Ancien directeur des Cahiers du cinéma et de La Cinémathèque française, Serge Toubiana est le président d’Unifrance depuis 2017. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma, entre autres une biographie de François Truffaut coécrite avec Antoine de Baecque (Gallimard, 1996) et traduite dans plusieurs langues. Il a également produit plusieurs émissions radiophoniques sur le cinéma pour France Culture, réalisé des documentaires, parmi lesquels, François Truffaut, Portraits volés (coréalisé avec Michel Pascal en 1993). Il est aussi l'auteur du film Hitchcock/Truffaut réalisé en 2015 par Kent Jones. Il a été commissaire des expositions « Renoir/Renoir », « Maurice Pialat Peintre & Cinéaste », « François Truffaut ».
Le 3 mai 2023 paraîtra aux éditions Denoël la correspondance échangée entre François Truffaut et Helen Scott que vous avez établie et commentée. Il s’agit d’un corpus de lettres qui couvrent la période de 1960 à 1965, alors que leur correspondance prend fin en 1984, l’année de la mort du cinéaste. Pouvez-vous nous parler du choix de ce corpus ?
Serge Toubiana : J’ai choisi les lettres de cette période parce qu’elles sont, à mon avis, les plus intéressantes, dans la mesure où François Truffaut vit à Paris et Helen Scott à New York, sa ville natale. En 1966, elle viendra s’installer à Paris pour se rapprocher de lui parce qu’elle a une forme de culte et d’adoration pour Truffaut. Dès qu’ils se connaissent et commencent à correspondre, Helen Scott espère et manifeste son désir de travailler avec François Truffaut. Mais lui a besoin d’elle à New York et pas vraiment à Paris. Leur correspondance, que j’ai évidemment lue et relue tout au long de ces vingt-cinq dernières années, me paraît donc plus « anecdotique » après 1965. Leurs lettres sont davantage espacées dans le temps, puisqu’ils se téléphonent et se voient, et l’ensemble me paraît en quelque sorte moins organique. Alors qu’entre 1960 et 1965, il s’agit d’une correspondance professionnelle, amicale, presque amoureuse du côté d’Helen Scott. Elle va nourrir envers le cinéaste ce qu’elle appelle une « passion unilatérale ». Toujours est-il qu’elle joue pleinement son rôle d’agent à New York : elle renseigne François Truffaut sur la sortie de ses films aux États-Unis, sur les films de ses copains de la Nouvelle Vague, sur ceux qu’il produit, comme par exemple, Paris nous appartient de Jacques Rivette ou Tire-au-flanc 62 de Claude de Givray. Elle écrit et parle français couramment parce qu’elle a vécu en France dans sa jeunesse, adore ce pays ; et toutes ses lettres, très vivantes et dans lesquelles elle utilise parfois une langue argotique, comportent fort peu de fautes. L’échange va se nouer très vite entre eux. Truffaut a besoin d’elle sur un plan professionnel, et elle de lui tout simplement pour exister. Il va devenir pour Helen Scott une sorte de passeport extrêmement prestigieux à New York, du fait que toute la critique américaine, qu’elle connaît parfaitement, est sous le charme de ce jeune cinéaste représentant la Nouvelle Vague. Avec lui, il y a également Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Louis Malle, Agnès Varda et beaucoup d’autres. Elle devient le passage obligé de tout le cinéma français de cette première partie des années 60 en Amérique. Les acteurs, réalisateurs, producteurs de passage à New York, pour accompagner leurs films, dans l’espoir de conquérir le public, de séduire la presse, de trouver des partenaires, vont faire appel à elle. Elle leur sera essentielle, grâce à Truffaut. C’est ce qui m’a fasciné. Peut-être qu’un jour, la deuxième partie de cette correspondance sera publiée, mais à mon avis, l’essentiel, le cœur vivant, le cœur battant de cette relation qui dure plus de vingt ans, est ce laps de temps entre 1960 et 1965. Helen Scott va abreuver, j’ose dire harceler François Truffaut de lettres. Elle lui en écrit plusieurs chaque semaine. Quant à François Truffaut, il lui répond longuement mais qu’une ou deux fois par mois, pour la bonne raison qu’il travaille beaucoup : il dirige sa société de production, Les Films du Carrosse, écrit des scénarios, tourne, est souvent en voyage. Si bien que l’échange est intense mais inégal. Il est intéressant de constater qu’il veut une correspondance professionnelle, alors qu’elle souhaite autre chose, savoir comment il va, ce qu’il aime, etc. Elle trouve ses lettres trop « business » et désire un véritable échange où se mêleraient travail et vie intime. Elle lui en fait part dès ses premières lettres. Elle le sermonne pour qu’il change d’attitude envers elle, et devient exigeante.
