Une institution tentaculaire
GESTAPO. Le mot résonne encore de manière sinistre aux oreilles de la population européenne. Cet organe de police politique a fait régner la terreur sur le continent, de l’avènement du régime nazi à sa chute. La filmographie a largement mis en scène la froide brutalité inquiétante de ces hommes souvent porteurs de longs manteaux et de chapeaux mous. Qui a oublié les gestapistes de l’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville ou de la Ligne de démarcation de Claude Chabrol ? De très nombreuses études ont relaté leurs « exploits » notamment en France. Jacques Delarue, ancien policier, qui a enquêté sur les agissements de ses membres, a publié en 1963 une première étude très documentée. Le terme de Gestapo, qui est souvent employé de manière générique pour désigner la police allemande sous le IIIe Reich, ne représente en fait qu’une partie d’une structure dont l’administration nazie a le secret. La Geheime Staatpolizei soit Police secrète d’État ou Gestapo est en réalité un élément d’une plus vaste organisation policière.
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Trois pièces importantes apportent un éclairage sur le fonctionnement et les missions de la police allemande à Limoges. Ce sont : deux rapports des 10 et 18 juin 1943 rédigés par Joseph Meyer, qui résument l’action menée au printemps contre les mouvements de résistance Combat, l’Armée secrète et les Mouvements unis de la Résistance (MUR), et le rapport hebdomadaire (partiellement brûlé) rédigé les 8 et 9 août 1944 par August Meïer présentant la situation de la région de Limoges. Paradoxalement, malgré l’action dévastatrice de la police allemande dans la région, seul un roman a abordé son histoire sous la forme d’une fiction largement inspirée de faits réels [Michel Laguionie, Villa Tivoli, Flanant, 2003]. Quelques ouvrages l’évoquent également.
La présente étude fait apparaître un groupe humain fonctionnant comme une véritable meute de prédateurs au sens de la définition du Petit Larousse : « Foule, bande de gens acharnés contre quelqu’un ». D’ailleurs, le siège de la police allemande à Limoges est surnommé « le piège des loups » par ceux qui ont le malheur d’y entrer. Plus que tout autre groupe, la police nazie est hyperhiérarchisée et constituée d’individus typés. Une fois organisés, la meute infiltre tous les milieux de la vie sociale de la région en s’alliant les services de personnages peu recommandables. Son action a porté des coups très durs à ceux qui ont eu l’audace de s’opposer et fut le bras armé du régime nazi jusque dans les lieux les plus reculés de la région. Elle a profondément meurtri la population locale. C’est cette histoire que je vous propose de découvrir à travers des portraits de ses membres et l’évocation de ses actions.
L’organisation de la meute
L’immeuble de l’angle, que les policiers allemands nomment « la maison brune », accueille plusieurs services : au rez-de-chaussée, le poste de garde, le local de réception des « visiteurs » et la section V. La section IV est installée au premier étage. Les caves deviennent des geôles, lieux de détention provisoire. Elles sont également des lieux de tortures décrits par nombre de suppliciés. Plusieurs petits bâtiments remplissent aussi cet office. Une vaste maison bourgeoise construite sur la parcelle n°3 permet l’hébergement de quelques hauts responsables et l’installation des autres services. On trouve au rez-de-chaussée les bureaux des membres de la section spéciale et la section VI, des logements et des lieux de stockage. Le premier étage est principalement occupé par le Kommandeur : son bureau orné d’une grande cheminée, son secrétariat, une salle à manger, plusieurs chambres et une cuisine. Ce niveau donne accès à la terrasse. Le second étage est occupé par les autres sections, le service des transmissions et des chambres. Derrière ce bâtiment, à l’abri des regards indiscrets, se trouvent les garages dans lesquels on pratique le supplice du palan. Enfin, ce lieu est agrémenté d’un parc dans lequel le personnel et les invités peuvent se détendre. C’est de ce repaire que, de début 1943 à août 1944, les policiers allemands et leurs auxiliaires vont déployer leurs activités.
Les Agents français
Sans la collaboration de nombreux français, la seule présence d’agents allemands n’aurait pas suffi à mener une répression à grande échelle. Les effectifs allemands de la Sipo-SD n’ont pas excédé trois mille hommes en France. Nous avons vu que le général Oberg a signé un accord avec les autorités de l’État français visant à une répartition des rôles. Mais les nazis n’accorderont jamais une totale confiance aux policiers français. Il a donc fallu recruter.
Outre une nébuleuse d’indicateurs qui permet de pénétrer tous les milieux de la société, la police allemande s’adjoint les services de nombreux agents et « sous-agents » français dont les motivations sont très diverses, mais dont la présence va contribuer au martyr de dizaines de milliers de leurs compatriotes. Ce schéma se retrouve dans toutes les implantations déconcentrées jusqu’aux Aussenstelles [les postes extérieurs]. Le gros des troupes est constitué de membres de la pègre qui sont principalement là par appât du gain. Il y a ensuite les membres d’organisation collaborationnistes qui, souvent, sont « bien connu » des services de police. Plusieurs Alsaciens-Lorrains, officiellement interprètes, deviennent d’authentiques bourreaux. Des soldats perdus de la LVF, notamment des blessés devenus inaptes de retour du front de l’Est, intègrent les groupes d’intervention. Enfin, bon nombre d’opportunistes zélés viennent compléter les effectifs. Toutes ces catégories sont représentées au sein du KdS de Limoges. En premier lieu, les voyous.
