ne sait pourquoi, Dario Moreno se produisait au dîner de gala organisé au Palm Beach par les producteurs d’Antonioni et l’enthousiasme provoqué par les animations du chanteur dut paraître insupportable au comédien français. Cuny s’énervait tout haut contre le « pitre Moreno ». Caverneux et déclamatoire, il lança au chanteur qu’il n’était qu’un « poisson énorme et visqueux ». Une image trouvée dans les derniers plans de La Dolce Vita, où il avait lui-même un rôle, et qu’il avait jetée au visage perpétuellement jovial de Moreno qui roulait des yeux devant les photographes. Ce qui aurait dû être un moment de recueillement, presque de deuil, et l’occasion d’une méditation sur les grandes oeuvres et leur réception, se transformait en fête foraine. On peut se demander ce que faisait Dario Moreno à ce gala mais à Cannes on circule beaucoup d’une soirée à l’autre et il faut des attractions pour attirer les gens. Ce treizième festival présidé par Georges Simenon s’était ouvert sur Ben-Hur, le summum de l’attraction et du divertissement. Comme souvent, le palmarès représentait mal l’atmosphère mondaine faite de tout autre chose. De Dario Moreno, par exemple. Peter Brook présentait son adaptation de Moderato Cantabile, avec Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau, prix d’interprétation féminine. Fellini remporta la Palme d’or avec La Dolce Vita. La critique récompensa Bergman pour La Source et enfin, malgré son accueil calamiteux, le prix spécial revint à Antonioni et à son faux film policier, dans ce festival présidé par le plus véritable des auteurs de romans policiers.

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Anna Karina a pour ainsi dire déjà les clefs de Saint-Germain-des-Prés et, n’oubliant pas d’où elle vient, elle aiguille les nouvelles venues dans la capitale. On la considère un peu comme le chef de file des filles de Copenhague à Paris, hébergeant ses compatriotes et guidant leurs premiers pas dans le milieu, puisque c’est une affaire de milieu, et ce milieu a pour centre Saint-Germain-des-Prés. Contrairement à Anna Karina, Ingelise est une vraie beauté danoise, une silhouette blonde et pulpeuse, avec une bouche immense, peut-être un peu trop danoise pour un Français.
Mais Paris est de plus en plus cosmopolite, on y circule beaucoup, tout le monde passe à Paris, et les gens ne viennent pas ici en touristes seulement, ils viennent pour vivre un peu, six mois, un an, peut-être s’installer, ils sont grecs, yougoslaves, polonais, américains, italiens, ils sont un peu tout à vrai dire, ou leurs parents l’étaient, et s’ils restent ils changent parfois leurs prénoms, ils ont des noms magnifiques aujourd’hui recouverts de cendres, ils s’appellent Christa Lubelay, Vicente Fernandez-Jauregui, Marc De Lutchek, Jeanine Di Germanio, Pedro Candel, Henriette Demaria, Carole Grawitz, Pierre Yassimides, Simy Assouline, Rolande Niemezyk ou Lise Bodin, car Ingelise commence à se faire appeler Lise depuis ses premières expériences parisiennes, parce que c’est un diminutif plus heureux qu’Inge dans cette partie de l’Europe et c’est ainsi qu’elle suit Dorthe Baggers et Anna Karina aux terrasses des restaurants de Saint-Germain-des-Prés.

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Le brun s’appelle Raymond Rolland, mais il ne dit que Rolland, peut-être parce qu’il a déjà la suite des événements en tête. Il lui offre des verres et Copenhague semble très loin à cet instant, d’autant qu’elle a la Tunisie à raconter, les coins de France qu’elle a découverts pendant sa tournée et Paris qu’elle commence à connaître un peu, mais elle a surtout la possibilité de se présenter comme mannequin, accompagnée d’une fille qui commence à être connue dans Paris : tout cela éloigne encore un peu plus Copenhague et la maison de sa mère reléguée dans les brumes du Nord. Ils accrochent immédiatement et profondément, comment le dire autrement, toute la suite va le montrer, jusque dans les écarts et les errances, jusque dans l’adversité : c’est ce premier soir lorsqu’elle découche pour aller dormir chez Rolland rue Denis-Poisson que quelque chose s’est joué.


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