FloriLettres

Dernières parutions, édition mai 2024. Par Élisabeth Miso, Corinne Amar et Gaëlle Obiégly

édition mai 2024

Dernières parutions

Correspondances

Jean Hélion, Pour qui travaille-ton ? Jean Hélion est un peintre. Il a vécu de 1904 à 1987. Durant sa longue vie, il s’est consacré à son œuvre, ne la laissant jamais tranquille. Son questionnement incessant se traduit par une variété de périodes stylistiques. Cela rend son œuvre à la fois difficile et passionnant à suivre. Les ruptures et la continuité qui caractérisent le parcours artistique de Hélion sont à reconsidérer aujourd’hui. Et pour cela, il est indispensable de lire Pour qui travaille-t-on ? Qu’est-ce qui fait la valeur de ce livre ? C’est, en premier lieu, l’honnêteté de ce témoignage. Le peintre y parle de la manière dont il exerce son art. Au-delà de son cas, la question que Hélion se pose à lui-même nous concerne. À la faveur d’une crise morale, il entreprend une lettre adressée à un poète. Elle ne sera jamais envoyée à André du Bouchet. L’adresse, cependant, donne au texte une certaine fermeté. Tenant à la fois de la confession pudique et de l’exposé d’une démarche artistique, le propos de Jean Hélion nous fait entrer dans son atelier comme il y a fait entrer nombre d’amis, en priorité les poètes. Il l’écrit avec un tréma, comme pour ajouter de la distinction non pas à sa prose mais à la fonction du poète. Les paragraphes consacrés à Francis Ponge dont il fut proche sont incomparables. Car on est plus habitués à ce qu’un écrivain commente un peintre que l’inverse. Ce que fait Jean Hélion est généreux. Il suspend l’évocation de son travail pour parler du regard de Ponge lui rendant visite à l’atelier. Ou plutôt rendant visite au tableau en cours. Et l’artiste, de nouveau, pose la question de la destination de ce qu’il fait. Mais Ponge ignore cette préoccupation de Hélion. Ponge pense, comme le critique Pierre-Georges Bruguière, que l’œuvre règne au-dessus des événements. Et qu’elle n’a pas à être située, qu’elle n’a pas besoin de s’adresser à une audience. Jean Hélion est loin de cette certitude. À chacune des périodes de sa vie, toute en avancées et revirements, il s’est donc demandé : pour qui travaille-t-on. Quand on est artiste, c’est une question difficile et très importante. Chez Hélion, elle a animé la recherche permanente qui a produit des tableaux si variés ; selon les époques, les contextes, les affects. Le dehors joue un rôle essentiel dans sa représentation du monde. Après avoir mis au point un langage abstrait, il a reconstruit l’image et s’est mis à peindre des scènes de rue. Et poursuivant la voie figurative, il ne suscite plus que l’incompréhension générale. Mais écrit-il, à mesure que les portes du succès se fermaient une à une, les visiteurs sont de plus en plus nombreux dans son atelier. Comme s’ils venaient assister au spectacle du combat mené par le peintre en disgrâce. Ce livre témoigne d’une grande réflexion sur l’art, rendue par une écriture adroite. Éd. Claire Paulhan, coll. « Tiré-à-part », 240 p., 28 €. Gaëlle Obiégly

Le Musée d’Art Moderne de Paris propose, du 22 mars au 18 août 2024, une exposition rétrospective de l'œuvre de Jean Hélion : Jean Hélion, La prose du monde.