Quelles sont les circonstances de la rencontre entre Helen Scott et François Truffaut ? Et en quoi cette rencontre donne un nouveau tournant à l’existence d’Helen Scott ?
S.T. En janvier 1960, alors que Truffaut termine le tournage de Tirez sur le pianiste, son deuxième film, adapté d’un roman noir de David Goodis (1917-1967), il est convié par le Cercle de la critique new-yorkaise pour recevoir le prix du meilleur film étranger attribué aux Quatre Cents Coups, son premier long-métrage. Il n’est jamais allé aux États-Unis et ne parle pas anglais. Il débarque à l’aéroport d’Idlewild, qui ne s’appelait pas encore JFK, le 19 janvier. Il a vingt-huit ans, veut conquérir l’Amérique pour lui et pour ses copains de la Nouvelle Vague. Plus tard, il y aura des ruptures, surtout avec Godard, mais en 1960 il s’agit d’une stratégie concertée : gagner le public, la presse et toute la chaîne professionnelle américaine. Il y va en jeune producteur et réalisateur, et même s’il n’a encore fait qu’un film, il a déjà une reconnaissance grâce au succès international des Quatre Cents Coups qui avait obtenu en mai 1959 le Prix de la mise en scène au 12e Festival de Cannes. Il a aussi un passé de critique, a déjà plusieurs années d’expérience malgré sa jeunesse. Il a été un critique virulent aux Cahiers du cinéma, a déjà des grandes adorations, notamment Hitchcock, une architecture du cinéma en tête, totalement conçue, stable, convaincante à ses yeux. Pour autant, il a un point faible, c’est qu’il ne connaît ni l’anglais ni la presse américaine. À l’aéroport, il est accueilli par Helen Scott, une attachée de presse qui travaille au sein du French Film Office, le bureau new-yorkais d’Unifrance Film, l’association de producteurs chargée de promouvoir le cinéma français à l’étranger. Dès qu’elle le voit descendre de l’avion, elle a le coup de foudre. Elle va l’accompagner partout et le materner durant son séjour à New York puis à Chicago, traduire ses propos lors des interviews qu’il donne aux journalistes. Grâce à elle, Truffaut rencontre notamment Lillian Ross (1918-2017), grande critique au New Yorker, qui a un poids considérable dans la vie culturelle américaine. Dès qu’il rentre en France, il reçoit une lettre d’Helen. C’est elle qui lui écrit en premier et qui pose les jalons de cette correspondance. Elle a fait une véritable rencontre humaine, chargée de sentiments. Elle est séduite par ce jeune homme fougueux, timide, par son regard noir et intense. Elle a 45 ans, a déjà une vie antérieure. Et tout d’un coup, elle voit sa vie bouleversée, basculée dans autre chose que ce qui était prévu. Truffaut va combler un énorme vide, un manque absolu de reconnaissance.
Vous avez publié en 2020 L’amie américaine (Stock) qui met en lumière la vie romanesque d’Helen Scott. Des témoignages et un grand nombre d’extraits de ses lettres adressées à François Truffaut y figurent. Vous écrivez dans le prologue que vous avez fait sa connaissance en 1984, après la mort de Truffaut… Comment s’est passé cet entretien ?
