Olivier Wagner, archiviste paléographe, est conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Il y est en charge des collections du XXe siècle et plus particulièrement des fonds Paul Valéry, Elsa Triolet-Louis Aragon, Nathalie Sarraute, Michel Butor et Claude Ollier. Il a déjà publié Lettres d’Amérique de Nathalie Sarraute (avec Carrie Landfried) et Correspondance amoureuse de Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy (avec Suzette Robichon), aux Éditions Gallimard.
Carrie Landfried est professeure à Franklin & Marshall College (Pennsylvanie). Outre de nombreux articles sur Robert Pninget et Nathalie Sarraute, elle est co-éditrice de Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique (2017) aux Éditions Gallimard. (https://www.fandm.edu/carrie-landfried)
Vous avez établi, présenté et annoté la correspondance entre les écrivains Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, intitulée Nouveau Roman, Correspondance 1946-1999, parue chez Gallimard le 3 juin. Votre introduction débute par ces mots : « En 1989, interrogée à l’occasion de l’anniversaire des cinquante ans du nouveau roman, Nathalie Sarraute déclarait : “ Non, nous ne nous rencontrions presque jamais. J’ai connu Simon à New York en 83, et Pinget en même temps.” » Une affirmation que cet échange collectif exhumé des archives contredit et qui souligne le rejet d’une appartenance à un groupe, à un mouvement littéraire...
Carrie Landfried et Olivier Wagner Oui, justement, cette citation de Nathalie Sarraute, et des remarques similaires de la part d’autres écrivains rassemblés dans ce volume, ne correspondent pas à la réalité. S’il est vrai que Sarraute, Simon et Pinget ont passé du temps ensemble à New York en 1982, non pas en 1983, lors d’un colloque à New York University, et s’il est vrai que les échanges épistolaires entre Sarraute et Pinget ne débutent qu’à cette époque, il est non moins vrai qu’ils se sont rencontrés bien avant, comme le témoigne la fameuse photo de Mario Dondero prise devant les Éditions de Minuit en 1959. De plus, Sarraute et Simon s’écrivent depuis la fin des années 1950 et s’estiment de bons amis bien avant le colloque new-yorkais. Par ce projet, nous avons voulu montrer que même s’il ne s’agit pas d’un mouvement littéraire, les auteurs associés au Nouveau Roman ont bel et bien trouvé une certaine solidarité à une certaine époque et ont forgé des amitiés qui ont résisté au passage du temps.
En 1971, Jean Ricardou (1932-2016), écrivain et théoricien de la littérature, lance une invitation à tous ceux qui se reconnaissent dans le Nouveau Roman pour participer à un colloque au Centre culturel international de Cerisy. Les protagonistes de cette Correspondance (à part Claude Mauriac) acceptent et deux écrivains, très importants pour le Nouveau Roman, répondent par la négative : Samuel Beckett et Marguerite Duras (édités eux aussi par Minuit). Ces derniers sont également absents de votre édition... Comment avez-vous formé ce corpus ? Et avez-vous retenu toutes les lettres de ce « septuor qui émerge des archives » ?
C.L. et O.W. Les limites du projet se sont imposées d’elles-mêmes. Tout simplement nous n’avons pas trouvé ou n’avons pas eu accès à beaucoup de correspondance de la part de Duras, Beckett, ou Ricardou avec ces sept auteurs. Pour ne donner qu’un exemple, dans le fonds Nathalie Sarraute à la BnF, il y a une seule lettre reçue de Duras et rien de la part de Beckett ou Ricardou. De plus, nous voulions surtout publier des lettres inédites. La correspondance entre Pinget et Beckett a déjà été l’objet de plusieurs études.
En ce qui concerne les sept écrivains du volume, nous avons publié la quasi-totalité des missives contenues dans les archives de chacun, avec l’exception de quelques faire-part, cartes de vœux ou accusés de réception de livres qui, dans notre estimation, n’auraient pas approfondi la compréhension de leurs rapports. Malheureusement certaines lettres que nous aurions bien aimé inclure, surtout reçues par Pinget et Simon, ont été égarées.
