Les romans et récits qui font l'objet d'une chronique dans cette rubrique sont biographiques ou autobiographiques : des récits de vie ou encore des romans dans lesquels la lettre est le vecteur d’une histoire qu’elle structure. Les ouvrages répertoriés ici ont tous un lien avec l'écrit intime.
Romans
Jacques Gamblin, Mère à l’horizon. « Tu n’es pas une autre, tu deviens, par la force du temps. Je dois réapprendre à t’aimer, toi ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. » Dans ce délicat hommage rendu à sa mère qui perd la mémoire, Jacques Gamblin témoigne de sa volonté de rester connecté à elle, de continuer à partager des choses avec elle malgré ses absences. Cette mère avec qui il aimait tant discuter, qui a prêté une oreille si attentive à ses confidences, à ses questionnements d’enfant et d’adolescent, s’éloigne de plus en plus. Par moments, il redoute même que son silence n’altère ses propres souvenirs. « Ta perte de mémoire me fait perdre la mienne. Je te recompose, par morceaux, par bribes, par séquences, par fantasmes. » Navigant entre passé et présent, humour et infinie tendresse, il esquisse un portrait d’elle particulièrement sensible, ouvrant également la porte à d’autres considérations intimes. Son attachement au paysage de son enfance, aux images imprimées par l’horizon marin, le vent et la lumière du Cotentin est plus que palpable. « Ici le ciel va plus vite. Poussé par un autre. C’est la course des ciels. » Il a grandi à Granville, a aiguisé sa perception du monde face à la mer et dans les fermes de son oncle et de ses grands-parents paternels. Il a fait des quatre étages de la quincaillerie familiale son royaume et épuisé son trop plein d’énergie au grand air et dans le sport. À l’adolescence, il s’éprend de théâtre. Après le bac, il rêve d’indépendance et se voit proposer un poste de régisseur dans une compagnie de théâtre. Apprivoiser le métier d’acteur, s’exposer d’abord sur scène puis au cinéma n’a pas été chose facile. « Jouer avec ma voix me paraît impudique. Mon corps me masque, ma voix est nue. Il me faut du temps pour accepter d’être immobile. Parler droit, contenir le geste, maîtriser la respiration. » Qu’il évoque la mémoire envolée de sa mère, les trous de mémoire du comédien, son besoin constant de mouvement, la manière dont il est parvenu à habiter le langage tout autant que son corps ou la naissance de sa fille ; Jacques Gamblin scrute ce que nos sens, nos mots, nos silences ou nos gestes disent de cette vie qui nous traverse. Éd. Robert Laffont, 144 p., 18,50 €. Elisabeth Miso
Bertrand Belin, La Figure. C’est accompagné d’une Figure, son double, que le narrateur explore avec pudeur les traumatismes de l’enfance pour raconter la famille dysfonctionnelle dans laquelle il a grandi, dominée par un père autoritaire et violent. « En jouant des coudes dans le fatras poussiéreux » de ses souvenirs et en une sorte de monologue brut, poétique construit comme un conte, il voit revenir cette enfance dont les réminiscences parfois déterminent encore l’être qu’il est aujourd’hui. Ce monologue fait apparaître le décor sans fioriture d’un milieu rural, où on tranche le cou des oies devant les enfants comme on coupe un morceau de pain, quelque part dans l’Ouest de la France. Il y a bien aussi un appartement familial au quatrième étage d’un HLM, que le narrateur fuit, terrorisé par le père. Ce n’est pas avec la terre entière que l’enfant veut couper les ponts, seulement avec le chef de famille. Alors, il vit au pied de cet immeuble, près d’un laurier, il vit comme il peut sa vie, se débrouille avec ce qui s’appelle l’angoisse. Dans un texte au présent, visuel, coloré, fragmenté, l’auteur narrateur fait apparaître trois figures : la figure maternelle, aimante, dévouée, épuisée par le labeur et la peur, « la veine du cou qui palpite au