FloriLettres

Entretien avec Paolo Roversi. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

éditions avril 2024

Entretiens

D’origine italienne, Paolo Roversi s’installe à Paris en 1973. Depuis, il travaille pour des magazines prestigieux (Vogue italien et français, Égoïste, Luncheon…). Sa carrière est marquée par sa collaboration avec les plus grands créateurs de mode. Dès ses années d’apprentissage, le choix du studio, de la chambre grand format et du Polaroid, définissent la manière de travailler et l’esthétique du photographe qui s’adapte au numérique avec succès. Sa signature est reconnaissable entre toutes : tonalités douces et sépia des noir et blanc à la lumière du jour, densité et profondeur des couleurs à la lumière de la lampe torche. Au fil des années, Paolo Roversi cherche, invente son propre langage photographique, accueillant les hasards et les accidents comme des opportunités de se renouveler.


Couverture de Lettres sur la lumière avec photos sur la jaquette du mannequin Audrey

Paolo Roversi, vos photographies font l'objet d'une rétrospective au Palais Galliera (du 16 mars au 14 juillet 2024), un catalogue accompagne cette exposition et une correspondance, avec le philosophe Emanuele Coccia, ponctuée par des photographies et intitulée Lettres sur la lumière, a paru en mars aux éditions Gallimard avec le soutien de la Fondation La Poste. Pourquoi avoir choisi le genre épistolaire pour nous livrer vos pensée et réflexions sur cette forme artistique, sur sa place dans l’histoire de l’art et dans votre vie, sur sa technique et sa poésie ?

Paolo Roversi : Nous avons d’abord eu une discussion et finalement, nous avons choisi d’un commun accord de continuer notre dialogue par écrit. La correspondance nous a semblé le moyen le plus simple, le plus facile, le plus classique aussi pour écrire et échanger nos réflexions. Il est vrai que j’aime également beaucoup lire les correspondances.

Dans une lettre datée du 20 juillet 2022, vous vous demandez comment, dans votre jeunesse, vous êtes arrivé à la photographie alors que vous adoriez la littérature, le théâtre, la poésie… « Peu à peu j’ai compris que l’on pouvait être poète en photographiant », écrivez-vous… Pouvez-vous nous rappeler dans quelles circonstances vous avez précisément commencé à prendre des photographies ?

P.R. :
Quand j’étais jeune, vers l’âge de 18 ans, je suis parti en Espagne avec mes livres de poésie et mon carnet dans lequel j’écrivais moi-même des poèmes. J’ai ajouté dans mes bagages un petit appareil photographique, un Minolta Hi-Matc 7, que mon oncle m’avait prêté. Pendant mon voyage, j’ai pris des photographies comme n’importe quel touriste et j’écrivais aussi des poèmes. À Séville, notamment, j’ai photographié un homme vêtu de noir qui marchait dans une rue ensoleillée coupée par une ligne nette qui séparait l’ombre de la lumière du soleil. En prenant ces clichés, j’ai découvert peu à peu que la photographie pouvait être un langage poétique. C’est ce qui a déclenché mon envie de photographier. Et de retour à Ravenne où je vivais, j’ai installé dans ma cave, ma première chambre obscure.


Photographier est donc un geste poétique ? Emanuel Coccia vous écrit le 28 août 2022 : « On a l’impression qu’au fil des ans tu as voulu écrire des poèmes à travers la lumière, faire de la photographie l’une des formes de l’écriture lyrique »…

P.R. : Photographier est un geste poétique si, bien sûr, on le fait avec le cœur, la passion, l’imagination et le sentiment. Une bonne photographie a du sens s’il n’y a pas besoin de mots. Elle peut valoir une poésie, un récit, une fable.

Dans l’une des premières lettres de votre correspondance avec Emanuele Coccia, vous écrivez que « pour vous, photographier, ne signifie pas cadrer un objet de la réalité extérieure pour le confiner dans l’appareil, mais plutôt réveiller quelque chose en soi-même et le porter à la lumière. » S’agit-il d’une lumière intérieure ? S’agit-il « d’effleurer une autre vie » (je vous cite), d’une rencontre ou d’un échange avec le modèle quel qu’il soit ?

