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Wiltold Gombrowicz, Lettres à ses disciples argentins. Par Gaëlle Obiégly

édition décembre 2019

Articles critiques

L’homme qui s’exprime dans ces lettres n’est pas différent de l’auteur des fictions qu’il a signées. Ferdydurke, notamment. Même cruauté, même énergie, même insolence. Il y a quelque chose de parodique dans le titre de cet ouvrage qui laisse entendre que Gombrowicz fut un maître pour ces jeunes auxquels il s’adresse par courrier. Ce sont des Argentins, ils sont nés trente ans après lui, à peu près au moment où il s’installe en Argentine. Il a quitté la Pologne en 1939, saisissant l’opportunité de la première liaison transatlantique avec l’Argentine. Il ne devait y séjourner que quinze jours mais le déclenchement de la guerre l’obligera à y rester plus longtemps. Il y vivra vingt-quatre années de marginalité sociale et littéraire. Les lettres rassemblées dans ce volume rendent compte de divers aspects de sa vie quotidienne, de son retour en Europe, de la Pologne où il n’est jamais retourné et elles témoignent d’un tempérament. C’est d’ailleurs en cela que Gombrowicz apparaît comme un maître. Car, s’il n’enseigne rien de son art d’écrire à ces jeunes, il les instruit d’une sorte d’art de vivre qui consiste à « imposer sa jouissance sur tout le reste ». Mais chez Gombrowicz tout est subtil, paradoxal, difficile. Et s’il emploie le mot « supérieur », il ne faut pas y entendre le raffinement, la sophistication. Au contraire, c’est l’esprit enfantin que Gombrowicz valorise. L’esprit enfantin, sans mièvrerie. Le ton sur lequel il s’adresse à ses destinataires est tout le temps rude. À Juan Carlos Gómez, il dit : « Chose étrange qu’en dix lignes, vous ne soyez pas fichu d’écrire quelque chose de sensé. » Dans quasi chaque lettre, il décoche ses sarcasmes. On apprend à la fin du volume qu’il est obligé de cesser la prise de cortisone, ceci nous indique que la plupart des lettres ont été écrites sous l’influence de cette substance.