rythme des angoisses » apparente sur la joue, toujours à courir pour qu’il y ait à manger ; la figure paternelle, violente, hostile, capable pour un rien de devenir fou de rage au point qu’il vous empoigne et vous jette contre les murs comme un linge mouillé. Pour vivre, il fait naître un ami imaginaire, la Figure. « Oh, la Figure. Un jour mon Sancho Panza, un jour ma tempête intérieure. Elle s’est engouffrée en moi voilà longtemps et, si elle a souvent menacé de soulever la toiture, elle a aussi gardé la maison, il faut le reconnaître, comme un berger allemand (…) ». L’écrivain qui est chanteur, musicien, signe ici un cinquième texte et une profonde réflexion sur l’émancipation de soi et la réconciliation possible. Éd. P.O.L, 240 p., 16,80 €. Corinne Amar
Philippe Vilain, Mauvais élève. « Lire m’ennuyait. Je ne devrais peut-être pas dire que j’exécrais la lecture et que je n’avais jamais lu un seul roman avant ma majorité, mais c’est pourtant la vérité ». L’auteur revient sur cette période décisive de sa vie, les quatorze années de sa transformation sociale, du passage de sa jeunesse chaotique voire délinquante à l’obtention de son doctorat, en passant par l’entrée en littérature, son histoire d’amour avec l’écrivaine déjà célèbre, Annie Ernaux. Fils d’un père simple employé qui noyait sa vie dans l’alcool et d’une mère, dactylo. tous les deux sous-diplômés, il grandit en Normandie non loin de Rouen. Élève indiscipliné, sans passion, sans talent, il est condamné à suivre le chemin de ses parents. Définitivement rétif au CAP dactylographie, il décroche un bac pro. Une rencontre fortuite avec l’écrivaine Marguerite Duras dans la rue l’éveille soudain à la littérature. Il a trouvé une voie. Il devient étudiant à la Faculté de Rouen, découvre Sartre, Duras, et tombe sur La Place d’Annie Ernaux, offert par son père : c’est un coup de foudre. Il lui écrit, fasciné, elle lui répond, touchée. Une correspondance va les lier un an durant jusqu’à ce qu’ils se rencontrent s’écrivent à nouveau et deviennent amants. L’un et l’autre ont écrit sur cette relation. Éduqué à l’écriture par elle, qui a corrigé de sa main ses deux premiers manuscrits, elle est son maître en littérature, lui ouvre les portes du monde social et intellectuel. Il rêve d’écrire, il devient écrivain. Il n’aimera pas le portrait qu'elle dresse de lui dans Le jeune homme (2022), parce qu’il y sent le mépris de classe. Cinq ans après, c’est la rupture. Depuis, l’auteur a soutenu son doctorat ès lettres sur l'œuvre d’Annie Ernaux et s’est fait connaître du grand public à travers des récits, des romans, des essais consacrés à l’autofiction. Plus qu’un règlement de comptes réussi, Mauvais Élève permet une relecture globale d’une œuvre littéraire. Éd. Robert Laffont, 240 p., 16,80 €. Corinne Amar
Récits
Jenni Fagan, Ootlin. Traduit de l’anglais par Céline Schwaller. Jenni Fagan aurait pu être engloutie par « l’insoutenable laideur » de sa jeunesse. Il y a vingt ans, tentée de mettre fin à ses jours, elle a transformé une lettre d’adieu en Mémoires qu’elle a ensuite enfermés dans une mallette. La romancière britannique s’est replongée dans ce manuscrit. « C’est une histoire sur la façon dont certaines histoires m’ont sauvée et d’autres détruite. J’écris ceci pour reprendre possession de l’identité que toutes ces histoires m’ont imposée et qui souvent n’avaient pas grand-chose à voir avec moi. » Née en Écosse en 1977, elle est séparée de sa mère psychotique et confiée aux services sociaux. De sa naissance à ses seize ans, elle a été ballotée de familles d’accueil en famille adoptive et en foyers pour enfants, souvent maltraitée. À chaque nouveau déménagement, elle rassemblait dans des sacs poubelle ses effets personnels, ses poèmes et ses carnets intimes qu’elle cachait de lieu en lieu. À douze ans, pour échapper