À la suite de leur parcours individuel riche en expériences et rencontres diverses où ils ont joué chacun tant en France, qu’en Belgique ou dans le cadre de tournées internationales au Moyen-Orient, en Amérique du Sud, aux États-Unis et au Canada, c’est en Normandie que Philippe Müller et Vincent Vernillat ont choisi depuis l'an 2000 de déposer leurs valises. Ils ont créé la Compagnie P.M.V.V. le grain de sable qui est implantée à Houlgate et le festival « Rencontres d’été théâtre & lecture en Normandie » .
La 24e édition des « Rencontres d’été théâtre & lecture en Normandie » aura lieu du 19 juillet au 24 août 2025. Vous avez créé ce festival en 2002 avec Vincent Vernillat. Quelles en ont été les circonstances, le contexte ?
Philippe Müller : Vincent Vernillat et moi-même sommes d’abord comédiens. Jusqu’en 2002, nous jouions dans des productions de théâtre. Comme je suis belge, j’ai d’abord beaucoup travaillé en Belgique (Théâtre National, Théâtre de la Place, l’Opéra royal de Wallonie, le Groupov...). Puis, j’ai rejoint l’équipe du Studio Classique à Paris, participé à des tournées en France et à l’étranger… Vincent a été dirigé au théâtre par de nombreux metteurs en scène parmi lesquels Christian Rist du Studio Classique, Bruno Meyssat, Alain Françon... Dès notre première rencontre, nous avons constaté que nous partagions une passion commune pour les livres, la littérature, que nous lisions beaucoup l’un et l’autre. En septembre 2000, nous avons créé la compagnie P.M.V.V. (nos initiales) le grain de sable. Pour notre premier projet, nous avons porté à la scène un recueil poétique de William Cliff, intitulé Fête nationale (Gallimard, 1992). Le spectacle que nous en avons fait nous a donné envie d’en créer un autre à partir de l’œuvre du poète Christian Dotremont (1922-1979) qui était belge aussi, célèbre pour ses logogrammes, peintre et voyageur dans le grand Nord. En réalité, nous avons fait deux spectacles articulés autour de Dotremont, l’un intitulé « Écrire les mots comme ils bougent » et l’autre, « Neige de mémoire », traitait de son rapport avec la Laponie. Ces projets ont été en quelque sorte la matrice de notre travail sur le texte littéraire. Les hasards de la vie ont fait que la compagnie s’est implantée en Normandie, à Houlgate. Puis, l’idée d’un festival littéraire a mûri et « Rencontres d’été théâtre & lecture en Normandie » est né en 2002.
Qu’est-ce qui a évolué depuis la première édition du festival ?
P.M : Évidemment, la première édition, qui s'est tenue exclusivement à Houlgate, ne proposait pas plus de quatre ou cinq rendez-vous, déjà organisés sous forme de rencontres avec des auteurs invités. Vingt-quatre ans plus tard, le festival s'est considérablement élargi, comptant 130 rendez-vous répartis dans une vingtaine de villes et villages. Cette évolution concerne aussi bien l'ampleur de l'événement que la collaboration avec les partenaires. Nous avons eu la chance de bénéficier dès le début du soutien de la ville de Houlgate. Par la suite, d'autres partenaires se sont joints à nous, notamment la Région Normandie, qui a rapidement reconnu l'intérêt de notre projet et le fait que peu de personnes travaillent sur le texte littéraire comme nous le faisons. Ils ont exprimé leur envie de nous soutenir, tout en souhaitant que notre rayonnement dépasse la ville de Houlgate. À ce moment-là, plusieurs villes voisines comme Deauville, Trouville, Dives-sur-Mer et Merville-Franceville ont également pris contact avec nous pour qu’on organise des événements chez elles.
Au fil des vingt-quatre années écoulées, nous avons vécu beaucoup de choses, y compris les aléas liés aux changements d'équipes municipales. Pendant treize ans, Trouville a été notre principal partenaire, avec un maire et une adjointe à la culture très engagés, permettant ainsi d'organiser 50 rendez-vous à Trouville, alors qu’il y en avait 30 à Houlgate. Cependant, les nouvelles équipes apportent souvent avec elles d'autres projets, ce qui peut être problématique quand une manifestation s’inscrit dans la durée.