Les 243 lettres composant cet ensemble sont présentées dans un ordre chronologique et rassemblées dans quatre chapitres qui distinguent différents moments de l’histoire du Nouveau Roman. La correspondance de 1957 à 1962 évoque, notamment, un « sentiment de solidarité artistique ». Pouvez-vous nous parler du découpage de ces échanges épistolaires ?
C.L. et O.W. Comme cette publication est une entreprise inédite, nous avons beaucoup réfléchi à la manière d’organiser les lettres. Le travail de transcription dans les archives a mis l’accent sur l’évolution de rapports entre individus qu’on ne voulait pas perdre dans une correspondance croisée à sept voix. Mais, en mettant les lettres dans l’ordre chronologique, nous avons constaté que ces échanges individuels étaient respectés. En plus, une telle organisation nous a permis de discerner plus clairement des étapes dans ce phénomène littéraire qu’on nomme « le Nouveau Roman ». Les quatre chapitres se sont imposés d’emblée. La première partie, de 1946 à 1956, commence par les premiers tâtonnements littéraires de Claude Ollier et Alain Robbe-Grillet, deux amis du STO passionnés de littérature, philosophie et musique. Vers la fin de cette décennie, Robbe-Grillet rejoint Minuit en tant qu’auteur et éditeur et recrute Robert Pinget qui fait son entrée dans le volume à la fin de 1954. La deuxième partie, 1957-1962, représente la période la plus riche en échanges, « le moment Nouveau Roman » caractérisé par des rencontres, publications, voyages et récompenses qui les soudent surtout face à la presse souvent peu compréhensive. Mais cette solidarité fugace va céder à des années d’éloignement à la fois artistique et géographique. De 1963 à 1971, ils poursuivent de nouveaux projets, souvent exploitant d’autres médias, et s’écrivent peu. Ce troisième chapitre est donc le plus court. Mais les colloques organisés à leurs sujets dans les années 1970 et 1980 les réunissent de nouveau autour de préoccupations littéraires partagées. La correspondance de 1971 à 1999 marque une longue période de détente avec l’évocation des souvenirs heureux et l’affirmation des amitiés de longue date.
Le ton des lettres est différent selon les correspondants et en effet, témoigne parfois d’une amitié de longue date, d’une proximité. Les épistoliers font preuve d’humour, jouent avec les mots... (Par exemple, Claude Ollier en 1953 et Claude Simon en 1958 écrivent respectivement à Alain Robbe-Grillet : « lit, thé, rature » et « lis-tes-rature »). Nathalie Sarraute, quant à elle, est d’une autre génération, qui plus est, la seule femme... Que dire de la relation entre ces différents écrivains ?
C.L. et O.W. C’est probablement ce qui nous a le plus fasciné dans ce projet. Non seulement les relations entre différents écrivains, mais aussi comment certains montraient des facettes différentes de leurs personnalités selon le correspondant. Par exemple, les lettres de Claude Ollier à Alain Robbe-Grillet, son ami de longue date, lors de son premier séjour aux États-Unis en 1959-1960 ne ressemblent pas à celles écrites à Nathalie Sarraute, cette grande dame de la littérature, à la même époque. Le trio Ollier-Pinget-Robbe-Grillet est tellement drôle ! On aime particulièrement les lettres en langues étrangères sous la plume de Pinget. Le triangle formé par Butor, Mauriac et Sarraute est tout autre. Si Sarraute fait preuve d’une certaine pudeur dans sa correspondance, on ne peut qu’être touché par l’affection que montre Claude Mauriac à son égard ou les détails de la vie domestique que Butor partage volontiers avec elle. Il y a des tensions et des rivalités aussi, surtout entre Robbe-Grillet et Sarraute, mais celles-ci sont moins frappantes que les marques de soutien mutuel.
