RÉCITS
Al Alvarez, Nourrir la bête. Portrait d’un grimpeur. Traduction de l’anglais Anatole Pons-Reumaux. « J’aime l’aventure. Et pas seulement l’aventure en montagne. J’aime les virées dans la jungle, les virées en rivière, l’exploration. J’aime aller là où personne n’est allé – les endroits qui sont verts sur la carte. » Pour l’alpiniste Mo Anthoine, repousser ses propres limites, se mettre dans des situations inconfortables, était la seule manière de savoir qui il était vraiment et de quoi il était capable. Pour décrire ce besoin vital, il parlait de « nourrir la bête ». L’écrivain, poète et essayiste Al Alvarez, lui-même grimpeur, a partagé avec lui de grands moments d’évasion et d’amitié, qu’il a glissés dans ce palpitant portrait de l’aventurier paru en 2001, aujourd’hui traduit en français. Dès ses onze ans, Mo Anthoine fuit une belle-mère maltraitante en partant camper seul dans la nature des week-ends entiers. Il découvre l’escalade à dix-neuf ans et s’installe à Llanberis au Pays de Galles, centre de l’escalade britannique, où il fonde avec sa femme Jackie et son associé Joe Brown (autre grand alpiniste anglais) une entreprise de matériel de montagne. Indépendant financièrement, il peut réaliser ses rêves d’ascension sans l’aide d’aucun sponsor et n’envisage pas de devenir alpiniste professionnel. Escalader des cimes n’a jamais été une question de performance, de notoriété, mais plutôt une partie de plaisir, un défi mental et physique à relever entre bons copains. « Ce dont tu te souviens après une expédition, ce n’est pas le moment où tu es debout au sommet, mais ce que tu as traversé pour y parvenir. Le sentiment le plus agréable est de savoir que tu comptes sur quelqu’un d’autre et qu’il compte entièrement sur toi. » Al Alvarez sympathise avec Mo Anthoine dans les Dolomites en 1964. À son contact, il réalise qu’il monte mieux, guidé par l’intelligence avec laquelle il évalue le danger, la précision de ses gestes, stimulé par son humour à toute épreuve. En vingt-neuf ans de voies difficiles dans les Alpes, en Amérique du Sud, dans l’Himalaya ou le Karakoram, Mo Anthoine, obsédé par la sécurité et le bon matériel, n’a jamais eu d’accident. En juillet 1977, lors d’une expédition vers le sommet de l’Ogre au Pakistan, lui et son ami Clive Rowlands, par leur exceptionnelle résistance physique et mentale, ont réussi à ramener sains et saufs les célèbres alpinistes Doug Scott et Chris Bonington blessés. Mo Anthoine semblait invincible, il a été emporté par une tumeur au cerveau à cinquante ans. Éd. Métailié, 144 p., 18 €. Élisabeth Miso
BIOGRAPHIES
Martine Reid, Être Cary Grant. Cary Grant (1904-1986), est une des légendes incontournables du 7e art, son nom évoque instantanément les comédies sentimentales de l’âge d’or du cinéma américain (L’Impossible Monsieur Bébé, Indiscrétions) et quelques chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock (Les Enchaînés, La Mort aux trousses). Son physique avantageux, son élégance, sa drôlerie, son pouvoir de séduction, ont véhiculé une certaine idée de l’homme idéal. Cette réussite et cette perfection masculine dissimulent en fait un être en proie à des affres existentiels, qui semble avoir désespérément cherché à se reconnaître dans l’image de lui-même que lui renvoyait le grand écran. Martine Reid livre une subtile analyse de la personnalité complexe de l’acteur et de son rapport confus à la réalité et à la fiction. Archibald Leach naît à Bristol en 1904. À dix ans son père lui annonce que sa mère est décédée alors qu’il l’a faite interner dans un hôpital psychiatrique (elle réapparaîtra vingt ans plus tard). À seize ans, il débarque à New York avec une troupe d’acrobates puis signe son premier contrat avec la Paramount à vingt-huit ans. Le succès, l’argent, les conquêtes, les mariages, les divorces, le dédoublement dans les personnages joués, l’intimité sans cesse mise en scène par les studios de Hollywood, la nationalité américaine obtenue avec pour seule identité officielle celle de Cary Grant ; tout indique que l’acteur n’a eu de cesse de se réinventer en incarnant Cary Grant dans la vraie vie. Alfred Hitchcock, maître incontesté du renversement des apparences, a « permis que cette scission entre l’être et le paraître devienne visible à l’écran. ». Dans La Mort aux trousses, le personnage de l’agent publicitaire Roger Thornhill, pris pour un autre, est comme un miroir tendu à son interprète. « Hitchcock a tranché : si cette affaire d’identité, de leurre, d’interrogation sur l’être et sur ce qui le constitue (un nom, une histoire) ressemble à la propre vie de l’acteur, seul le cinéma a le pouvoir de le révéler. Cary Grant n’existe ailleurs que parce qu’il existe d’abord à l’écran. La fiction est la condition de sa réalité. » Éd. Gallimard, 160 p., 16 €. Élisabeth Miso