Un tournant important est survenu en 2015 avec « Partir en Livre », proposé par le ministère de la Culture et organisé par le Centre national du Livre. Aujourd'hui, pour la 11e édition de « Partir en Livre », nous sommes fiers de proposer en Normandie un large éventail d'activités labellisées, avec pas moins de 59 rendez-vous incluant des auteurs, illustrateurs et artistes. Cet événement est devenu une première partie de notre festival qui s'est élargi pour s'étendre sur cinq semaines, puis un mois supplémentaire. Ainsi, cette année, les événements se dérouleront du 18 juin au 18 juillet, suivis d'une programmation pour les adultes du 19 juillet au 24 août.
Cependant, nous faisons face à une réalité difficile : les subventions pour les festivals littéraires diminuent ou stagnent, alors même que les coûts de la vie, y compris ceux des transports, continuent d'augmenter. Toute la préparation du festival repose sur Vincent Vernillat et moi-même, sans salariés permanents, outre nos graphistes. Nous sommes soutenus par des bénévoles et des régisseurs professionnels pendant le temps du festival. Cet engagement nous tient à cœur, et malgré les défis rencontrés cette année, nous sommes heureux de constater que cette édition compte plus de rendez-vous que les précédentes.
« Un festival qui peut-être ne ressemble à aucun autre » est-il écrit sur le site Internet des « Rencontres en Normandie ». Quelle est sa spécificité ?
P.M : C’est une phrase d’Arlette Albert-Birot disparue en 2010. Elle a été présidente fondatrice du Marché de la Poésie à Paris et notre conseillère littéraire pendant dix ans. Elle a beaucoup compté pour nous. Il y a donc toujours ce petit texte d’Arlette sur le site du festival où elle dit qu’il ne ressemble peut-être à aucun autre. C’est vrai parce qu’on est attentif à la diversité des textes qu’on propose, et il y a le format sur presque deux mois ainsi que le nombre de villes concernées par l’événement. J’ai connu beaucoup de comédiens qui me parlaient souvent de leur saison culturelle d’été. Justement, peut-être que ce festival s’apparente à une saison culturelle d’été ! Pour autant, il y a tellement de choses intéressantes à faire !
Les Rencontres d’été théâtre & lecture en Normandie mettent en scène la littérature sous toutes ses formes. De quelles manières intervenez-vous dans ces créations croisant la littérature avec d’autres formes d’expression ?
P.M : La danse et la musique occupent une place prépondérante dans nos activités, un peu moins la peinture. Nous collaborons avec de nombreuses bibliothèques, ce qui nous permet d'envisager des expositions mais les bibliothèques ont souvent besoin de planifier deux à trois ans à l'avance de tels projets, ce qui crée un décalage ; nous ne sommes pas dans la même temporalité. Notre festival se consacre à la littérature et à sa transmission, et le choix du terme « Rencontres » témoigne de notre volonté de favoriser l'interaction entre les textes et le public. Au début de notre projet, nous avons compris l'importance d'être attrayants. Nous avons rapidement réalisé qu'à Houlgate et dans les villes environnantes se trouvent des lieux chargés d'histoire, tels que des jardins, des manoirs et de belles propriétés. Pour notre tout premier rendez-vous, nous avions invité Claude Debon, grande apollinarienne qui, à cette époque, publiait un très bel ouvrage sur les calligrammes du poète. Mais le livre n’était pas encore sorti en librairie, il était en phase de souscription et je me suis demandé comment on allait faire pour que les gens viennent à cette rencontre. J'ai eu l'idée de solliciter les propriétaires du Moulin Landry à Houlgate, attirant ainsi 150 personnes. De surcroît, Claude Debon a captivé son auditoire. À l’issue de son intervention passionnante, les gens se sont rués sur les bulletins de souscription.
Cela m'a convaincu de l'importance de sortir des lieux conventionnels ; même si nous collaborons avec des bibliothèques et disposons d'une salle de spectacle, il est essentiel d'explorer l'espace public et les environnements extérieurs.
