Luc Autret a publié des articles sur Henri Thomas, notamment « Alchimie du Verbe, alchimie de la Douleur », in Théodore Balmoral, n°49-50, printemps-été 2005 et « Le roman à l’aune de l’amitié, Henri Thomas - Emmanuel Peillet », in Henri Thomas, L’écriture du secret, Champ Vallon, 2007. Il a également publié sur le site Internet consacré à Henri Thomas, une bibliographie des textes traduits par l'écrivain. Il prépare actuellement un recueil des critiques littéraires de l'auteur.
Vous venez de publier avec Nathalie Thomas et Jérôme Prieur, Henri Thomas, Carnets 1934-1948, aux Editions Claire Paulhan. Malgré une œuvre d’une grande diversité qui se compose d’une cinquantaine de livres - romans, nouvelles, récits, poèmes, chroniques, traductions -, plusieurs prix littéraires attribués, et deux colloques qui lui ont été consacrés en 1993 et en 2003, Henri Thomas, ami de Jean Paulhan, André Gide, Antonin Artaud, Arthur Adamov… reste méconnu. Comment expliquer que son œuvre ait une réception limitée ?
Luc Autret Il s’agit probablement d’un cas assez rare pour un auteur qui, en quarante ans, a autant écrit de livres de qualité publiés pour la plupart chez Gallimard. Encouragé par Gide, lancé par Paulhan qui édite ses premiers poèmes dans la belle revue Mesures entre Kafka et Swift, Supervielle et Michaux, il ne connaît pas le succès escompté avec son premier roman, Le seau à charbon, passé inaperçu parce que publié en pleine Débâcle, en 1940. Son œuvre a toujours été saluée par des écrivains aussi prestigieux que Rolland de Renéville, Maurice Blanchot, Joë Bousquet, Raymond Queneau, Marcel Lecomte, Philippe Jaccottet, Jacques Borel et plus récemment par Jean Roudaut, Pierre Bergounioux, Christian Garcin... Je connais très peu d’approches défavorables. François Weyergans, il est vrai, est passé à côté de John Perkins. Ce qui pourrait peut-être ouvrir son œuvre à un public un peu plus large, c’est la recherche universitaire, comme ce fut le cas, par exemple, pour Philippe Jaccottet. En dehors de deux colloques dont le premier organisé par Hervé Ferrage (auteur de nombreux articles sur Henri Thomas) à l'Ecole Normale Supérieure en 1993, et un autre en 2003, à l'Université Paris III, dirigé par Marc Dambre et Patrice Bougon (fondateur notamment du site Internet créé en 2006 consacré à Henri Thomas), ainsi que d’une première thèse soutenue en France par Pierre Lecoeur, le frémissement est encore faible. La multiplication des genres abordés (poèmes, romans, nouvelles, critiques, carnets...), sa carrière hors de toute école littéraire, offrent finalement peu de prises théoriques. Henri Thomas était certain de construire quelque chose d’important et avait une grande confiance en l’avenir. Ses carnets en sont aussi un témoignage. A travers l’errance et l’incertitude, on assiste à la construction d’une âme avec une exigence essentielle dont l’architecture secrète, mais très précise, se dessine sous nos yeux. Il note d’ailleurs, âgé de 23 ans : « Un jour ce que j’aurai connu de solitude deviendra ma force » (27 avril 1936).
Avec les notes, vous nous donnez à lire de nombreux extraits de lettres, d’entretiens, d’articles, de phrases ajoutées provenant d’une version ultérieure de ses manuscrits et montrez, notamment, combien les Carnets ont nourri l’œuvre d’Henri Thomas...
L. A. Ces Carnets forment le terreau d'une grande partie de son oeuvre, y compris romanesque. Henri Thomas en a utilisé des passages entiers, retravaillés pour ses chroniques ou repris mot pour mot dans ses récits, comme par exemple Le Migrateur (Gallimard, 1983). Mettre en résonance tel ou tel passage n’a donc pas été très difficile. Par contre, il a été nécessaire de procéder à une sélection parmi la quantité de fragments pris ici ou là afin de ne pas surcharger l’édition de notes (il y en a déjà beaucoup et c’est tout à l’honneur de Claire Paulhan qui m’a laissé libre champ). Faire entendre la voix de l’intéressé et des témoins d’alors par le biais de l’annotation, nous a paru un moyen de donner aux lecteurs l’envie de s’aventurer ailleurs dans l’œuvre d’Henri Thomas.
La lecture de ce journal que l’auteur préfère nommer « carnets », comme vous le soulignez dans l’édition, est interrompue entre 1937 et 1939 puisque les cahiers qui couvrent cette période n’ont pu être retrouvés. Ils semblent néanmoins avoir été tenus...