Martin Mirabel, Germain Nouveau, Un cœur illuminé. « J’ai découvert Germain Nouveau dans le petit volume de la collection Poésie/Gallimard. J’ignorais à peu près tout de lui, et bien que ses vers m’aient touché, je serais sûrement passé à autre chose, si je m’en étais tenu là. Alors, qu’est-ce qui a fait la différence ? Eh bien c’est sa vie », dira de lui son auteur, en préambule. Il fréquentera les meilleurs poètes de son temps, en sera un lui-même : Germain Nouveau (1851-1920) a sept ans lorsque sa mère meurt, atteinte de la tuberculose. Études dans un collège de jésuites – grandir entouré de Pères le rassure, de même que le conforte la lecture des Anciens, alors qu’à l’âge de treize ans, il perd encore une petite sœur adorée, puis son père qui n’y survit pas. Il pense un temps à embrasser la prêtrise puis, le voilà à Paris, jeune homme épris de vers et de dessin, dans le Quartier Latin où il a trouvé où se loger et fréquente ses pairs, futurs poètes et dessinateurs. Il donne rendez-vous dans les cafés, découvre le monde vivant de la nuit, l’alcool, et l’ivresse folle de l’absinthe. Il dessine, écrit des poèmes. Fin 1873, il rencontre Arthur Rimbaud et, en mars 1874, ils partent ensemble pour Londres où Rimbaud achève son manuscrit des Illuminations, avec Germain qui lui sert de conseiller-copiste. Excédé par leur vie misérable, il revient seul à Paris trois mois plus tard, fréquente Verlaine. On le suit dix ans plus tard, au Liban, ébloui d’Orient, professeur de français et de dessin dans une mission chrétienne ou encore, embarquant de Marseille pour Alger, devenu gardien de troupeaux sur les paquebots qui font la traversée. Retour à la case France, il veut accomplir le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, endure le froid, la misère, accepte la souffrance, écrit, multiplie les pèlerinages. Amaigri, méconnaissable, il traverse plusieurs crises mystiques. Son œuvre sera publiée après sa mort. Noble portrait émouvant d’un poète méconnu. Éditions Le Quai, Michel de Maule, 145 p., 18 €. Corinne Amar
MÉMOIRES
Barbara Radice, Un sombre fil de lumière avec Ettore Sottsass. Trente-six ans les sépare au moment où le grand architecte, Ettore Sottsass (1917-2007), designer italien et fondateur – au début des années 1980 – du fameux Groupe Memphis, rencontre, à Venise, Barbara Radice. Elle est critique d’art, écrit de la poésie, sera sa compagne de voyages à travers tous les continents, sa muse, et sa femme, pendant plus de trente ans jusqu’à la fin de sa vie. « (…) Toi, tu débarquais du train de Milan, et dans le vaporetto tu étais tombé sur moi qui rentrais du marché. Nous nous connaissions à peine et, prise de court par ton invitation à dîner, j’avais laissé ma réponse en suspens. Mais quand je me suis levée pour descendre à l’arrêt Giglio, tu m’as dit au revoir en ajoutant : " Je t’attendrai ". Il y a longtemps tu m’avais écrit ce petit mot : N’aie plus peur, je suis ton homme ». Journal de la perte et du vide laissé par celui qui emplissait sa vie passée avec Ettore « à regarder le monde toujours du même côté de la fenêtre » et qui se demande comment survivre à l’Absent. Tel le pendant du journal amoureux d’Ettore Sottsass, Écrit la nuit, Le livre interdit paru aux mêmes éditions (2020), vient répondre ce journal d’amour et de deuil, écrit par sa femme au lendemain de sa mort, le 31 décembre 2007. Elle l’aura tenu près de deux ans, quotidiennement pour ne pas sombrer, ne pas oublier, prise dans ses pensées de lui, l’homme qu’il fut, l’amant, l’architecte, l’ami, mêlant le passé solaire et le présent si douloureux de son absence, qu’après trente ans de vie commune, elle cherche encore des traces de lui qu’elle ne connaîtrait pas –allant jusqu’à acheter le Journal de sa première femme, la traductrice, Fernanda Pivano. Acte d’amour, hymne au couple que cette relation entre ces deux êtres sensuels et lumineux, que seule la mort a séparés. Éditions Herodios, traduit de l’italien par Béatrice Dunner, 160 p., 20 €. Corinne Amar
ROMANS