P.R. :
Je fais de la photographie d’une façon presque spirituelle… Je pense qu’elle amène une autre dimension, spirituelle justement, et pas matérielle. C’est ce que j’aime dans la photographie. On a l’impression de franchir la frontière entre illusion et réalité, de se retrouver dans un autre temps, un autre espace. Bien sûr, le sujet peut être un humain, une lampe, un nuage, un paysage. Il peut être très varié. Je photographie rarement des paysages, mais des animaux, des objets (comme la cafetière de Robert Franck ou les accessoires pour la pose, la toile de fond, le tabouret, la lampe de l'atelier...). On peut accorder la même attention à un objet qu'à un visage. Cela dit, j’aime davantage photographier l’humain. Un lien très fort se crée, toujours. Chaque sujet plonge dans l’appareil son propre regard et son propre état d’âme. Quand je suis face à mon sujet, c’est pour moi une rencontre, un échange, une découverte et je me reflète en lui et lui se reflète en moi. Il y a un moment où la confrontation des regards fait surgir une lumière intérieure. À mon sens, la photographie n’est pas une reproduction de la réalité, mais plutôt une révélation.

En quoi Robert Franck a changé votre rapport à la photographie ? Vous dites que chacune de ses photographies pourrait être un autoportrait, l’intermédiaire parfait entre l’âme et la lumière…

P.R. : 
Robert Franck a changé mon rapport à la photographie, mais pas seulement, parce qu’il m’a aussi appris à vivre, d’une certaine façon, à me mettre en relation avec la réalité. C’est lui qui m’a enseigné que la photographie pouvait être poétique, qu’elle n’était pas juste un document, mais davantage un poème. Il ne m’a pas guidé concernant la technique mais j’ai compris, grâce à lui, qu’il ne fallait pas trop réfléchir, éviter les phrases, se méfier des bonnes idées et que les photographies se faisaient avec le cœur, pas avec la tête. Il m’a appris à ressentir. Photographier est une vision, une idée, un sentiment, une émotion. Robert Franck était invariablement curieux et observateur, à l’affût d’une image, avec ou sans appareil.

Un moine tibétain à qui vous avez montré vos photographies, vous a dit : « Ce sont comme des méditations » (à Emanuele Coccia dans une lettre du 10 octobre 2021). Dans le catalogue de l’exposition, Saskia de Brauw, interviewée, répond à propos de son travail avec vous : « Nous allons à l’essentiel ; c’est comme quand on fait de la méditation, on aspire au silence… Je pense que c’est ce qu’il cherche, le silence. Parce que dans le silence, on trouve quelque chose de plus pur, de plus beau »… Qu’en pensez-vous ? 

P.R. : Je ressens exactement la même chose que Saskia. Sa réponse ne m’étonne pas, parce que lorsque je travaille avec elle, nous sommes vraiment sur la même longueur d’ondes et sur le même type de sensualité concernant la photographie. Nous nous entendons très bien. Photographier exige un effort important pour entrer en lien avec un autre être, chercher un contact simple mais direct et profond.
Ce que le moine tibétain m’a dit à propos de mes photographies m’a fait réfléchir, mais n’a pas changé ma façon de photographier qui était déjà ainsi, méditative en quelque sorte. J’étais d’abord étonné que ma photographie soit associée à cette pratique, puis en y repensant, plusieurs correspondances et connexions me sont apparues. Notamment, le fait de focaliser son attention intensément sur un sujet en se nourrissant uniquement du moment présent. Il s’agit en effet d’une forme de méditation. La remarque du moine tibétain m’a fait découvrir cet aspect de mon travail que je n’avais jamais pensé en ces termes.

Votre rapport à la lumière s’est transformé lors d’un voyage en Inde. Pouvez-vous nous en parler ?  

P.R. : Ce séjour en Inde a changé ma technique. Il m’a même éloigné de la technique dite classique. Quand j’ai commencé à travailler en studio, je me servais de sources de lumière artificielles. L’Inde m’a amené vers une photographie justement plus méditative où la technique n’était pas très importante. Elle était juste nécessaire mais elle n’était pas la protagoniste de mes photographies. En me promenant la nuit dans les ruelles sombres des petits villages où tout était éclairé par des bougies ou simplement par la lune, j’ai commencé à apprécier les lumières faibles. J’ai découvert une lumière humble, pauvre, modeste qui est plus une pénombre qu’une lumière. Et c’est tout ce que j’aime. De retour dans mon atelier, j’ai travaillé avec la lumière ambiante qui entre avec douceur par ma fenêtre orientée au nord.

Cette fenêtre orientée au nord par laquelle entre la lumière est proche aussi de la tradition picturale. Vous parlez de la fenêtre de Georgio Morandi, notamment…

P.R. : Oui la fenêtre est très importante bien sûr, c’est par là que la lumière entre dans les ateliers d’artistes. Je me suis rarement servi du flash, et je l’ai abandonné très rapidement. Je travaille beaucoup avec des petites torches lumineuses, des lampes de poche que je bouge avec la main comme un pinceau. C’est comme peindre avec la lumière.