S.T. Truffaut est mort le 21 octobre 1984. J’étais à Tokyo à l’époque sur un tournage de Kurosawa, comme journaliste. J’étais très ému d’apprendre sa mort. Je l’aimais beaucoup. Je suis rentré dès que j’ai pu et j’ai conçu, avec mes camarades des Cahiers du cinéma que je dirigeais à l’époque, un numéro spécial consacré à Truffaut. Le numéro est sorti en décembre. Nous en avons fait plus tard un livre paru sous le titre Le roman de François Truffaut (Éd. Cahiers du Cinéma). Nous avions demandé à tout le monde d’y contribuer : ses acteurs, ses actrices, ses scénaristes, ses amis, les cinéastes qu’il côtoyait, Chabrol, Rohmer, Godard, Milos Forman, Spielberg… Ils ont tous témoigné. Truffaut avait une espèce d’aura qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Un respect et une adoration partagés dans le monde entier. Je savais vaguement qu’Helen Scott était liée au cinéaste et qu’elle avait joué un rôle important, pour avoir lu dans ma jeunesse le fameux livre, Le cinéma selon Hitchcock paru en 1966 aux éditions Robert Laffont. Mais j’ignorais la teneur de leur relation et je me doutais que cette femme avait une vie de cinéma très riche et une relation toute particulière avec François Truffaut, comme personne d’autre n’avait eu. Elle vivait à Paris, avenue du Maine, je l’ai contactée et je suis allé la voir. Elle aussi nous a donné son témoignage pour ce numéro spécial paru juste après la mort de Truffaut. C’était pour moi indispensable. Une complicité avec elle est née à partir de ce moment-là. Je l’ai revue plusieurs fois car je voulais la convaincre d’écrire sa vie. Elle ne se sentait pas capable de le faire. Elle est morte peu après, en 1987. Les choses en sont restées là. J’ai retrouvé le lien entre Helen Scott et François Truffaut en 1992, quand j’ai réalisé avec un ami, Michel Pascal, le long métrage François Truffaut : Portraits volés. Nous sommes les premiers à avoir voulu faire un documentaire sur Truffaut, quelques années après sa mort. Madeleine Morgenstern (la femme de Truffaut dont il était divorcé et avec qui il a eu deux filles, Laura et Eva), à qui il avait confié Les Films du Carrosse, a eu confiance en nous. Nous avons pu visiter les archives du cinéaste. Une pièce entière, pleine de dossiers. On a donc travaillé là et j’ai découvert la correspondance. Il y avait un dossier Helen Scott, comme il y avait un dossier Godard, ou encore Rohmer, Chaplin, Welles, Hitchcock, Renoir, etc. Il avait tout classé avec ses secrétaires, même les factures de ses costumes ou les ordonnances médicales. C’est comme si, de son vivant, sa vie était rangée. Le classement était quelque chose d’obsessionnel chez lui, une façon de se protéger et de s’emmurer dans son histoire, à la fois personnelle et professionnelle. Il gardait tout en double. Il y avait une copie de chaque lettre qu’il envoyait. Il avait aussi racheté à Helen Scott les lettres qu’il lui avait écrites, une manière de lui venir en aide financièrement car elle avait des problèmes d’argent. À Paris, elle a travaillé un certain temps pour des compagnies américaines, s’était fait beaucoup d’amis, par exemple Claude Berri et sa famille, les critiques de cinéma Jean Douchet et Michel Perez, ou encore le producteur Jean-Pierre Rassam. Mais elle n’était pas en très bonne santé. François Truffaut se montrait généreux et faisait en sorte qu’elle vive bien.
