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Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou. Par Gaëlle Obiégly

édition mai 2021

Articles critiques

La torture ne prend jamais fin. Presque toutes les lettres d’Antonin Artaud à Génica Athanasiou exposent le supplice d’Artaud. Le mal et l’amour sont dits ici avec l’intensité qu’on lui connaît et avec une sobriété plus anormale. Ils se sont rencontrés en 1921 au théâtre de l’Atelier. Ils avaient une vingtaine d’années. Ils faisaient alors partie de la compagnie de Charles Dullin. À la fin d’une répétition, Antonin Artaud a remis à Génica un papier plié en quatre. Elle y a découvert un quatrain. Cette femme au « beau visage de lait », aux « yeux de topaze » sera son grand amour. Leur relation a duré de 1921 à 1927. Nous en suivons la trajectoire ; de l’idylle à la flétrissure. Mais la rupture n’éteint pas l’amour. Ils se sont éloignés l’un de l’autre ; ils se sont retrouvés. En 1940, interné à l’asile de Ville-Évrard, Antonin Artaud s’adresse à Génica avec confiance, avec tendresse. Dès les premières lettres,  cet amour s’avère aussi constitutif que les souffrances dont il fait état. Dire ses sentiments, ses beaux rêves, sa quête de douceur est sans doute un moyen d’apaiser la douleur qui l’étreint en permanence. Douleurs physiques, tortures psychiques qu’il décrit avec précision. Il a pour y faire face recours à l’opium. La drogue le calme et devient la grande rivale de Génica. Nombre de lettres nous font entendre les reproches de la jeune actrice. C’est le motif principal de leurs querelles. Elle ne supporte plus sa consommation habituelle d’opium. Et lui ne supporte pas celle que, pourtant, il aime si profondément. Il lui demande « d’être une femme et pas une nounou ». Il lui dit qu’elle méritait mieux, qu’elle a toute les grâces, qu’elle méritait un homme bon et bien équilibré. « Il faut que j’aie un beau poison dans l’âme pour oser déclarer parfois que je puis pas te supporter ». Cet aveu d’Artaud est sans doute ce que ressent aussi Génica Athanasiou. On imagine, en effet, qu’elle l’aime autant qu’il l’insupporte. Mais le nombre de lettres de Génica est insuffisant pour affirmer cela. Cette supposition est en réalité une projection qui vient de la force avec laquelle nous saisit cet ensemble de lettres. On y prend part. On les lit avec l’empathie qu’elles exigent. C’est l’écriture même d’Artaud qui nous convoque ici à fond comme dans tous ses textes. Pour lui il n’y a pas de différence de genre entre une lettre, un poème, un essai, même un scénario. Le Pèse-nerfs, publié en août 1925, inclut d’ailleurs trois « lettres de ménage » que l’on retrouve dans les annexes de ce volume. Alternant entre l’incapacité à écrire quoi que ce soit et le besoin d’exprimer, il s’efforce de trouver le mouvement qui tient en vie son corps et sa pensée. Les mots sont de piètres outils pour sortir de son moi égaré. C’est pourquoi il aura ses vocables pour que le texte soit comme son corps vivant. Dans ces lettres, sa langue est classique. Elle est factuelle. Elle exprime simplement une sensibilité aigüe qui l’écartèle. Il aime à la folie ; il souffre tous les maux. Lire ces lettres, comme lire tout texte d’Artaud, c’est faire intrusion dans son corps et dans son âme. Il ne peut en être autrement. Ces lettres sont passionnantes, addictives et cruelles comme les Mille et Une nuits. Mais elles ne racontent rien. Et même elles répètent. Lui-même s’imagine que Génica le trouve « radoteur ». Pourtant on ne veut plus s’arrêter sitôt cette lecture commencée. Comme si ces lettres d’amour nous étaient personnellement adressées. Celui qui les a écrites est tellement là. C’est une présence qui excède les mots, hors