Il se plaint souvent de la qualité de la correspondance avec ces jeunes gens. Ainsi, en 1958, il déclare à Mariano Betelú être triste parce que personne ne lui écrit, « on dirait que je ne suis bon que pour les petites cartes postales ; par conséquent, j’écris des lettres et ne reçois pas de réponse. » Mais quand il reçoit des lettres étoffées, elles font l’objet de commentaires acerbes. Et drôles. Il exige aussi que les lettres lui soient dactylographiées pour ne pas avoir à déchiffrer de Betelú l’« horrible graphie, toute tordue ». Il lui demande aussi de lui envoyer des « nouvelles concrètes » et non pas des « exercices dialectiques ». Les nouvelles concrètes, c’est ce qu’il aime. Et il prévient Betelú que s’il continue à lui adresser des espèces de dissertations, il va le ratatiner. « Ne va pas t’imaginer que moi, UN ÉCRIVAIN, je vais faire de la dialectique avec toi qui n’es qu’un petit poussin, un débutant. » C’est paradoxal puisque l’immaturité, c’est-à-dire l’inabouti, a la faveur de Gombrowicz. Son nom est associé au concept d’immaturité. Il précise ce qu’il entend par immaturité lorsqu’un de ses correspondants lie le terme à l’esprit du dyonisiaque. Du point de vue de Gombrowicz, l’immaturité, telle qu’il l’applaudit, relève de « quelque chose de mauvaise qualité, de dépravé, de l’en-dessous-de ».  On comprend au fil des lettres que ce qu’il cherche à éloigner, c’est l’esprit de sérieux. Il cherche à en préserver ces jeunes hommes, sans doute. Ce qui explique aussi le ton sur lequel il s’adresse à eux et les surnoms qu’il leur donne. Jorge di Paola est appelé Pauvre Asno ou encore Osio, c’est-à-dire âne. Betelú reçoit entre autres celui de Flor de Quilombo qui signifie « bordel de merde ». Toutes les insultes qu’il leur envoie, et la franchise ordurière avec laquelle il parle à ces personnes ont quelque chose d’insensé, de choquant et de très drôle. Cela témoigne aussi d’une influence argentine sur son expressivité. Cette façon de s’apostropher est, paraît-il, courante chez les Argentins. Gombrowicz, revenu en Europe, rend compte des manières des Européens à ses jeunes amis. Il leur parle des Allemands, en particulier, avec l’excès et l’ironie qui caractérisent cet écrivain scandaleux. « Tous les Allemands sont atteints d’une stupidité extraordinaire, ils sont totalement stupides ». « Chaque Allemand sait ce qu’il doit faire et adopte cette attitude toute sa vie sans le moindre changement ». Cependant, quand il compare les garçons de café berlinois, « animés d’une vocation authentique et d’un respect profond et sincère », avec les serveurs de Buenos Aires, « envieux, amers, péronistes », les Allemands, « incroyablement aimables » le séduisent. Mais il ne peut s’empêcher de penser, dit-il, que quelques années auparavant, ces mêmes hommes souriants et attentifs étaient des « tortionnaires, des assassins ». Comme il fréquente les cafés, et comme il est polyglotte, il peut observer, écouter les gens, les serveurs, mais aussi converser avec ses alter ego. Gunther Grass, Ingeborg Bachmann, Peter Weiss, Uwe Johnson. Puis, au café Zunz, il fonde une sorte de cercle artistique composé de « un étudiant polonais, très bien », « une Polonaise », « une petite Allemande, délicieuse », « un petit Anglais de 21 ans, très chic », « un poète autrichien », « un vieux futuriste ». Il y a aussi Joaquin, « un fils de pute, je vais l’envoyer chier ». À Berlin, Gombrowicz bénéficie de la bourse de la Fondation Ford. Il déteste cette situation. Il dit que les « Yankees » de la Fondation le traitent « avec considération mais un peu comme s’il s’agissait d’un bétail de race importé pour une exposition ». Ce qui l’amène, par esprit d’insoumission, à multiplier les provocations politiques. Celles-ci mettent la Fondation Ford dans tous ses états. On lira le détail des frasques de Gombrowicz tout au long des lettres ici rassemblées. Ses interlocuteurs sont tous des gens de lettres argentins, certains confirmés, déjà célèbres, d’autres sont débutants. C’est à ceux-là que Gombrowicz s’adresse avec le plus de profondeur. Sans dire qu’il leur enseigne quoi que ce soit et certainement pas une doctrine, il leur communique un certain nombre de convictions qui témoignent à la fois d’une personnalité rebelle et d’une sagesse indéniable. Tout comme il fait preuve à la fois d’orgueil, d’autosatisfaction et d’une très grande exigence envers lui-même. Parlant de son roman Cosmos, qu’il peine à finir, il le qualifie d’ennuyeux. Ce qui l’oblige à travailler encore. Mais du travail, il ne dit rien. Gombrowicz se veut élégant. Être artiste, dit-il, c’est être aristocrate. Qu’est-ce qu’une telle formule signifie ? Elle s’insère dans une lettre à Mariano Betelú. Il le met en garde contre quelques pièges de la publication. Pour Gombrowicz, « aspirer au succès revient à s’abaisser à la vulgarité, à la mollesse, à la bassesse et à la platitude du monde ». Alors que l’artiste doit être indépendant vis-à-vis du monde. L’observer, mais ne jamais chercher à le satisfaire d’aucune manière, ne jamais s’efforcer « d’obtenir l’avenir des petits-bourgeois, qu’on appelle le succès. » Sachant que la victoire sur le plan social n’arrive qu’au moment où on ne peut plus en profiter pleinement, il s’emploie à vivre en artiste. Sa gloire arrivera quelques années avant sa mort.

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Witold Gombrowicz
Lettres à ses disciples argentins
Édition établie, traduite de l’espagnol et présentée par Michaël Gómez Guthart
Éditions Sillage, novembre 2019.
222 pages.

Avec le soutien de la Fondation La Poste