au sadisme de sa mère adoptive qui « récure l’intérieur de (s)on esprit à la paille de fer pour ternir les parties qui osent briller. », elle décide de se suicider. Elle a fugué un nombre incalculable de fois, dormi la nuit dans les rues d’Édimbourg, est passée devant des juges pour enfants, s’est mise en danger, s’est extirpée de justesse de situations critiques et s’est droguée très jeune pour oublier des souvenirs insupportables. Exceptés quelques individus qui ont su lire en elle et l’assurer de son intelligence, elle n’a eu affaire qu’à des adultes qui ont essayé de la persuader qu’elle était un monstre, une menace pour elle et pour les autres. Jenni Fagan n’a pourtant jamais cessé de croire qu’elle trouverait sa place en ce monde. Les livres, l’écriture, l’art, la musique, la thérapie ont été des lueurs salvatrices. « Ootlin est un message de solidarité adressé à toutes les personnes qui ont dû surmonter, à petite ou grande échelle, le pouvoir d’une histoire racontée par quelqu’un d’autre, la législation ou la loi, imaginée uniquement pour les déshumaniser. » Un message d’une portée édifiante, qui nous alerte sur l’urgence de réformer profondément les structures qui régissent nos sociétés. Éd. Métailié, 368 p., 12 €. Élisabeth Miso
Lola Lafon, Il n’a jamais été trop tard. Un jour le père de Lola Lafon lui a adressé cette phrase, comme un cadeau : « Veille à garder la bonne distance avec ce que tu traverseras, à retenir l’horizon, comme une leçon toujours en cours. »Observer le monde à la bonne distance et tenter « de conserver un espace, en soi, imprenable », voilà le pacte que l’écrivaine a conclu avec elle-même. Dans cet ouvrage, elle a réuni ses chroniques mensuelles sur l’actualité parues dans le quotidien Libération en 2023 et 2024, entrelacées à d’autres textes plus intimes, passant du « nous » au « je », dans un subtil jeu de résonnances. Le 7-Octobre, la mobilisation contre la réforme des retraites, le conflit Israël-Hamas, la mort de Nahel, de Sinéad O’Connor, le procès Mazan, la montée des populismes, la romancière se saisit de l’actualité, s’interroge sur la manière dont tous ces évènements proches ou lointains nous impactent, nous rassemblent ou nous divisent. Elle pointe la violence des débats, les cortèges de certitudes érigés en vérités. « Ci-gît la possibilité d’être modifiés, changés, par une conversation. Ci-gît la possibilité d’un échange qui ne serait pas un affrontement. » Elle s’inquiète d’un monde où tout s’évalue en permanence, de la hiérarchisation des êtres, de ce temps qui nous est volé. Elle ausculte le sens des mots, réintroduit de l’espace, de l’air, là où les raisonnements hâtifs ou manipulateurs enferment le réel. Elle partage le poids de nos peurs et de notre impuissance, mais ne désespère pas pour autant. « Nous sommes des inquiets parce que nous sommes en vie. Parce que nous voyons, parce que nous entendons. C’est un aveu d’humanité. » Lola Lafon réagit aux soubresauts du monde mais parle aussi d’amitié, de deuil, du temps qui passe, de ce qui nous lie les uns aux autres, de féminisme. Elle nous souffle, avec la grâce qui la caractérise, qu’il est encore temps d’agir et de réfléchir à un autre avenir que celui façonné par un « capitalisme morbide ». Éd. Stock, 228 p., 19,50 €. Élisabeth Miso
Essais biographiques