du commun. La grande sensibilité agit dès le début. Susceptibilité, inquiétude, intensité côtoient les phrases tendres. « Je voudrais caresser tes cheveux ». Artaud est en quête de douceur. L’amour est un anti-douleur naturel, puis il se change en poison. L’amour se retourne, comme la drogue, dont il fait usage pour guérir la vie. Il n’a pas peur de dire des choses graves. Mais il n’est pas lourd. Il ouvre grand son cœur, s’exprime avec tendresse. Mais il n’est pas niais. Sa sentimentalité est mystique. Et, à l’inverse, les lettres sont aussi le lieu de considérations pratiques. On connaît ainsi son type d’existence : les chambres d’hôtel, le travail, les trains de nuit, les difficultés financières. À cette époque, Antonin Artaud est acteur au théâtre et au cinéma. En septembre 1924, il doit quitter Marseille qui lui est insupportable pour se faire une situation. Il aimerait s’en aller au bout du monde. Mais il n’est plus qu’un « haillon vivant, un tas d’ordures martyrisé ». S’il va à Paris, c’est pour y jouer au théâtre. Il n’en a plus envie. Le théâtre a complètement cessé de l’intéresser. Le cinéma lui offre des rôles. Il raconte un tournage. Il écrit de St Malo, en 1924. Il va bien, constat rarissime dans ses lettres. Il passe beaucoup de temps dehors. Il est devenu bronzé. Il grossit à vue d’œil. Dans le film où il joue, il se jette dans le vide et meurt. Il décrit à Génica les prises de vue qui mettent en scène cette mort qui est peut-être la raison de son inhabituel bien-être. Cette même année, il prend ses distances avec aussi bien le théâtre qu’avec le cinéma qu’il trouve bouffon et inintéressant. Cependant il donne à Génica des conseils pour sa carrière. Il la trouve trop exigeante dans ses choix de metteurs en scène. Il l’enjoint à faire du théâtre de boulevard et à se faire engager dans un film à succès. C’est le seul moyen d’être repérée. Cet été 1924, on constate un changement de ton dans sa manière de s’adresser à elle. C’est moins affectueux. On se demande si c’est parce qu’il va mieux. Mais ce ton détaché s’estompe pour refaire place à l’immense tendresse et aux reproches. Et principalement ce qu’il reproche à son « grand amour » c’est de lui faire des reproches. Ce qui dénote, selon lui, un manque d’empathie. Treize ans plus tard : « Nous avons lutté ensemble contre le Mal », écrit-il dans une des dernières lettres envoyées de l’asile de Ville-Évrard. Ils ne sont alors plus ensemble, il ne la tutoie plus, mais elle est en lui, comme aux premiers temps de leur amour où il lui parlait sans cesse en pensée. C’est un des symptômes de l’état amoureux. Dans la solitude, Artaud demeure habité. Son langage en témoigne. Habité par les dieux du mal ; habité par son grand amour. Son expression chaotique rejoint celle de Génica qui écrit « comme les gens de France ne savent pas écrire ». Elle est roumaine. Son français est unique. Cette « âme délicieuse » s’exprime totalement du fait de ces malencontreuses audaces de mots. « On dirait que c’est ton âme même qu’on boit, qu’on absorbe tes moelles. » Le poète l’incite à ces transgressions innocentes parce que pour exprimer le plus de choses il ne faut pas avoir peur « d’employer des mots qui n’aillent pas ensemble ». Ces audaces créent un langage incompréhensible. Le langage qu’Artaud comprend le mieux. De toute façon, les mots sont vains. Disons que pour lui ils comptent peu, ils comptent moins que l’état mental où puise l’esprit. L’écriture découle d’un état mental et physique. Au fond, ces lettres à Génica témoignent d’une conception similaire de l’écriture et de l’amour. L’amour qui est, selon Artaud, « la transfusion, par le moyen de la pensée, des formes, des goûts, des rages, des haines même. »