Le « nouveau roman », terme donné par un journaliste du Monde, s’apparente à un commun besoin de rupture avec des modes traditionnels de narration. Il remet en question les normes du roman réaliste héritées du XIXe siècle. « Raconter est devenu proprement impossible », écrit Alain Robbe-Grillet dans un article de 1957 publié dans le recueil Pour un Nouveau Roman (Minuit, coll. Critique, 2010). Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle forme d’écriture qui regroupe des auteurs aux styles très différents ?
C.L. et O.W. Ces auteurs ne forment pas un mouvement littéraire, et donc il est difficile d’identifier des caractéristiques en commun. Ce besoin de rupture avec le roman traditionnel du XIXe siècle se manifeste de manières fort distinctes chez les uns et les autres. En plus de l’impossibilité de la narration que vous mentionnez, le refus de la psychologie est souvent cité comme un trait commun. Mais on trouve bien plus de différences que de similarités.
Comme vous l’indiquez vous-même, c’est une étiquette qui leur est imposée de l’extérieur. Le fait d’avoir publié des textes phares dans la même période et souvent à la même maison d’édition n’a fait que renforcer un regroupement qui n’était pas pour autant évident. Nous pensons que la solidarité est née d’un désir de se défendre des attaques qu’ils ont subies et de réclamer l’appréciation réelle qu’ils éprouvaient pour le travail de leurs contemporains.
À propos de La Route des Flandres, Nathalie Sarraute, dans une lettre de 1960, s’adresse à Claude Simon en ces termes : « Jamais on n’aperçoit le moindre joint, tout vient d’une seule coulée, et si, à chaque instant, on est ébloui par des passages étonnants, ils se fondent dans le tout, animés d’un même souffle. C’est un organisme vivant. C’est cela, je crois, une œuvre d’art. » Ce commentaire sur le livre de Claude Simon confirme l’importance de la syntaxe, du tempo, de la langue prise comme objet...
C.L. et O.W. C’est une de nos citations préférées du volume ! Elle témoigne d’une affinité littéraire particulière entre Sarraute et Simon, une affinité qui n’est pas partagée par tous les auteurs groupés ici. Ni Sarraute ni Simon ne cachent l’aspect laborieux de l’écriture, la nécessité de travailler et retravailler leurs textes. On sait que Sarraute a laissé beaucoup de brouillons de ses romans même s’ils ne seront pas consultables avant 2036. Simon parle de ses difficultés d’écrire La Route des Flandres dans une lettre à Claude Ollier : « je continue à suer sang et eau sur mon malheureux bouquin. Cette fois c’est plutôt le genre “ mécanique de précision – finition main ” que mayonnaise. Aussi, jusqu’à ce que la dernière petite vis soit posée tout peut encore s’en aller en morceaux. » Il est intéressant de noter les ressemblances entre ces deux descriptions du même livre: Simon parlant de « vis » et Sarraute de « joint », deux métaphores liées à la fabrication artisanale. Et si Sarraute apprécie l’attention portée au rythme et aux choix lexicaux chez Simon, ce dernier se dit attentif aux « subtiles et minutieuses investigations » que contient Le Planétarium dans une lettre de 1957.
Dans cette correspondance à sept voix, on découvre aussi les impressions des uns et des autres quant à leur séjour aux États-Unis. Nathalie Sarraute s’y rendra plus tardivement, invitée à donner des conférences et reçue en véritable star littéraire. Le recueil de ses Lettres d’Amérique (Gallimard, 2017), dont vous avez aussi établi l’édition, la montre enjouée, enthousiaste et parfois sarcastique...