Yal Sadat, Joaquin Phoenix L’angoisse est un métier. Quelles affres se cachent derrière « ces yeux gris-vert dont l’intensité foudroie son entourage dans les instants les plus quelconques, ces deux lampes nacrées projetant une lumière aveuglante à l’intérieur des êtres. » ? Avec pour fil rouge l’angoisse, Yal Sadat, critique aux Cahiers du cinéma, compose un portrait attachant de Joaquin Phoenix, l’un des acteurs les plus insaisissables d’Hollywood. Troisième d’une fratrie de cinq enfants, l’acteur a grandi en Amérique centrale puis aux États-Unis, au gré du nomadisme et de la quête spirituelle de ses parents, un temps membres des Enfants de Dieu. Débuter enfant à Hollywood l’a rendu lucide sur la superficialité et les dangers du star-system. Il a pu compter sur la protection de son frère aîné, River, devenu célèbre avant lui. La mort de ce dernier à vingt-trois ans, victime d’une overdose sous ses yeux, l’a dévasté. Il a fait ses premiers pas au cinéma à dix ans dans Cap sur les étoiles (1986), tenu son premier rôle d’adulte dans Prête à tout (1995), Gus Van Sant lui ayant redonné confiance dans ce métier après le drame. Il a explosé sur les écrans du monde entier dans Gladiator (2000) de Ridley Scott. Au début du tournage, l’ampleur du projet l’impressionnait tellement qu’il ne savait pas comment incarner l’empereur Commode. Tout son talent à rendre compte de la complexité humaine n’a cessé de se déployer dans des films aussi ambitieux que Walk the Line (2006), Joker (2019) ou sous la direction du très inspiré James Gray. Malgré sa longue expérience des plateaux, ses doutes ne l’ont jamais quitté. « La plupart des autres acteurs donnent tout, gouvernés par leurs corps qui s’adaptent au rôle ; lui l’est par un intellect qui veut d’abord comprendre et croire. » Et cette exigence artistique, ce besoin d’authenticité, peuvent générer des tensions avec ses partenaires ou avec les metteurs en scène et l’ont parfois conduit à se perdre dans ses rôles. Poussé par « cet ancrage solide dans la vérité, ce rejet en bloc de l’hypocrisie » et par une anxiété dont il a compris qu’elle innervait sa créativité, Joaquin Phoenix s’est taillé une place à nulle autre pareille dans l’industrie du cinéma. Éd. Capricci, 128 P., 11,50 €. Elisabeth Miso
Revues
Les Moments littéraires n° 53
La revue de l'écrit intime
Santiago H. Amigorena
Un projet littéraire hors du commun
Santiago H. Amigorena est né en 1962 à Buenos Aires. Son enfance est marquée par l’exil. Ses parents fuient la dictature argentine, s’exilent en Uruguay puis rejoignent la France en 1973. Scénariste et écrivain, Santiago H. Amigorena nous propose une œuvre littéraire hors-norme qu’il appelle parfois « mon Grand Tout » dont la publication a commencé en 1998 avec Une enfance laconique ; aujourd’hui, sept livres sont parus chez P.O.L. Son approche va bien au-delà d’une simple démarche autobiographique ; les souvenirs de sa vie s’entremêlent aux événements et aux mutations du Monde formant ainsi une œuvre-monde avec l’ambition que son autobiographie contienne toutes les autobiographies.
Le dossier Santiago H. Amigorena :
• La première rencontre de Max de Carvalho
• Un entretien avec Santiago H. Amigorena
• Le Festival de Cannes, un inédit de Santiago H. Amigorena
Également au sommaire du n°53
Bernard Plossu, Quarante ans de bonheur & portfolio.
Bernard Plossu, grand prix national de la photographie 1988, rencontra Françoise Nuñez en 1980 ; il l'épousa en 1986. Ce portfolio témoigne de leur amour.
Édith Msika, Sa mort dans trois semaines.
« Ma mère va et veut mourir. » ainsi commence ce bouleversant et nécessaire témoignage d’une fille face à la volonté de sa mère, « réduite à une infirmité quasi-totale », d’aller en Suisse pour une fin de vie programmée.
Jean-Pierre Georges, Cependant.
Jean-Pierre Georges, poète et écrivain, est l’auteur de recueils de notes et aphorismes : Le Moi chronique (Les Carnets du Dessert de Lune 2003-2014) ; L'éphémère dure toujours (Tarabuste, 2010). Il nous propose quelques notes tirées de ses carnets.
Gabrielle Althen, Carnets.
Depuis des années, Gabrielle Althen, poétesse, essayiste et professeure émérite en littérature comparée, tient des carnets ; elle nous en livre quelques pages.
La chronique littéraire d’Anne Coudreuse.
Janvier 2025 - Présentation de l'éditeur
https://lesmomentslitteraires.fr/