L. A. Si l'on se fie à la régularité avec laquelle Henri Thomas écrit et « désensable sa vie », soit tous les deux ou trois jours, il semble évident qu’il a perdu des carnets (par une distraction qui le caractérise). Il en a donné aussi, comme c’est le cas pour un certain nombre d’entre eux qui couvrent précisément cette période 1937-1939. Il en a probablement prêté d’autres qu’il n’a jamais pensé récupérer. Mais de toute évidence, il n’a cessé d’en tenir toute sa vie. Il confiait à Raphaël Sorin : « Je suis un homme de carnets. J'en ai perdus des séries entières que je ne regrette pas, car j'ai publié ce qu'il y avait dedans. » Bruno Roy, directeur des éditions Fata Morgana possède désormais les archives Henri Thomas qui sont restées quelques années à l’IMEC. On y trouve non seulement plusieurs versions des Carnets, mais aussi un certain nombre de critiques et de correspondances très intéressantes qui ne relèvent pas du fond de tiroir et qui mériteraient d’être sauvées de l’oubli. Il importe absolument de poursuivre, à la suite de Paul Martin au Temps qu’il fait et Joanna Leary chez Gallimard, la publication de ces inédits.
Comme une conversation avec soi-même, Henri Thomas s’apostrophe souvent à la deuxième personne du singulier… Parlez-nous de l’écriture, du style, et du Carnet daté de 1940 qui est assez différent des autres.
L. A . Jérôme Prieur a très bien défini dans sa préface, le dessein profond poursuivi à travers l’écriture ininterrompue des Carnets, « C'est lui sa matière première, lui qui va peindre sans relâche son visage ». Il s’agit bien d’un autoportrait et le projet n’est pas si éloigné de celui de Gide. En 1936, le jeune Henri Thomas écrit : « Dans tout dialogue de moi à moi, il y a un témoin, un homme qui est comme mon juge et mon modèle en même temps. » Le contraste est évident dès lors que l’on compare avec des journaux contemporains comme ceux de Queneau, Follain, ou même Leiris. L’un des premiers lecteurs des Carnets de Thomas fut précisément Gide qui ne pouvait que l’encourager à poursuivre dans cette voie. Mais il est vrai qu’avec celui de 1940 qu’il donne encore à lire au « vieil immoraliste » à Cabris, l’écriture se fait plus sûre, la multiplication des versions grandit considérablement. Un écrivain n’agit pas de la sorte lorsqu’il ne pense pas un jour à la publication, fut-elle posthume. En 1961, après le Prix Fémina pour Le Promontoire, Thomas donne au Figaro Littéraire (2 décembre) quelques extraits de ses Carnets inédits en précisant qu’il ne souhaite pas les publier de son vivant.
Le tutoiement est aussi une adresse à sa femme, Colette Thomas (Carnet 1944, p. 474), étudiante en philosophie, comédienne, fascinée par Artaud, et fascinante, « sublime » dit Denise Colomb dans le film de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La véritable histoire d’Artaud le Mômo (1993)...
L. A. Colette Thomas n’était pas vraiment une « femme surréaliste » comme le laisse croire le titre de la revue Obliques qui lui a consacré quelques pages en 1977. On ne dispose encore aujourd’hui que de très peu de documents sur elle. Mais les témoignages de ses quelques lectures d’Artaud sont tous empreints d’une admiration extraordinaire. Il serait intéressant de retrouver sa trace au sein des expériences de Théâtre et Culture, et d’une troupe avec qui elle semble avoir joué Le Mal court d’Audiberti, avec Roland Dubillard ! Elle a également participé à une revue dont s’est occupé un certain Chris Marker. Si Thomas aimait à répéter le mot d’Artaud à son propos « elle est incapable d’un devoir », il oublie aussi de signaler qu’elle était là lors de la mort de sa mère, longtemps après leur séparation. Quand Thomas s'adresse directement à Colette dans les Carnets, il faut probablement lire les paragraphes (datés notamment du 30 août 1944) comme le texte d'une lettre écrite et évoquée quelques jours auparavant.