Par ailleurs, nous proposons de nombreuses lectures musicales car il y a un public davantage intéressé par la musique. Nous nous efforçons de croiser la littérature avec d'autres arts. Par exemple, la chorégraphe Karine Saporta a présenté, il y a quelques années, un spectacle remarquable inspiré du livre Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (L’Olivier, 2010). Je me souviens aussi d’une très belle lecture de Laurence Vielle, comédienne et poétesse – qui lisait le livre de Nastassja Martin, Croire aux fauves (Gallimard, 2019) –, accompagnée du musicien Vincent Granger et du peintre Marc Feld qui peignait en direct, donnant naissance à une fresque de 20m2.
Nous sommes à la fois concepteurs, programmateurs et, pour certaines productions, comédiens.
Au commencement du festival, nous n’avions pas de thématique. Peu à peu, l'idée d'en adopter une s'est imposée, car cela permet de creuser un sillon. Depuis une quinzaine d'années, chaque édition s'articule donc autour d'une thématique. À partir de là, nous nous mettons au travail, passant de nombreuses heures dans les librairies ! Nous avons des collaborateurs : Pierre Vanderstappen, conseiller littéraire au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, avec qui nous échangeons au sujet d’auteurs belges et Albert Dichy, le directeur littéraire de l'IMEC, qui a une grande connaissance du milieu littéraire. D'autres collaborateurs viennent enrichir notre projet. Pour chaque édition, nous cherchons à maintenir un équilibre entre des artistes qui participent pour la première fois, comme par exemple cette année, Dominique Reymond, Françoise Gillard ou Jacques Bonnaffé, et d'autres qui sont, à leur manière, engagés dans ce rapport à la littérature : je pense notamment à Marie-Christine Barrault qui sillonne la France entière avec ses livres et adore faire des lectures. Ce compagnonnage a permis au fil des années de construire une programmation riche et variée, où les artistes eux-mêmes proposent des créations. Marianne Basler a exprimé le souhait de mettre en avant Pirandello. Nous connaissons surtout son théâtre et beaucoup moins ses nouvelles dont deux s'inscrivent parfaitement dans le thème de l’imagination. Nous avons bien sûr été ravis d'accepter sa proposition. Ainsi, nous continuons à solliciter de nouveaux artistes qui font partie de notre panthéon, comme Dominique Raymond ou Jacques Bonafé, que nous avons invités cette année.
Quant à la forme épistolaire ?
P.M : Elle a rapidement suscité notre intérêt. Lors de notre spectacle consacré à Christian Dotremont, le poète et plasticien belge dont je vous ai parlé, nous avons découvert une correspondance magnifique, toujours inédite à ce jour, avec Pierre Alechinsky qui en détient semble-t-il l’intégralité. Bien qu'un certain nombre de lettres aient été publiées, la correspondance complète reste à explorer. Nous avons également beaucoup travaillé sur Flaubert, en présentant une lecture-spectacle de Bouvard et Pécuchet ; il était donc naturel de s'intéresser à sa correspondance. Nous avons ainsi créé une lecture musicale autour de ses lettres, notamment celles relatant son voyage en Égypte. Et bien d’autres créations autour de corpus de correspondances, comme celles de Marcel Proust, Alexis de Tocqueville, Eugène Boudin. Nous explorons toutes les formes littéraires – romans, récits, contes, nouvelles, correspondances – tant qu'elles se distinguent par leur qualité.
Cette année, le festival célèbre donc les littératures de l’imaginaire. Pouvez-vous nous en dire quelques mots et nous parler du spectacle « 36 000 lettres de Gaston Chaissac » ?
P.M : Il y a une dizaine d’années, Vincent et moi avions fait une lecture autour de l’art brut et nous avions lu une ou deux lettres de Gaston Chaissac. En travaillant sur la thématique de cette année, nous voulions faire quelque chose sur les créateurs de mondes imaginaires et nous avons précisément pensé à Chaissac. Nous avons contacté Gérard Potier, comédien, metteur en scène et conteur, qui a bien voulu reprendre pour nous un spectacle qui avait rencontré un grand succès mais qu’il ne jouait plus : « 36000 lettres de Gaston Chaissac ». Il l’avait mis en scène avec Nicole Turpin en 2009. Ce spectacle est soutenu par la Fondation La Poste.