Milena Busquets, Gema. Traduction de l’espagnol Robert Amutio. Le deuil, la perte de sa mère, les mouvements de la mémoire étaient au cœur de Ça aussi, ça passera, le précédent roman de Milena Busquets. Ici encore, elle s’empare de la mort d’une amie d’adolescence pour poursuivre sa réflexion sur la mémoire, l’amour, l’amitié. La narratrice, une écrivaine et traductrice catalane, vit avec ses deux fils adolescents et commence à se lasser de sa relation avec un acteur. Le souvenir de son amie Gema, décédée à l’âge de quinze ans d’une leucémie, refait surface. De quoi aurait été faite sa vie de femme ? La dernière image, qu’elle garde d’elle, est celle de son doux visage se tournant vers elle dans la cour du Lycée français de Barcelone. Deux ans plus tard, quand elle avait dix-sept ans, son père et son grand-père qui l’adoraient et qui « ont sauvé le genre masculin pour toute (sa) vie », disparaissent à leur tour. Profitant de l’absence de ses enfants et de son amant, partis en vacances, elle tente d’éclaircir ses souvenirs brumeux de Gema. « C’est un remue-ménage perpétuel et traître que celui de la mémoire, un jeu de pousse-pousse sans fin, dans le fond nous ne gardons en tête que bien peu de choses, trois ou quatre, tout le reste nos l’inventons ou nous l’empruntons. » Elle interroge ses trois amies de jeunesse, qui l’ont bien connue elles aussi, se plonge dans les albums de photographies de famille, se rend au Lycée français, en quête d’une trace d’elle, d’informations supplémentaires. Elle tient énormément aux albums de photographies confectionnés par son grand-père puis par sa mère. « Ils attestaient que nous avions été assez heureux, assez beaux. Ils témoignaient aussi qu’on nous avait aimés, que notre enfance avait été assez précieuse pour que quelqu’un se donne la peine d’en conserver une image. » Pour Milena Busquets, écrire sur la mort et la mémoire revient à écrire sur tout ce qui fait le sel de la vie : l’amour, l’amitié, le sexe, la maternité, la frivolité, l’humour, les plus infimes détails du quotidien, les précieux liens humains passés ou présents, les êtres chers qui nous façonnent, tout se qui nous échappe et qui nous définit. « Je m’étais aperçue que l’amour de mes parents, que, pendant un certain temps après leur mort, j’avais cru disparu, s’était reproduit, avec plus d’intensité, si c’était possible, pour mes enfants. Voilà l’unique héritage possible : cet amour, comme une pierre brûlante que nous nous transmettions les uns aux autres. » Éd. Gallimard, Du monde entier, 144 p., 14,50 €. Élisabeth Miso
JOURNAUX - CÉLÉBRATION
Mariette Job, Karine Baranès-Bénichou. Se Souvenir d'Hélène Berr. Une célébration collective. Préface de Mariette Job ; Regards littéraires de Karine Baranès-Bénichou ; Contributions de Haïm Korsia – Karen Taieb – Ivan Levaï – Antoine Spire – Marcel Cohen – Isabelle Carré – Guila Clara Kessous – Jean-Luc Marchand – le Quatuor Girard – Boris Cyrulnik – Vincent Duclert – Robert Frank – Jérôme Pujol – Julien Coutant et ses élèves Cassandra Lobo et Ornella Neri – Benny Boret.
Il est assez curieux ce mot « centenaire » apposé tout près du nom d’Hélène Berr et avec lequel il ose même faire la rime. Presque inapproprié ou anachronique tant Hélène Berr est restée cette jeune femme à la grâce altière et d’éternelle jeunesse. 24 ans. 24 ans au moment où la vie lui est arrachée, en 1945, à Bergen-Belsen, laissant derrière elle son Journal, mais emportant dans le néant toutes les autres promesses d’amour et de créativité qu’elle sentait prêtes à éclore en elle. Pas une année de plus ne viendra égrener le décompte de ce temps qui passe inexorablement, vieillit les visages mais pas le sien, dessine des projets ou conforte des vocations mais pas la sienne.
C’est en réponse à cette injustice qu’est née la volonté d’une publication à l’occasion de cette date symbolique. Un hommage certes, mais un hommage pleinement chargé de dire la vie et la mémoire, l’une et l’autre toujours aussi vives. Une célébration de son Journal donc, telle qu'elle l'aurait peut-être souhaitée, par des femmes et des hommes de la sphère publique ou non, sans distinction d’âge, d’appartenance sociale ou religieuse et dont le ressenti serait aussi un témoignage pour tous les autres partis avec elle, mais sans laisser le moindre mot ni la moindre trace. Éditions Fayard, 308 p., 22,00 €. Présentation de l'éditeur
Extrait du livre audio "Journal" d'Hélène Berr lu par Guila Clara Kessous
À l’occasion de la parution de Se souvenir d’Hélène Berr, une célébration collective, Mariette Job sera en séance de dédicaces le vendredi 14 mai 2021 à partir de 14h00 à la Maison de la Presse St Gué Presse (50 Rue Pierre Semard, 29760 Penmarc'h).
Mariette participera également à une lecture du journal d'Hélène Berr le dimanche 23 mai 2021 à 16h00 à la Salle Cap Caval de Penmarch', dans le cadre du Festival du goéland masqué.