FloriLettres

Entretien avec Jean-Michel Nectoux. Propos recueillis par Nathalie Jungerman

édition été 2024

Entretiens

Jean-Michel Nectoux a été conservateur à la BnF (département de la musique), puis au musée d'Orsay. Éditeur et producteur de radio, il a publié de nombreux catalogues d'expositions ainsi qu’un ouvrage de référence sur Gabriel Fauré, dont il est le plus grand spécialiste : il en dirige les Œuvres complètes pour Bärenreiter (29 volumes). Il est également l'auteur de livres d'art consacrés à Debussy et à Mallarmé.


Les lettres de Gabriel Fauré à son épouse ont été publiées en 1951 chez Grasset par le fils cadet du compositeur. Quelles sont les raisons qui vous ont amené à établir une nouvelle édition des Lettres à Marie, parue récemment aux éditions Le Passeur ?

Jean-Michel Nectoux : L’édition première a été publiée par Philippe Fauré-Fremiet, le fils cadet des Fauré qui fut aussi le biographe de son père et de son grand-père maternel, le sculpteur Emmanuel Fremiet (1824-1910). Centrée sur l’activité du compositeur, elle comportait des coupes considérables et était dépourvue de notes et d’index. Tout ce qui était un peu personnel avait été supprimé dans chacune des lettres. Il était habituel de procéder ainsi à l’époque. Je connaissais depuis longtemps leur existence et je m’en suis servi pour la biographie de Gabriel Fauré (Les voix du clair-obscur) éditée en 2008 chez Fayard. Il m’a donc semblé nécessaire d’en proposer un choix élargi, annoté et indexé. .

Contrairement au recueil, Gabriel Fauré, Correspondance, que vous avez publié chez Fayard en 2015 où figurait une recension exhaustive des lettres envoyées (à divers destinataires) et reçues par le compositeur, le présent volume ne comprend que celles qu’il a écrites, hormis une lettre de Marie datée de mars 1921. Y a-t-il quelques autres lettres de Marie qui ont pu être conservées ?

JM.N. : Il y en a très peu parce qu’elles ont certainement été détruites. Ce qui était courant dans les familles bourgeoises. J’ai publié la seule qui était intéressante parmi les rares lettres qui subsistent. Dans celle-ci, du 18 mars 1921, Marie témoigne de son amertume et de sa souffrance. Fauré était un grand séducteur, il était réputé pour multiplier les conquêtes. Il était d’ailleurs régulièrement accompagné dans ses voyages par sa maîtresse, la pianiste Marguerite Hasselmans (1876–1947). Marie était certainement très malheureuse. Casanière, elle n’a pas participé aux activités de son époux et ne l’a donc pas suivi durant ses multiples déplacements en France et en Europe. Aussi, elle était quelqu’un de compliqué. Elle a essayé la peinture et la sculpture, a laissé des oeuvres inachevées. Il était sans doute difficile pour elle d’être la femme de Fauré et la fille de Fremiet. Elle était à la fois fière et consciente de l’intérêt des oeuvres de son mari et elle lui en voulait. Elle lui écrit : « J’écoute ta musique et en même temps elle me fait mal ». Contrairement à lui, elle ne s’est pas réalisée.


Ces Lettres à Marie mêlent le quotidien – nombreuses sont les considérations domestiques, les inquiétudes quant à l’avenir des deux fils –, et l’activité du compositeur, la progression de ses oeuvres, la question de sa surdité aussi…

JM.N. : Ces lettres adressées à Marie sont sans doute la part la plus importante et la plus significative de sa correspondance parce que Fauré parle constamment de musique, de ce qu’il est en train de composer. Quand il évoque son Quatuor et dit à Marie qu’il a réussi à terminer deux mélodies, il est possible de connaître l’oeuvre en question en recoupant les dates inscrites sur les manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale. Cela permet de dater précisément. Pour l’historien que je suis, c’est capital.
Fauré est en vacances, loin de sa femme et la renseigne sur ce qu’il fait. Il la tient informée des événements quotidiens qui parsèment ses voyages, décrit le tempérament des habitants qu’il rencontre. Il assume des charges officielles, à la fois en tant que directeur du Conservatoire de Paris, organiste de la Madeleine, mais aussi inspecteur des établissements d'enseignement de la musique en province et il veille également à l'exécution de ses oeuvres.


Quel rôle a joué Camille Saint-Saëns dans la carrière et l’oeuvre de Gabriel Fauré ?

JM.N. : Son rôle était vital. Il était le maître et l’ami. Gabriel Fauré rencontre le pianiste et compositeur Camille Saint-Saëns, de dix ans son aîné, à l'École Niedermeyer où ce dernier enseigne le piano. Saint-Saëns fait découvrir à son ami les oeuvres de Schumann, Liszt et Wagner. Il encourage son talent de compositeur, le fait entrer en tant qu’organiste à l’église de la Madeleine, l’introduit au Conservatoire, et aussi dans les salons parisiens. Saint-Saëns a beaucoup encouragé Fauré concernant sa musique, très différente de ce qu’il faisait lui-même. Là où il demeurait farouchement attaché aux valeurs du XIXe siècle, Fauré a pris nettement le tournant du XXe siècle, démarche que l'aîné avouera en toute humilité ne pouvoir comprendre pleinement. Leur amitié a duré soixante ans, dans un climat de confiance et d’affection qui ne s’est jamais altéré. J’ai publié leur correspondance qui retrace l’histoire de cette amitié.