Romans

Couverture du livre avec photo en noir et blanc d'un jeune garçon

Daniele Mencarelli, La Maison des regards. Traduction de l’italien Nathalie Bauer. En 1999, Daniele Mencarelli traverse une profonde crise existentielle. À vingt-cinq ans, il s’est fait remarquer comme poète et a publié dans une revue, mais ne parvient plus à écrire. Après les stupéfiants, il anesthésie son mal-être dans l’alcool, au grand désespoir de ses proches. La moindre souffrance décelée chez les autres, le transperce, il ne sait pas comment se protéger. Il ne supporte pas les regards posés sur son comportement autodestructeur et développe une phobie sociale. Il a consulté nombre de médecins qui ont avancé toutes sortes de diagnostics psychiatriques. « Mais (il n’est) pas malade, (il est) vivant à outrance, comme une bête plus consciente que les autres bêtes. » À bout de forces, sa mère lui propose même de se suicider avec lui pour en finir avec ces tourments incessants. Il accepte un emploi d’agent d’entretien dans le plus grand hôpital pédiatrique européen, l’Enfant-Jésus à Rome. Dès le premier jour, à la vue du corps d’une petite fille dans son cercueil,  il comprend que ce travail va terriblement l’éprouver. Tout le sépare de ses collègues, mais à leur contact il redécouvre le sens des mots partage, dignité, courage, générosité. « Avec les autres s’est instaurée une espèce d’amitié, une solidarité inconnue : mes collègues m’apprennent la légèreté, la capacité de sourire face à toutes les embuscades de la vie. » Le travail bien accompli, le corps occupé à nettoyer, l’apaisent. Ici, bien que confronté à la douleur des enfants, des parents, aux difficultés auxquelles font face ses collègues, il se sent renaître. « Ici, à l’hôpital, j’ai la sensation, totalement absurde, injustifiée, d’appartenir à un tout, de n’être en rien séparé de ce qui vit autour de moi pour le meilleur ou pour le pire. » Dans ce récit autobiographique, d’une bouleversante humanité, Daniele Mencarelli rend un vibrant hommage à sa famille qui a résisté dans la tempête, et à tous ceux qui lui ont redonné goût à la vie et à l’écriture. « À ceux qui ne reculent jamais devant la réalité, qui ne ferment pas les yeux, à ceux dont le sang charrie un courage immense, plus fort que toute peur, que tout égoïsme. » Éd. Globe, 320 p., 23 €. Élisabeth Miso

Biographies

Couverture du livre avec deux moitiés du visage de Natalie Wood sur fond rose saumon

Lucas Aubry, Natalie Wood Un jeu d’enfant. Quand elle vient au monde le 20 juillet 1938, à San Francisco, Natasha Zacharenko ne sait rien encore du flamboyant destin qui l’attend à Hollywood. Fille de deux émigrés qui ont fui la guerre civile russe, elle est l’objet de l’ambition sans bornes de sa mère. Cette dernière n’a en effet de cesse de la pousser dans la lumière, bien déterminée à faire d’elle une enfant star. La fillette débute sur les écrans à cinq ans et est très vite rebaptisée Natalie Wood. Orson Welles, son partenaire dans Demain viendra toujours (1946), tombe sous le charme de cette fillette talentueuse. Sur le tournage des Belles Promesses (1949), elle manque de se noyer et ne pourra plus se défaire de cette hantise. À seize ans, choisie par Nicholas Ray (avec qui elle entame une relation), elle donne la réplique à James Dean dans La Fureur de vivre (1955) et devient une icône rebelle pour la jeunesse américaine avide de liberté. La Prisonnière du désert (1956), West Side Story (1961)… La jeune actrice, toujours prête à satisfaire sa mère et les réalisateurs qui la dirigent, enchaîne les films qui vont marquer l’histoire du cinéma. Quand il la rencontre pour La Fièvre dans le sang (1961) « Kazan veut la voir sans fard, et qu’a-t-elle à montrer en dessous du vernis hollywoodien ? La somme de tous les rôles qu’elle a joués et pas grand-chose de plus, comme si elle n’avait jamais existé en dehors des prises. » Depuis son plus jeune âge, Natalie Wood alimente docilement la machine à rêves des studios : inaugurations de magasins, avant-premières, reportages dans son intimité, apparitions publiques auprès de tel ou tel acteur. Entre 1969 et 1979, elle s’éloigne des plateaux, préférant se consacrer à la famille recomposée qu’elle forme avec Robert Wagner, avec qui elle s’est remariée en 1972. À l’aube des années 80, alors qu’elle tente de redonner un nouvel élan à sa carrière, elle disparaît tragiquement. Elle est retrouvée noyée, le 29 novembre 1981. La veille, elle avait embarqué à bord de son yacht, avec son mari, Christopher Walken et Dennis Davern le capitaine du navire, pour une excursion sur l’île de Santa Catalina. Le mystère autour de sa mort ne sera jamais réellement élucidé. Éd. Capricci, 98 p., 11,50 €. Élisabeth Miso