C.L. et O.W. Cette découverte des États-Unis tient une place importante dans cette correspondance et dans la carrière de ces écrivains. L’intérêt qu’ont montré des intellectuels et universitaires américains dès 1959/1960 représente une affirmation de leur apport culturel qui tardait à se manifester en France. Plusieurs y ont trouvé de l’inspiration artistique, créant par la suite des œuvres situées en Amérique du Nord. On pense notamment à Mobile de Michel Butor, Été indien de Claude Ollier, Projet pour une révolution à New York d’Alain Robbe-Grillet et Les Corps conducteurs de Claude Simon.
Les lettres écrites par Butor, Ollier et Pinget lors de leurs séjours au début de 1960 sont à comparer avec celles de Robbe-Grillet et Sarraute à leurs époux respectifs quelques années plus tard, les écrivains plus jeunes ayant traversé l’Atlantique bien avant les deux « chefs de file ». Les premiers ont partagé leurs impressions et la réception du Nouveau Roman avec les derniers, mais rien ne préparait Robbe-Grillet et Sarraute à l’accueil enthousiaste qu’ils ont reçu. Ollier et Pinget (et aussi Simon qui n’y effectue son premier voyage qu’en 1968) étaient beaucoup moins séduits par le milieu universitaire américain que Butor, Robbe-Grillet et Sarraute qui y sont souvent retournés par la suite pour enseigner et faire des conférences.
Presque tous les auteurs du Nouveau Roman ont investi d’autres territoires artistiques : théâtre, cinéma, radio. Il en est question dans cette correspondance. En quoi l’écriture pour la radio ou pour le cinéma prolonge-t-elle la quête des écrivains du Nouveau Roman ?
C.L. et O.W. Il est vrai que l’expérimentation avec la forme romanesque a souvent abouti à des explorations avec d’autres médias, notamment le cinéma pour Robbe-Grillet, le théâtre pour Pinget et Sarraute, la radio pour plusieurs de ces auteurs. Un intérêt pour l’oralité, déjà présent dans la prose de Pinget et Sarraute, par exemple, s’apprête bien à la radio. Les descriptions très visuelles dans les premiers romans de Robbe-Grillet trouvent une suite logique dans le cinéma d’avant-garde. Ollier et Butor font preuve d’une sensibilité musicale qui informe leurs créations radiophoniques. Chacun continue à pousser les limites du médium choisi.
Comment en êtes-vous venus à vous intéresser au Nouveau Roman et par quel auteur et quel livre avez-vous commencé ?
C.L. Ma découverte du Nouveau Roman date du début des années 1990 dans des cours de littérature française à Grinnell College, une petite université dans l’Iowa. Je me souviens surtout des textes de Sarraute et Robbe-Grillet : des essais théoriques, quelques extraits de Tropismes, la lecture de La Jalousie. On a aussi lu L’Amant de Duras. En 1993-1994 j’ai suivi un cours à l’Université de Provence. Au programme il y avait La Route des Flandres de Simon, Le Planétarium de Sarraute, La Modification de Butor. De retour à Grinnell j’ai lu Enfance, et c’était le coup de foudre. J’ai décidé de faire une thèse sur le rôle de l’oralité chez Sarraute à New York University. Je n’ai découvert Pinget, Ollier et Mauriac que plus tard, grâce à leurs œuvres radiophoniques.
O.W. La rencontre avec le Nouveau Roman a un vrai caractère accidentel, ou providentiel peut-être. Ce n’est qu’en devenant conservateur au département des Manuscrits de la BnF que j’ai découvert d’abord l’œuvre de Sarraute, puisque ses archives faisaient partie des fonds qui m’ont été d’emblée confiés. Je garde un souvenir toujours très ému de cette période de découverte où mon classement de la correspondance de l’autrice avançait au même rythme que ma lecture de ses œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade. J’ai été fasciné par cette littérature qui, presque dix ans plus tard, ne me quitte désormais plus.
Nathalie Sarraute, Lettres d'Amérique. Par Gaëlle Obiégly, 2017.
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