FloriLettres

Extraits choisis - « Beatlestones » de Yves Delmas et Charles Gancel

édition février 2021

Lettres et extraits choisis

MÉCHAMMENT BONS

Page 15

Couverture du livre de Yves Delmas et Charles Gancel, Beatlestones

Invité à s’exprimer sur ce qui différencie Beatles et Rolling Stones, Mick Jagger confie en 1966 au Melody Maker : « Je ne vois pas Ringo, par exemple, avec un flingue en main en train de tuer quelqu’un dans un film. Je crois que cela ne nous surprendrait pas si c’était Brian… » L’opposition traditionnelle entre les gentils Beatles et les méchants Rolling Stones est essentielle dans l’histoire des deux groupes car c’est autour de ce positionnement initial, de cette frontière factice mais fondatrice, que ce sont façonnées les trajectoires publiques des uns et des autres ou les valeurs qu’ils ont incarnées, et que les Stones ont pu se démarquer de leurs encombrants devanciers.
On doit à leurs managers respectifs ce Yalta originel qui ancre dans le paysage la dichotomie entre les supposés doux Beatles, à la destinée universelle et joyeuse, et les Stones, sales, durs et maussades, symbole de l’individualisme bohème et sexuel. Le marketing rock se chargera de lustrer l’image des petites frappes de Liverpool et de noircir le regard du quintet bluesy d’extraction – partiellement – bourgeoise de la banlieue londonienne.
[…]
Brian Epstein, amateur d’opéra qui a fréquenté les établissements privés de Liverpool, leur apprend malgré tout à lisser leur prononciation afin d’être mieux compris et acceptés. Son sens du marketing fait le reste en transformant en well educated men et gendres idéaux quatre voyous peu recommandables vêtus en teddy boys, habitués aux bagarres dans les salles de bal ou les impasses, aux filles faciles voire aux larcins. Leurs séjours à Hambourg entre 1960 et 1962 consacrent leurs penchants de petites frappes, quelque marin ivre y est lâchement détroussé et les contacts avec les prostituées et les souteneurs remplissent leurs nuits sous amphétamines. « Il faut être un salaud pour réussir, c’est un fait. Et les Beatles sont les plus grands salauds de la terre », déclare Lennon, orfèvre en la matière. Et personne n’en doute. Mais des salauds doués, drôles et ayant une capacité hors du commun à se rendre aimables voire à le devenir vraiment.

Page 30

« A Hard Day’s Night », la plus courte et la plus mémorable intro des sixties : « Dzinnnng ! » Le titre de la chanson est ce que Lennon appelait un ringoism, ces mots ou phrases absurdes parfois proférés par un Ringo dont le parler est alors à la littérature ce que le fish and chips est à la gastronomie. Avril 1964. Un accord, un seul, qui ouvre le film homonyme et qu’on croit livré par Harrison sur sa douze-cordes électrique Rickenbacker, quelques notes qu’aucun gratteux n’arrive à reproduire à l’identique. Est-ce un sol 4/7 barré à la troisième case ? Un fa 9 dont les sols sont joués sur la première et la sixième corde ? Dans ce cas, la basse de Paul, qui joue un (cinquième case de la corde de la), ajoute une sixte. Et la guitare de John, joue-t-elle le même accord que George, mais sur six cordes ? Ou bien un 4 ? Et le piano du producteur George Martin, qu’on ne découvre qu’en analysant le spectre sonore, plaque-t-il simplement ré-sol-ré… ? Quant au coup de caisse claire et de charleston de Ringo, qui l’avait perçu ?

Un accord mystère, donc, dont le secret n’est percé qu’à la fin du XXe siècle grâce à l’électronique, en séparant les instruments et les notes joués, pourtant tous reportés sur deux des quatre pistes du matériel rudimentaire d’Abbey Road à cette époque. Les experts en débattent encore.


KEITH, GEORGE ET BRIAN,
SUR LES CORDES RAIDES

Page 40

C’est autour de Brian Jones, charmeur et charismatique, que se créent les Rolling Stones. Il impressionne Jagger et Richards qui le voient jouer à l’Ealing Jazz Club en avril 1962. C'est lui qui trouvera le nom du groupe et en recrutera les membres. Saxophoniste chevronné et guitariste remarquable, il fait découvrir aux autres les accords ouverts et les arcanes du blues. Partageur, il pousse Mick à jouer de l’harmonica et dégrossit le jeu de guitare de Keith. Élégant, il soigne son apparence plus que les autres, fait la chasse aux nouveautés extravagantes et la guerre aux faux plis. Fraternel mais imprudent, il explique à Mick, avec force détails, comment s’y prendre avec les filles.


PAPA WAS A BEATLES

Pages 191

Si les Beatles peuvent être facilement identifiés par le logo d’Apple ou la façon novatrice dont leur nom était écrit à leurs débuts, les Stones disposent d’une identité graphique mondialement reconnaissable à travers le célèbre Tongue and lips Logo, créé par John Pasche en 1970 et utilisé pour la première fois sur Sticky Fingers l’année d’après. Pasche explique que c’est à la fois la déesse Kali et la bouche de Mick qui auraient été ses sources d’inspiration, le tout donnant un mélange très audacieux de révolte et de sensualité. Les esprits chagrins mais documentés que nous sommes considèrent que c’est plutôt le cartoon qui illustre la chanson « Day Tripper » dans The Beatles Illustrated Lyrics d’Alan Aldridge, sorti un an auparavant, en 1969, qui a été plagié sans vergogne. La comparaison des deux dessins laisse peu de place au doute.

 

Visuel logo des Rolling Stones et des Beatles Illustrated
© Beatles Illustrated, 1969 / © Rolling Stones, 1970

 

 

 

 

 

 


JOHN ET MICK, DEUX ICÔNES

Page 215

Deux personnalités, donc, et deux masques. Lennon parce qu’il est avant tout victime d’une Beatlemania de bubblegum, Jagger parce qu’il est un bourgeois stable qui surfe tout au long de sa carrière sur une violence et un érotisme astucieusement formatés pour ses cibles, mais aussi parce que le premier est auteur, compositeur, interprète et musicien et l’autre se contentera d’écrire, de chanter, et de bouger beaucoup.


CONCLUSION

Page 230

Au cœur du phénomène, Beatles et Rolling Stones tiennent une position symbolique unique. Nés dans les ruines fumantes d’une Europe exsangue, d’une Angleterre épuisée, d’un Empire éclaté, les boys semblent s’être assigné le modeste objectif de reconquérir le monde. Ils l’ont fait. Chacun avec son style et son inspiration, ses heures sombres ou brillantes, ils ont incarné et illustré les facettes multiples du mouvement des esprits et des cœurs qui a affolé pendant des décennies la boussole de l’Histoire.