Après ce film, François Truffaut : Portraits volés, vous avez publié une biographie en 1996…
S.T. L’idée d’une biographie m’est venue très peu de temps après avoir entrepris ce film qui a fait l’ouverture d’« Un Certain Regard » à Cannes, en 1993. Il a été vendu dans plusieurs pays et notamment aux États-Unis. Antoine de Baecque, un jeune historien et normalien, critique aux Cahiers du cinéma, avait la même idée que moi. Je lui ai donc proposé qu’on écrive cette biographie ensemble. La famille Truffaut – Madeleine, Laura et Eva – nous a conviés car nous étions en concurrence avec d’autres écrivains et notamment avec le grand journaliste Olivier Todd qui venait de faire une biographie d’Albert Camus. Nous avons été choisis. Sans doute parce que j’avais de bonnes relations avec elles trois. On a signé un contrat chez Gallimard en 1993 et l’ouvrage (près de 900 pages) est sorti trois ans plus tard. On a travaillé dans les archives de façon extrêmement poussée. Grâce au numéro spécial sur Truffaut pour les Cahiers du cinéma, je connaissais l’entourage du cinéaste, aussi bien professionnel qu’amical. J’ai élargi ce cercle pour avoir davantage de témoignages et de confidences. J’ai toujours pensé que la vie de Truffaut était romanesque, son enfance, son parcours, sa précocité, sa volonté, son intelligence, sa capacité à diriger... Il prend son destin en main très jeune, alors qu’il est un enfant presque abandonné, comme l’enfant des Quatre Cents Coups. Antoine Doinel, c’est lui.
Vous l’avez rencontré la première fois en 1975 ?
D.N. Oui, lorsque j’étais un jeune critique aux Cahiers du cinéma. La première fois était un moment très intense. Nous sommes allés le voir, Serge Daney et moi – Serge était en quelque sorte mon mentor, il venait de prendre la direction de la revue et je l’assistais. Nous voulions le rencontrer pour nous réconcilier avec lui. Les Cahiers s’étaient éloignés du cinéma et de François Truffaut pendant les années 1968-1973, grande période confuse politiquement et théoriquement, alors qu’il faisait beaucoup de films à ce moment-là, qui n’étaient plus pris en compte dans les pages de la revue. Il était donc mécontent. Un jour de 1975, j’ai dit à Serge Daney qu’on ne pouvait pas être fâchés avec Truffaut. D’autant plus qu’il avait sauvé les Cahiers, six ans auparavant, en les rachetant au groupe d’édition et de presse Daniel Filipacchi. À l’époque, la rédaction de la revue – incarnée par Jean-Louis Comolli (qui est mort l’année dernière) et Jean Narboni – était en désaccord avec le propriétaire sur son orientation. Pour résumer, Filipacchi voulait une revue grand public, très tournée vers le cinéma américain, alors que les Cahiers devenaient de plus en plus théoriques, inspirés par Jacques Lacan, le philosophe Althusser, Roland Barthes, et d’autres théoriciens de la sémiologie. Le conflit a donc éclaté et Truffaut a décidé, avec Jacques Doniol-Valcroze, qui avait fondé les Cahiers avec André Bazin en 1951, d’aider la rédaction. Les Cahiers avaient donc une dette envers Truffaut, symbolique mais réelle. Cette rencontre avec lui était très importante. Nous venions lui promettre d’en refaire une bonne revue de cinéma, ce qui n’était plus le cas. Dans mon souvenir de cette première rencontre avec lui, Truffaut était très timide, et Daney et moi l’étions plus encore. Après nous avoir écoutés, il est sorti de son silence et de sa timidité et nous a dit deux choses : 1) « Si vous aviez eu du courage, vous auriez créé une nouvelle revue pour écrire vos textes politiques maoïstes, plutôt que de vous servir de la revue créée par André Bazin. » Les mots étaient précis et percutants, d’autant plus qu’André Bazin avait été son père spirituel. 2) « J’ai bien entendu que vous alliez refaire des Cahiers une vraie revue de cinéma, je serai dorénavant avec vous d’une neutralité bienveillante. » Qu’est-ce qu’une neutralité bienveillante ? Nous n’aurions pas d’aide financière – ce que nous espérions en venant le voir –, mais cela signifiait qu’il était curieux de voir ce que nous allions faire. Sonnés, Daney et moi sommes restés silencieux pendant tout le trajet du retour jusqu’à Bastille, où étaient situés nos bureaux. Ces phrases m’ont marqué pour la vie. Refaire une bonne revue de cinéma. Reconquérir tout, la confiance de Truffaut et la confiance de tous les cinéastes qu’on admire, qu’on estime, dont on aime les films. C’est devenu mon programme de vie. De là est née ma relation avec Truffaut. Il vous regardait intensément, vous posait des questions sur ce que faisaient les autres cinéastes, il demandait des nouvelles du cinéma, m’interrogeait sachant que j’étais journaliste, lui étant très occupé et, d’une certaine manière, enfermé dans ses bureaux des Films du Carrosse… Il nous arrivait de déjeuner rapidement tous les deux, lui n’aimait que le tête-à-tête, ensuite nous remontions dans son bureau poursuivre la conversation. Les rencontres étaient extrêmement fortes, ponctuées de silence. Il était curieux et très amical. Il prenait du temps pour moi. Il y a eu beaucoup d’échanges, de petits mots, quelques lettres. Il a orienté ma vie. Et sa relation avec les Cahiers du cinéma est redevenue très amicale, généreuse.