Dans ce même film, Henri Thomas, interviewé, dit : « Je crois que je suis resté fidèle à Artaud »… et contrairement aux Carnets, il y évoque sa première rencontre avec Antonin Artaud à Rodez fin 1945…
L. A. La figure d’Artaud est effectivement très importante – centrale - durant les années 1946-1948. Il est étonnant que ces rencontres, la première à Rodez, mais aussi les autres, nombreuses, au retour d’Artaud à Ivry ou lors de ses fréquents passages à Paris ne soient pas davantage relatées dans les Carnets de Thomas. Il n’est cependant pas exclu qu’elles aient été retranscrites dans un cahier à part dont nous n’avons pas encore connaissance. A la place d'Artaud, c'est, comme l'écrit Jérôme Prieur dans sa préface, « son effet sur les autres que nous pouvons mesurer à travers cette partie lacunaire du Journal ». Ce que l'auteur vit est certes aussitôt consigné dans ses cahiers, mais il s’agit d’avantage d’un autoportrait par petite touche, par remontrance, admonestation, d’une constante recherche de soi dans le langage, que d’un décompte des lectures et des rencontres comme chez Brenner (qui évoque d’ailleurs Thomas à de très nombreuses reprises) ou Galey par exemple. Tel paragraphe qui reste suspendu à un début de poème le montre souvent avec évidence. Pierre Placet finit sa belle étude sur la naissance du journal intime, qu’il a appelé Les baromètres de l’âme, en évoquant cette parole - dont la dialectique corrobore presque étrangement celle de Thomas - qui « veut s’enfoncer, rester dans un cercle étroit, descendre même dans l’intimité de l’individu, pour le séparer de lui-même, pour le mettre en relation avec lui-même par le moyen de ce qu’il y a de plus collectif, de plus universel, de plus impersonnel, le langage ». Il m’apparaît également important de citer ce passage extrait d’une lettre de Nietzsche que Thomas a traduit et choisi de mettre en exergue à sa préface (jamais reprise) à Ainsi parlait Zarathoustra (Le Livre de Poche, 1963) : « Étrange ! À tout instant, je suis dominé par la pensée que mon histoire n’est pas seulement une aventure personnelle, que j’agis pour beaucoup d’hommes, en vivant ainsi, en me développant et en m’analysant; il me semble que je forme une pluralité, et que je m’adresse à elle en paroles d’une intimité grave et consolante ».
Vous avez participé au colloque organisé en 2003, dix ans après la mort d’Henri Thomas, intitulé « L’écriture du secret chez Henri Thomas »...
L. A. Ma contribution a consisté à parler de la relation entre Henri Thomas et Emmanuel Peillet, le fondateur du Collège de Pataphysique, qui fut l’un des maîtres d’œuvre dans la fabrication du poète Julien Torma. Il semble impossible de déterminer aujourd’hui ce qui revient à Emmanuel Peillet, mais il est certain que les lettres adressées à Torma par Max Jacob et René Daumal sont de sa main car il fut un extraordinaire faussaire ainsi qu'un photographe de très grand talent, et à l’instar de Pascal Pia, un nihiliste devant l’éternel. Thomas l’admirait beaucoup, peut-être en raison des voies extrêmement divergentes qu’ils ont suivies. Pour les lecteurs qui se sont laissé prendre par le charme étrange de La chiquenaude et d’Une saison volée d'Henri Thomas, il importe de signaler la parution récente d’une biographie d’Emmanuel Peillet par Ruy Launoir (éd. Hexaèdre).
Site Henri Thomas fondé par Patrice Bougon
http://henrithomas.pbwiki.com/
Henri Thomas, bibliographie
http://henrithomas.pbwiki.com/Bibliographie
Éditions Claire Paulhan
http://www.clairepaulhan.com/
Site de Jean-Michel Maulpoix - Henri Thomas
http://www.maulpoix.net/Thomas1.htm
La véritable histoire d’Artaud le Mômo, film documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur
https://www.youtube.com/watch?v=VOEDvBpLdTc
https://www.franceculture.fr/oeuvre/la-veritable-histoire-dartaud-le-momo-le-livre-et-le-film
Ce film retrace les deux dernières années de la vie d'Artaud. Le cercle du poète disparu, ses familiers, ses amours, ses amis les plus proches font revivre, à travers leurs témoignages, cet être d’exception : Paule Thévenin, éditrice de ses œuvres complètes, Marthe Robert, Henri Thomas, Rolande Prevel, Jany Seiden de Ruy, Henri Pichette, Anie Besnard... Avec les amis d’Artaud, les réalisateurs ont repris l’histoire de ses amours et de ses compagnons, reparcouru en mémoire le chemin qu’il fit et les lieux qu’il fréquenta, reconstruit ses trajets entre la maison de santé d’Ivry et Saint-Germain-des-Prés, dans le Paris de l’immédiat après-guerre. Ils ont retrouvé la voix d’Artaud, son visage, sa présence, dans la voix, dans le visage, la présence de ceux qui l’accompagnèrent et dont il a bouleversé la vie. De nombreuses photos inédites de Denise Collomb et Georges Pastier et la voix enregistrée d’Artaud s’ajoutent à ces témoignages.