La meute en action
Les opérations contre les maquis
Courant 1943, les groupes paramilitaires de la Résistance se structurent fortement. Mieux armés et mieux équipés, ils peuvent passer à l’action. Il suffit de consulter les rapports mensuels des préfets, des services de police et de gendarmerie, pour se rendre compte de la multiplication des sabotages, des cambriolages, des attentats contre les personnes, soldats allemands ou collaborateurs présumés. Durant l’été, le sabotage des batteuses, souvent réprouvé par le monde agricole, perturbe fortement les approvisionnements en céréales et donc ceux de l’occupant. Les mesures gouvernementales de réquisition de main-d’œuvre forcée (Service du travail obligatoire – STO) pour les Allemands ont, en plus, enclenché un gigantesque mouvement de passage à la clandestinité de jeunes hommes des classes 40, 41 et 42. Une part non négligeable de ces réfractaires se retrouve dans des groupes de combat embryonnaires que les mouvements de Résistance tentent d’organiser. Sentant le danger, les policiers allemands ne tardent pas à réagir. Manifestement, ils ont une confiance très limitée dans la capacité ou la volonté de leurs homologues français à enrayer ce mouvement. Ils prennent donc directement les choses en main. La région de Limoges étant particulièrement touchée par ce phénomène, les effectifs de la Sipo-SD croissent significativement. La section IV et la section spéciale d’intervention d’Erich Bartels sont engagées lors de la préparation et de l’exécution de ces expéditions. La même tactique est souvent utilisée. Sur la base de renseignements dont le cheminement est souvent difficile à déterminer, les hommes de l’impasse Tivoli envoient sur place un ou plusieurs agents d’infiltration. Une fois la présence d’un maquis avéré, une intervention est organisée. Puis, à partir de mars 1944, nous y reviendrons, les opérations militarisées s’intensifient.
Les grandes opérations
La division Das Reich (8 au 13 juin 1944)
La division se met en marche dès le 8 juin. Elle doit prioritairement participer aux « interventions brutales » envisagées par le haut commandement pour tenter de juguler l’action de la Résistance sur le versant nord-ouest du Massif central. Les méthodes sont les mêmes que celles employées dans la répression « ordinaire » exacerbées par l’arrivée des hommes ayant combattu à l’Est. De fait, là aussi, la trajectoire choisie laisse place à une traînée de sang et de désolation. Après avoir commis plusieurs atrocités plus au sud, les SS entrent en Limousin où ils se déploient pour reprendre le terrain conquis par les maquis les jours précédents. En effeet, durant ces journées, nous avons vu que les maquis se manifestent dans plusieurs villes. Dès leur arrivée, les SS de la Das Reich se déploient rapidement et reprennent le terrain perdu. Tulle, Guéret et Argenton-sur-Creuse sont atteintes le 9 juin. Dans chacune de ces localités ou à proximité, les SS se livrent à des massacres. Le 10 juin, a lieu le massacre d’Oradour-sur-Glane qui, selon l’évêque de Limoges, monseigneur Rastouil, laisse place à une « vision d’épouvante ».
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Les enquêtes menées par la police, la justice militaire et plusieurs auteurs, montrent la présence de Français et d’agents du SD à proximité du village martyr. Leur rôle exact est difficile à établir.
Il y a des hommes de la Milice. Davoine précise, lors de son audition dans le cadre de cette affaire, que trois réunions préparatoires aux opérations ont été organisées avant le 10 juin. Lors de celle qui se serait tenue rue du Général-Cerès (siège de la Milice à Limoges), Jean Filliol, un des responsables du service des renseignement, aurait déclaré :
« Il y aura une opération faite par une division allemande dans la région. Nous allons faire quatre groupes ayant pour mission d’empêcher les excès des troupes allemandes ».
La Milice est donc informée de la programmation d’une opération de répression.
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Quand on lui demande : quelle est la réelle mission des miliciens à Saillat-Chassenon, Eugène Patry précise : « Ils étaient chargés de seconder les Allemands dans leurs opérations. Je crois qu’ils devaient guider la colonne, car à part eux, personne ne connaissait la région ».
Ce point est confirmé par le témoignage de Louis Hamm, « malgré nous » incorporé à la 1ère compagnie du 1er bataillon du régiment Der Fürher. Pour lui l’opération de Chassenon a eu lieu le 9 juin, car le 10 juin l’unité se trouvait à Axe-sur-Vienne et a ensuite rejoint Nieul via Limoges. « À l’occasion de l’expédition de Saillat-Chassenon, notre colonne avait été pilotée par 4 miliciens ».
Les miliciens sont bien là pour guider et non pour canaliser. Il n’y a aucun élément sur le rôle des trois autres équipes… Il y a donc également un doute sur la date de l’opération de Saillat et donc sur l’emploi du temps réel des équipes de miliciens entre le 9 et le 11 juin 1944.
Le marché noir
À Limoges comme dans le reste de la France, la police allemande a, entre autres missions, la lutte contre le marché noir. En Limousin comme ailleurs, alors que l’essentiel manque souvent, ses membres figurent parmi les principaux pourvoyeurs de ce juteux trafic. La plupart des agents dont nous avons évoqué le parcours et l’activité de pillage sont rémunérés, détournent souvent une partie du butin et, en plus, en revendent une autre partie à des prix prohibitifs, multipliant les sources de profits. Les investigations menées sur August Potting, ancien gérant du mess du SD, installé dans l’hôtel Moderne, apportent un éclairage cru sur le système mis en place. Elles nous apprennent également que l’hôtel où logent la plupart des agents du SD est le centre névralgique des trafics.