Helen Scott manie si bien le sens de l’autodérision dans ses lettres que celles-ci sont très drôles et vivantes… Elle secoue aussi le cinéaste qui n’écrit pas assez souvent… Truffaut lui répond avec humour et répartie… Je pense notamment aux échanges en vers dans les lettres du 19 et 24 mai 1965… Il y a beaucoup de liberté dans la correspondance, de tendresse et d’admiration…
S.T. Oui en effet, il y a beaucoup de liberté et de tendresse. Le style est extrêmement enlevé, joyeux, elle se moque d’elle et de lui, il y a de la légèreté et en même temps beaucoup d’affection. Parfois, elle se plaint et compose des petits poèmes. Elle a cet humour juif new-yorkais très reconnaissable. Elle veut toujours plus, être reconnue, aimée. Elle est une sorte de « mère juive » que Truffaut n’a pas eue. Sa relation avec sa mère, Janine de Montferrand, était exécrable. Helen Scott incarne une figure de compensation ou de substitution, lointaine, dont il apprécie les qualités, mais en même temps, il ne veut pas être envahi. L’indiscrétion était une des hantises de Truffaut lorsqu’il avait une relation avec quelqu’un, un homme ou une femme. Il cloisonnait. Avait-il des secrets à garder ? Sans doute, et pour avoir beaucoup travaillé sur sa vie et son œuvre, ces secrets sont toujours liés à son enfance et à son origine. Antoine de Baecque et moi-même avons découvert dans les archives un document provenant d’un détective privé, qui avait mené une enquête sur l’origine de son père géniteur, Roland Levy. Ce document stipulait que cet homme avait été rejeté par la famille Montferrand, parce que juif, et qu’il aurait été dentiste. Toute sa vie, il y a eu ce secret, ainsi que le désamour de sa mère, qui est évoqué dans les Quatre Cents Coups et présent dans tous ses films avec Antoine Doinel. Il y a aussi son rapport aux femmes, la multiplicité de ses amours, la coexistence simultanée de plusieurs relations amoureuses, qui se retrouvent également dans la plupart de ses films. Mais il tenait à la discrétion, comme une sorte de choix absolu. Helen Scott, quant à elle, pouvait tout donner d’elle-même et voulait tout prendre des gens qu’elle aimait, qu’elle admirait. Truffaut avait certainement très peur qu’elle en dise trop. C’est pourquoi il était toujours sur la réserve.
Dans plus d’une dizaine de lettres, il est question du procès de Nuremberg (du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946). Vous écrivez dans la notice biographique sur Helen Scott que celle-ci ne s’y serait pas rendue. Pouvez-vous nous raconter le rôle qu’elle a tenu et quels sont les éléments qui vous font douter de sa présence au procès alors qu’elle écrit à Truffaut en octobre 1961, qu’elle trouve excellent le nouveau Stanley Kramer, Judgment at Nuremberg, car il y a, « évidemment, le fait qu’[elle] était au procès » ?