En 1913, lors de la création de Pénélope, l’unique opéra de Gabriel Fauré, ce dernier écrit à Marie : « Ici, j’ai la sensation d’avoir écrit une oeuvre assommante, terne, sans vie ! ». Quelle est la particularité de cet opéra et quelle en a été la réception au moment de sa création ?

JM.N. : Cette oeuvre a été créé à l’Opéra de Monte-Carlo (4, 11 et 15 mars 1913), puis à Paris, dans la prestigieuse saison inaugurale du théâtre des Champs-Élysées où elle a été encensée par le public et la critique (dix-sept représentations). Seulement, elle n’a pas eu de chance car elle a été entraînée dans la faillite du grand théâtre parisien et n’a été rejouée qu’après la guerre, en 1919, à l’Opéra-Comique. Mais c’était moins bien car la salle est plus petite. L’oeuvre mérite mieux. Elle est complexe et très belle. C’est un opéra sous la forme d'un poème lyrique, très français mais qui emprunte une forme musicale développée par Wagner, avec des thèmes conducteurs pour les personnages. Il y a aussi Prométhée qu’on oublie toujours, une tragédie lyrique en trois actes, créée en 1900 pour les arènes de Béziers. Un chef-d’oeuvre oublié, pour l’instant. Il s’agit d’une musique pour cordes et en même temps militaire. Les arènes de Béziers étaient immenses et lors de la création, l’exécution musicale et scénique a mobilisé plus de 700 artistes dont 450 musiciens, 200 choristes et 50 danseuses. C’est Saint-Saëns qui avait lancé Fauré dans cette aventure qui a eu un très grand succès. C’est une très belle oeuvre qui a été réorchestrée ensuite pour une formation symphonique mais qu’on n’entend pas et qui n’est pas enregistrée. Il y a simplement des extraits.

Qu’est-ce qui caractérise l’art de Gabriel Fauré ? Parlez-nous de son écriture musicale, de la structure harmonique…

JM.N. : L’écriture musicale de Fauré est très personnelle. Elle est totalement différente des autres. Il y a de légères dissonances, un langage propre qui élargit le cadre de la tonalité. Ce n’est pas de la musique classique, elle est déjà moderne. Elle n’est pas facile d’accès, n’est pas évidente comme peut l’être une symphonie de Beethoven, par exemple. Le chef-d'oeuvre absolu de Fauré, qui est le Requiem, est joué très souvent. Il existe dix versions différentes. C’est « l’arbre qui cache la forêt », c’est-à-dire qu’il y a d’autres oeuvres de Fauré qui méritent d’être écoutées. Quant à la musique de chambre, elle est capitale. Elle est peut-être la meilleure partie du compositeur. Il n’y a que des chefs-d’oeuvre.

Dans plusieurs lettres, Fauré parle des photographies qu’il prend et envoie ensuite à Marie. Il raconte d’ailleurs qu’à Lausanne, une dame l’a interpellé d’un premier étage pour l’inviter à venir sur son balcon afin d’avoir un meilleur point de vue pour photographier le château… Est-ce que certaines photographies ont pu être conservées ?

JM.N. : Je prépare justement un livre d’iconographies et j’ai tout un chapitre intitulé « Fauré photographe ». On dit que Fauré n’est pas un visuel : a priori, il ne s’intéressait pas à la photographie. N’empêche qu’il en a fait et en parle à Marie dans ses lettres. Il lui dit qu’il va lui envoyer des images, les décrit. C’est une nouveauté dans la biographie du compositeur. Je pense que c’est sa jeune maîtresse qui l’a initié, car il y a une photographie où on la voit avec un appareil installé sur un grand trépied et Fauré se trouve derrière, en train de fumer. Il n’y a pas beaucoup de clichés qui ont été conservés. Quand les archives Fauré, dont je me suis occupé autrefois, sont arrivées à la BnF (en 1978), je me suis demandé de qui étaient ces photographies et finalement, j’ai trouvé différentes pistes qui ont déterminé qu’un certain nombre d’images étaient de lui. Il choisissait la paix et la lumière des lacs durant l’été, séjournait à l’hôtel, le plus souvent en Suisse ou en Italie. Sa fonction de directeur du Conservatoire de Paris (de 1905 à 1920) lui laissait peu de temps pour la composition, et il s'y consacrait pendant les vacances. Ces Lettres à Marie ont donc été capitales pour le catalogue des oeuvres que j’ai publié et dans lequel j’ai réuni à la fois des manuscrits de musique et des lettres en les datant précisément : les OEuvres complètes (Bärenreiter, 29 volumes) s’appuient tant sur les sources musicales que littéraires, la correspondance, l’iconographie et les enregistrements historiques. Dans l'ouvrage Gabriel Fauré, Correspondances, il y a un choix de lettres écrites à diverses personnes – excepté celles à Marie puisque j’avais en projet ce livre que j’ai publié depuis –, suivies de deux-cent-vingt missives à la pianiste Marguerite Hasselmans. Les Lettres à Mme H. ont une histoire intéressante dans la mesure où leur destinataire savait leur intérêt. Comme elle ne voulait pas les publier de son vivant, Marguerite Hasselmans les a confiées à Vladimir Jankélévitch qui a été mon maître. Il ne pouvait pas me les montrer parce que la famille Fauré-Fremiet était encore là. Quand Vladimir Jankélévitch est décédé, j’ai été invité par sa fille qui m’a dit qu’un trésor m’attendait. C’était un grand moment dans ma vie de chercheur. J’ai pu faire acheter ces lettres par la Bibliothèque nationale où tout le monde maintenant peut les consulter. C’est une source essentielle dont j’ai publié une partie chez Fayard, les plus intéressantes dans lesquelles Gabriel Fauré parle de musique.