Récits

Couverture du livre, orangée avec dessins de plats et d'une main tenant des baguettes

Michelle Zauner, Pleurer au supermarché. Traduction de l’anglais (États-Unis) Laura Bourgeois. « Pour le reste de ma vie, il y aurait une écharde en moi, un dard enfoncé dès la mort de ma mère que j’emporterais dans ma propre tombe. » Après la disparition de sa mère, Michelle Zauner se surprenait à pleurer dans les allées du supermarché asiatique H Mart. Le moindre aliment lui rappelait son enfance, les subtiles saveurs des recettes concoctées par sa mère, la moitié d’elle à jamais imprégnée de culture coréenne. Chongmi s’est éteinte d’un cancer en 2014, elle avait cinquante-six ans, sa fille vingt-cinq. Les derniers mois, l’écrivaine et chanteuse du groupe Japanese Breakfast s’était installée chez ses parents dans l’Oregon pour prendre soin d’elle, ne rien perdre du temps qu’il leur restait. À l’époque, elle résidait à Philadelphie avec son futur mari Peter, et jonglait entre plusieurs petits boulots et son groupe de rock. Dès l’université, elle avait souhaité mettre de la distance entre ses parents et elle. Elle avait été une enfant difficile, hyperactive, et une adolescente rebelle, en lutte contre les exigences de sa mère, contre son entêtement à vouloir la façonner selon son idéal de perfection. Malgré toutes leurs tensions, elle ne doutait pas un seul instant de son amour inconditionnel. Avec ses parents, elle partageait ce même enthousiasme pour les plaisirs gustatifs. Enfant, un été sur deux, elle partait six semaines dans sa famille maternelle, à Séoul, et observait les liens qui unissaient sa grand-mère, ses tantes  et sa mère à travers la cuisine. La maladie de sa mère a réveillé de profonds questionnements sur leur relation, sur sa part d’identité coréenne, sur ce que sa mère avait déposé en elle de si précieux, sur la place qu’elle s’autoriserait à occuper en ce monde. En perpétuant la cuisine de sa mère, Michelle Zauner a pu transformer le traumatisme de la perte et vivre enfin en paix avec ses  origines coréennes et avec elle-même. « La culture que nous partagions était active, effervescente dans mes entrailles et dans mes gènes, il fallait que je m’en empare, que je la nourrisse afin qu’elle ne meure pas en moi. Afin que je puisse la transmettre un jour. » Éd. Christian Bourgois, 320 p., 22 €. Élisabeth Miso