S.T. Je pense qu’elle a été embarquée dans l’équipe américaine autour du sénateur Robert Jackson, membre du parti démocrate et proche du président Franklin Roosevelt. Contrairement aux Français qui n’étaient que quatre – la France a sous-estimé l’importance du procès de Nuremberg –, les Américains étaient très nombreux. J’ai donc lu un grand nombre de livres sur le procès, sur Robert Jackson également, et consulté les archives filmées, mais je n’ai pas réussi à trouver la trace d’Helen. Elle avait été la collaboratrice de Geneviève Tabouis (1892-1985), célèbre journaliste française spécialisée dans la diplomatie, qui s’est réfugiée en 1940 à Londres, où elle a rejoint la France libre. Elle est partie ensuite aux États-Unis pour diriger à New York un périodique lié à la Résistance, Pour la France. Helen Scott a donc été son assistante jusqu’en 1943. Geneviève Tabouis est un personnage très intéressant, aujourd’hui presque oubliée. Elle a écrit beaucoup de livres et l’un d’entre eux est dédié à Helen Scott, où elle mentionne qu’elle lui est indispensable. Non seulement parce qu’elle est parfaitement bilingue, mais aussi parce qu’elle connaît tous les milieux syndicaux, politiques américains. Helen est restée pendant trois ans aux côtés de Geneviève Tabouis, à faire ce journal pour la Résistance à New York. Ensuite elle a fait le choix de s’embarquer sur un cargo pour rejoindre l’Afrique française libre et travailler à Radio Brazzaville, ce qui lui a valu d’obtenir la médaille de la France libre. Helen Scott était très téméraire, la seule femme dans ce milieu. Elle avait un amant qui était son supérieur hiérarchique, ce qu’elle évoque dans ses lettres à Truffaut. Elle revient plus tard à New York et participe au procès de Nuremberg. Elle avait sans doute quelques accointances avec les démocrates américains. Elle a connu Eleanor Roosevelt grâce à Geneviève Tabouis. Elle a donc fréquenté les sommets de la hiérarchie politique américaine, tout en étant une assistante, une femme de l’ombre. En écrivant L’amie américaine et en publiant cette correspondance, j’ai voulu la mettre dans la lumière. Elle a joué un rôle essentiel mais toujours à côté de quelqu’un de plus visible, de plus légitime qu’elle. Quand elle parle du procès de Nuremberg dans ses lettres à Truffaut, elle n’insiste pas car il ne pose pas de questions. Il est obnubilé par le cinéma. Il veut bien parler du film de Stanley Kramer qui sort en France en 1961, film qu’il n’aime pas beaucoup d’ailleurs, mais il n’a pas envie de faire parler Helen sur ce qu’elle a vécu elle-même. C’est évidemment dommage. J’ai cherché dans toutes les lettres qu’elle a écrites à des amis, je n’arrive pas à savoir le degré de vérité dans ce que dit Helen Scott à Truffaut, c’est-à-dire sa présence réelle à Nuremberg. Peut-être y a-t-elle été une fois ou deux, je ne sais pas, mais je pense qu’elle était dans l’équipe à Paris chargée d’organiser la communication politique du point de vue américain. Ensuite, elle a travaillé aux Nations-Unies et a créé un journal de gauche.
En 1962, Truffaut et Helen Scott s’attellent ensemble au livre d’entretiens avec Alfred Hitchcock qui deviendra un ouvrage culte. Elle prépare avec lui les interviews, assure la traduction simultanée entre les deux réalisateurs, travaille ensuite à l’établissement des textes des versions française et américaine… Quelques mots sur cette entreprise qui occupe une partie de leur correspondance ?