Vous commémorez le centenaire de la disparition d’Erik Satie à travers plusieurs spectacles dont certains portent sur sa correspondance… L’ouvrage, Erik Satie, Correspondance presque complète, préfacé par Ornella Volta, a paru en 2000, coédité par Fayard et l’Imec. Il y a donc 25 ans. C’est d’ailleurs le premier livre de correspondance soutenu par la Fondation La Poste.
P.M : Je me souviens de ma visite chez Ornella Volta, il y a plus de 40 ans. Elle disposait d’une petite pièce remplie de « placards coffre-fort » où se trouvaient toutes les archives d’Erik Satie. À l'époque, j’enseignais au conservatoire en Belgique et j’étais désireux de travailler sur Parade. Elle a eu la générosité de me montrer des documents précieux. Cette rencontre a été magnifique. Même si Satie (1866-1925) n’a pas beaucoup vécu à Honfleur où il est né, nous avons décidé de le mettre à l’honneur. Nous avons programmé cinq rendez-vous. Erik Satie, entre les notes est la projection d'un film réalisé par Gregory Monro : des musiciens et des auteurs évoquent ce que représente pour eux Satie aujourd'hui. L’écrivaine Stéphanie Kalfon, qui a publié Les Parapluies d’Érik Satie (Joëlle Losfeld/Gallimard 2017, Folio, 2018), est interviewée dans le film. J'ai lu le livre dont il est question après avoir visionné le film. Je l’ai trouvé formidable et j’ai proposé à Stéphanie Kalfon de participer à nos événements. Elle m’a informé de son projet de lecture-musicale intitulé Sous les parapluies d’Érik Satie. Ce spectacle est donc organisé le 31 juillet à Villers-sur-Mer, suivie d’une projection du film à Houlgate. Une autre lecture-musicale, animée par Ivan Morane, intitulée « Je vous aime tous bien, sans en avoir l’air » (soutenue par la Fondation La Poste), portera sur la correspondance de Satie. Ivan Morane, qui a déjà présenté de nombreuses créations au festival, a sélectionné et fait le montage des lettres pour ce spectacle. Bien que nous l'ayons déjà proposé à Houlgate il y a trois ans, nous avons décidé de le reprendre à Trouville pour marquer le centenaire. Dans le cadre de « l’Escapade à la Forge », Pierrejean Gaucher, compositeur et guitariste, donnera une conférence musicale. Il a sorti deux albums : Zappe Satie en mars 2021 et Satinédits en décembre 2023 (voir site : https://www.pierrejeangaucher.com/fr/). Nous aurons également une création de Vincent et moi, une lecture-musicale intitulée Les Excentriques. Satie y occupera une place centrale, car il incarne une figure majeure de l’excentricité. Ce spectacle inclura sa propre biographie ainsi que des textes de Dominique Noguez et d’André Hardellet (1911-1974), des écrivains ayant donné vie à des lieux, métiers et objets imaginaires. Monique Bouvet, pianiste, interprétera exclusivement des œuvres de Satie et sa musique constituera le fil conducteur de cette création en cinq parties.
Un autre projet est soutenu par la Fondation La Poste : Récréations primo-avrilesques. Une collaboratrice, avec laquelle nous avons beaucoup travaillé dans le passé sur des collections de cartes postales, a découvert dans les archives de son mari, une collection des années 1920, célébrant le 1er avril. Ces cartes sont visuellement superbes. Pendant le spectacle, nous en projetterons une soixantaine tout en lisant les messages de leurs auteurs anonymes, souvent empreints d'humour. Pour ajouter une dimension littéraire, seront lus des textes de mystificateurs littéraires et autres canulars d’écrivains, comme Fortia de Piles, père de la mystification épistolaire. Ce sera une soirée insolite et festive pour célébrer également le 25e anniversaire de la Compagnie PMVV le grain de sable.