Autobiographies

Couverture du livre avec photo d'Isild Le Besco assise sur un lit

Isild Le Besco, Dire vrai. Elle est actrice, scénariste, réalisatrice, également dessinatrice. « Je me suis jusqu’à maintenant principalement racontée par des images, des films que j’ai mis en scène, des peintures, des dessins… Aujourd’hui, les mots sortent. Ils s’organisent et me montrent le chemin. » Dans un récit autobiographique d’écorchée vive, l’actrice réalisatrice qui a nourri ses films de sa vie, se met à nu pour raconter une enfance taiseuse et difficile à Belleville, dans un appartement minuscule et une famille dysfonctionnelle – ses parents séparés, la mère toujours à l’extérieur, laisse les trois enfants livrés à eux-mêmes ; l’aînée, Maïwenn, prend en charge son frère et la petite Isild. Elle évoque ses débuts dans le cinéma français, la violence de certaines scènes ; la relation de sa sœur, l’actrice et réalisatrice Maïwenn alors âgée de 15 ans, avec le cinéaste et producteur Luc Besson dont elle a un enfant un an plus tard ; la prédation exercée des années durant sur elle par le réalisateur Benoît Jacquot qui lui fait jouer le rôle principal dans Sade (2000) et Au fond des bois (2010) – Isild Le Besco, mineure, a 16 ans, lorsqu’elle le rencontre, il a 52 ans ; elle ne parvient à le quitter que huit ans plus tard. Elle vit ensuite avec le père de ses deux enfants une relation de couple et de domination tout aussi maltraitante et qui la broie comme la précédente. C’est dans un voyage en train récent, tandis qu’une jeune femme sans doute sous l’emprise de la drogue l’insulte, l’agresse puis lui plante son doigt dans l’œil lui abimant la cornée, qu’elle prend conscience tout à coup qu’elle n’est « pas une victime ». Dire : c’est par les mots qu’elle revient sur les abus qu’elle a subis tout au long de sa vie, sur son manque de confiance en elle, en même temps que sur son ambition folle de réaliser ses propres films immédiatement. Dans une entreprise de vérité, elle comprend tout à coup la nécessité de cesser de protéger ceux qui l’ont abusée, pour se reconstruire. Éd. Denoël, 172 p., 18 €. Corinne Amar

Couverture du livre avec jacquette et photo de Marie Vaisilic

Marie Vaislic avec Marion Cocquet, Il n’y aura bientôt plus personne. C’est une jeune fille de quatorze ans aux longs cheveux, une enfant, dont la vie bascule le 24 juillet 1944. Dénoncée par un voisin à Toulouse, Marie Rafalovitch est arrêtée dans la cour de son immeuble par un milicien français et un membre de la Gestapo. Enfermée dans une caserne avec des familles juives raflées, elle est déportée à Ravensbrück, puis à Bergen-Belsen. Soixante-dix- neuf ans plus tard, elle livre le récit de cette année qui bouleversa sa vie. « C'est Bergen-Belsen, qui est mon camp et ma déportation ; c'est Bergen-Belsen qui a emporté ce que j'étais avant et m'a refabriquée à sa façon. Là-bas, je me suis vue mourir. J'ai vu des choses que j'ai du mal à décrire, même si je le voudrais, parce qu'elles sont inimaginables. » Aussitôt déportée, elle sait qu’elle doit survivre coûte que coûte. Seule, elle se rapproche d’une famille avec des enfants, comprend qu’il vaut mieux affirmer qu’elle n’est qu’une enfant – ce qui désignait la mort immédiate à Auschwitz, les enfants étant aussitôt gazés, est une chance de salut à Ravensbrück. Une Kapo a pitié d’elle, lui offre un manteau d’hiver qu’elle porte telle une relique alors qu’il fait très chaud. Elle lui promet d’écrire à ses parents pour les rassurer : la jeune fille apprend la méfiance en même temps que la survie, elle comprend aussitôt qu’elle ne doit pas donner son adresse, risquer de faire arrêter sa famille. Sa terreur, lorsqu’elle voit les cadavres ambulants se déplacer, tondus : les cheveux rasés. Elle ne veut pas perdre ses cheveux longs. Elle y échappe encore une fois grâce à la Kapo, comme elle échappera aux expériences gynécologiques, à une mort programmée. Libérée le 15 avril 1945 par l’armée britannique, Marie Vaislic, âgée aujourd'hui de 93 ans, se déplace dans les lycées pour témoigner de l’indicible, est l'une des dernières déportées de France encore en mesure de tenter de dire ce que fut la Shoah... Éd. Grasset, 144 p., 16 €. Corinne Amar