S.T. Helen Scott joue un rôle fondamental dans ces entretiens. Truffaut pose timidement ses questions en français, Hitchcock lui répond en anglais et elle traduit simultanément leurs propos, alors qu’elle n’est pas une véritable interprète. Truffaut avait fomenté ce projet lors de son premier séjour à New York, au cours duquel il s’est rendu compte que les critiques américains lui paraissaient condescendants à l’égard de Hitchcock. Il était considéré comme un bon technicien, un bon réalisateur, mais pas comme un auteur au sens où les Cahiers du cinéma l’entendaient. Un grand cinéaste était non seulement quelqu’un qui concevait la mise en scène à travers des personnages et un scénario, mais aussi avec une vision du monde, tels Jean Renoir, Roberto Rossellini, Max Ophuls, Jacques Becker ou Jacques Tati… les grands maîtres que les Cahiers du cinéma défendaient. Truffaut rentre à Paris et décide de mener un projet très ambitieux : poser « 500 questions » à Hitchcock. Il a 30 ans, vient de terminer Jules et Jim, son troisième film. Il écrit une très longue lettre à Hitchcock, en français, qu’il demande à Helen de traduire. Dans cette lettre, il justifie son projet de faire parler Hitchcock de son métier, de sa conception du cinéma, du scénario à la mise en scène, en passant par la direction d’acteurs, la technique, le montage, etc. Hitchcock est séduit par ce jeune cinéaste et accepte de l’accueillir pendant une semaine dans les studios Universal, alors qu’il est très occupé. En août 1962, il termine le tournage des Oiseaux, après avoir enchaîné film sur film. C’est un cinéaste au sommet de sa forme artistique et de sa gloire. Aux États-Unis il est très connu, il réalise des films à succès. On dit de lui qu’il est le Maître du suspense, ce qui est très réducteur selon Truffaut. Et surtout, à partir de 1955, il fait de la télévision, ayant anticipé la crise que connaît le cinéma américain avec l’arrivée des postes de télévision dans les foyers. Il a eu le bon réflexe de créer cette série « Alfred Hitchcock presents ». Il est devenu un personnage public, encore plus célèbre et plus riche aussi. La plupart des épisodes de cette série sont réalisés par d’autres, mais sous son label. Il invente alors quelque chose de très moderne, une sorte de marque ou de label « Alfred Hitchcock ». Les journalistes et critiques américains conçoivent cela avec un léger mépris parce que la télévision est loin d’être aussi noble que le cinéma. Truffaut met en place sa « stratégie » pour attirer l’attention sur le fait que derrière le publicitaire, se cache un véritable génie du cinéma. C’est-à-dire un inventeur de formes : au-delà des histoires qu’il raconte, il y a un homme qui a un rapport au crime, au sacré, à la culpabilité, à la religion, l’équivalent de Ingmar Bergman, Luis Buñuel ou Federico Fellini… Helen joue un rôle essentiel parce qu’elle traduit simultanément la conversation entre les deux cinéastes, mais aussi, et on le voit dans la correspondance, parce qu’elle va organiser la traduction des bandes en anglais et surtout essayer de convaincre Truffaut de faire un livre pour le grand public, et pas pour les lecteurs des Cahiers du cinéma. Elle lui écrit : « Ne soyez pas cahieriste ! Pensez plus large » ; et aussi : « Vous êtes plus célèbre, plus aimé et considéré à New York que Hitchcock lui-même. » Elle a en partie raison, car Les Oiseaux sera un échec total à leur sortie en 1963, de même que, l’année suivante, Pas de printemps pour Marnie. Elle éduque François Truffaut à la culture américaine, le renseigne sur l’appréciation critique ou publique d’une œuvre. Elle va l’aider beaucoup, le convaincre. En ce qui concerne le livre des entretiens avec Hitchcock, elle ne s’est pas trompée. L’ouvrage est unique en son genre à l’époque. On interroge un artiste sur toute sa conception, de l’écriture au montage, le choix des acteurs, le choix des scénarios… De nombreux livres se sont ensuite inspirés de celui-ci, sans cesse réédité. Il est certain que Helen Scott a joué un rôle très important.