Dans certaines de vos photographies, particulièrement les portraits, l’intensité résulte notamment de la prégnante présence du regard frontal, de la simplicité de la pose. Ces portraits me font penser à des tableaux de peintres expressionnistes allemands, gouvernés par la simplification du visage et la puissance des yeux… Ou encore à des tableaux de la Renaissance, comme la photo du profil de Gemma (New York, 2004)… D’autres photographies, au flou intentionnel, aux couleurs intenses, s’apparentent à des coups de pinceau gorgés de peinture. Peut-on dire que votre pratique de la photographie emprunte à la peinture ? 

P.R. :
Je ne crois pas que ma pratique de la photographie emprunte à la peinture mais je pense que ce sont des réminiscences, des échos qui proviennent de ma jeunesse, de mon éducation artistique, picturale. Ce sont des résonnances inconscientes de ma culture italienne. J’aime beaucoup les images simples mais avec une forte présence, à l’instar des nus que j’ai réalisés dans les années 1980 (Nudi).

Parlez-nous de votre attachement profond au Polaroid que vous découvrez dans les années 1980...

P.R. : J’ai travaillé plus de trente ans avec le polaroid, c’était mon appareil préféré pour différentes raisons. Quand l’usine Polaroid a été démantelée, ainsi que toutes les machines qui produisaient les films, j’ai eu un véritable choc, car c’était vraiment ma palette de couleurs, ma matière pour travailler. C’est comme enlever à un peintre la couleur à l’huile ou le pastel. Ce n’était pas simple de renoncer au polaroid. Après trente ans d’utilisation, je connaissais très bien cet appareil, il me correspondait parfaitement en tant que matériel photographique. Les polaroids qu’on trouve actuellement ne sont pas les mêmes, les tirages ne sont pas intéressants pour moi. La matière, les couleurs, les valeurs et les contrastes sont très différents.

L’état d’esprit avec lequel vous abordez la photographie, est-il toujours le même avec le numérique ?

P.R. :
J’utilise souvent le numérique maintenant. Certaines photographies exposées au Palais Galliera sont faites au numérique, mais les tirages sont des carbon prints (tirages au charbon) ou des platinium prints (tirages au platine). Ce sont d’anciennes techniques. Je n’aime pas beaucoup le tirage digital. Quant à ma façon d’aborder la photographie avec le numérique, elle n’a pas changé. C’est juste la technique qui change, ce n’est pas le sens de la photographie. La technique est seulement un accessoire pour travailler mais elle ne modifie pas mon état d’esprit.

Si vous n’aviez pas travaillé pour la mode, à inventer le réel plus qu’à le reproduire, est-ce que votre pratique photographique aurait été différente ? Est-ce que la mode a orienté votre manière de travailler, de dialoguer avec la lumière ?

P.R. : Oui, assurément. La mode est très exigeante avec la lumière. Cela demande un amour particulier pour la lumière, pour la mode elle-même, pour les tissus et leurs différentes textures, pour les modèles et la beauté. La mode est une recherche continuelle de la beauté. Elle m’a aidé à aller sur son chemin. Et j’adore me perdre dans le mystère de la beauté.

Est-ce que n’importe quel sujet peut être enveloppé de mystère et de beauté ? 

P.R. : Je pense que oui, bien sûr. Comme il a été dit au début de notre entretien, pour moi, photographier c’est réveiller quelque chose en soi-même et le porter à la lumière. On porte en soi le mystère et la beauté. Aussi, on donne une photographie plus qu’on ne la prend.


Philosophe et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Emanuele Coccia est l’un des protagonistes de la scène philosophique actuelle. Ses intérêts vont du vivant à la mode, de la création contemporaine à l’espace domestique. Après des études à Florence où il a obtenu son doctorat en 2005, il est invité en tant que professeur-chercheur par les universités de Tokyo (2009), Buenos Aires (2010), Düsseldorf (2013-2014), Columbia (2015-2016), Weimar (2019) et Munich (2020). Il est l’auteur, pour les éditions Payot et Rivages, de La vie sensible (2010), Le bien dans les choses (2013), La vie des plantes. Une métaphysique du mélange (2016), Métamorphoses (2020) et, plus récemment, Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur (2021), traduits en plusieurs langues. En 2019, il a contribué en tant que conseiller scientifique à l’exposition Nous les Arbres présentée à la Fondation Cartier pour l'Art contemporain.