D’ailleurs, on peut écouter sur France Culture ces entretiens traduits simultanément par Helen Scott et admirer son français et sa dextérité…
S.T. Quand Michel Pascal et moi travaillions sur le film François Truffaut : Portraits volés, un jour de 1992, dans les bureaux des Films du Carrosse, nous avons ouvert un placard et trouvé une grande boîte en carton contenant des bobines audio. Nous en avons écouté une, c’était la voix d’Hitchcock, celle de Truffaut et celle d’Helen Scott qui traduisait. Nous en avons utilisé quelques extraits pour notre film. Au moment du centenaire de Hitchcock, en 1999, je me suis souvenu de l’existence de ces bandes magnétiques. J’ai demandé à Madeleine Morgenstern l’autorisation d’en faire usage. Elle a très gentiment accepté et je suis allé voir Laure Adler qui dirigeait alors France Culture. Elle a écouté les bobines – le son sortait impeccable –, et elle m’a commandé 25 émissions de 26 minutes pour les diffuser tous les jours, le matin et l’après-midi. Comme j’aime beaucoup travailler à deux, j’ai convié mon ami Nicolas Saada, grand connaisseur du cinéma d’Hitchcock, et nous avons fait cette série pour France Culture qui a eu beaucoup de succès. Aujourd’hui, tout est en ligne et il est donc possible d’écouter ces émissions, d’entendre leur voix à tous les trois.
Pour Fahrenheit 451 dont il est question dans la correspondance dès 1961, le seul film de Truffaut tourné uniquement en anglais, Helen Scott sera présente mais n’obtiendra pas la place qu’elle escomptait…
S.T. Helen Scott va jouer un rôle puisqu’elle participe au tournage, mais elle n’a pas, en effet, celui qu’elle espérait. Elle collabore à l’adaptation du scénario en anglais, mais elle aurait aimé être le bras droit de Truffaut. Elle n’est pas contente et se sent frustrée. C’est Suzanne Schiffman qui assiste Truffaut, et ce, depuis Tirez sur le pianiste. Elle parle anglais couramment, sait diriger un plateau, est techniquement impeccable. Et là Truffaut ne se trompe pas, mais il fait de la peine à Helen. Il y a un savoir-faire, une légitimité artistique ou technique qu’elle n’a pas. Il n’empêche qu’elle a adoré Truffaut et qu’elle est enterrée à quatre mètres de lui, au cimetière de Montmartre, grâce à Madeleine Morgenstern qui a tout orchestré pour rapprocher Helen de Truffaut. C’est bouleversant.
Est-ce qu’il y a un film de François Truffaut que vous préférez ?
S.T. C’est difficile à dire car il y en a plusieurs. Pour moi, Les Quatre Cents Coups reste un grand premier film. J’aime beaucoup La Peau douce, dont il est question à plusieurs reprises dans la correspondance. À Cannes, le film a été sélectionné en compétition mais n’a rien obtenu. La presse n’a pas aimé, le public non plus. J’aime aussi la série Antoine Doinel, qui est un personnage très romanesque ; L’homme qui aimait les femmes également, qui aujourd’hui ne serait peut-être pas très bien accueilli par le féminisme radical : l’amour, l’obsession des femmes, avec Charles Denner qui est un double idéal de Truffaut ; Les Deux Anglaises et le continent ainsi que La Femme d’à côté. J’aime aussi La Chambre verte, autour de l’idée fixe et le culte des morts. Dans les films de Truffaut, les femmes ont toutes des rôles sublimes. Elles mènent leur vie. Aujourd’hui encore, l’œuvre de Truffaut touche les gens, sa conception de l’amour, cette forme de légèreté, de comédie, et de gravité aussi, car l’amour est un engagement fort, qui va jusqu’à la mort. Quand je défendais Truffaut dans les Cahiers du cinéma, pour l’imposer à nouveau comme un cinéaste important, parce qu’à l’époque on n’aimait que Godard, j’étais frappé et touché d’un point de vue strictement romanesque par la gravité, dans chacun de ses films, de l’amour qui va jusqu’au bout, jusqu’à la mort.
Sites internet
France Culture : Grande Traversée : François Truffaut. Par Serge Toubiana.