FloriLettres

Vincent La Soudière, Batelier de l'inutile. Par Gaëlle Obiégly

édition septembre 2024

Articles critiques

Nous avons fait connaissance avec Vincent La Soudière en 2012 lors de la parution des Lettres à Didier*. Il y désespérait de ne pouvoir s’accomplir, de ne pas réussir à faire aboutir une œuvre. Il écrivait son désarroi fiévreusement, déjà. Il avait alors un destinataire. Alors qu’ici, l’absence de destinataire est signalée par l’auteur lui-même. Si l’échec était au cœur de ce qu’il écrivait à Didier, il se double cette fois d’un sentiment de puissance. Car il résulte d’une aventure. C’est-à-dire d’une série d’expériences sans finalité, de voyages sans destination. Vécus en tremblant, les épisodes du parcours du poète débouchent sur une sorte de savoir. Et l’ouvrage que nous tenons entre nos mains, lettres sans destinataire, s’affermit au fil des pages. Cela devient une sorte de manuel – à la Épictète. Un livre avec une fonction.

Pourquoi l’intituler « batelier de l’inutile » ? Sylvia Massias, qui a établi et annoté cette édition, s’en explique dans la préface. « Batelier de l’inutile » figure dans une liste de titres notés par Vincent La Soudière dans un des carnets à partir desquels a été constitué ce recueil de textes autobiographiques. Il y avait 22 titres. Sylvia Massias, grande connaisseuse de l’œuvre, a choisi celui-ci parce qu’il lui semblait convenir au recueil qu’elle a formé. Le titre est né de l’esprit de Vincent La Soudière mais il n’est destiné à aucun livre qu’il aurait lui-même conçu. L’auteur écrit au fil de l’eau, à l’infini, alternant les aphorismes, les récits, les descriptions. Il achemine ainsi, par un flot poétique, une sagesse singulière que l’on voit se développer.

À peine entré dans le livre, on assiste à un rejet par l’auteur de la notion d’identité. Parce que, précisément, il est en quête d’une identité authentique, Vincent La Soudière appelle à un dépouillement de soi-même.
« Le secret, c’est de laisser ta personnalité au vestiaire, et de laisser se défaire le fantôme de ton moi. » Celui que l’on est, profondément, éternellement, ne peut se manifester que si l’on se déleste de l’inutile. Le batelier de l’inutile a pour mission d’emporter le plus loin possible ce qui ne sert pas votre envol.

De Vincent La Soudière, Henri Michaux écrivait : « L’ayant rencontré plusieurs fois, je sais qu’il n’écrira jamais rien de gratuit. Ce qu’il fera connaître est important. » Il a vécu de 1939 à 1993. Dix ans après sa mort, les éditions Arfuyen ont initié la publication de son œuvre. Depuis, les trois volumes de ses Lettres à Didier ont été publiés au Cerf. À présent paraît Batelier de l’inutile, livre qui réunit des textes écrits entre 1988 et 1993. Ils constituent une sorte d’autobiographie. Mais aussi une analyse de la situation du poète. Il expose des faits, des passions, des aventures et la trace qu’il en garde. Cet ouvrage offre aussi, par son agencement de récits et de notes méditatives, une réflexion sur le temps.

Ses parents lui ont donné pour prénom Vincent ; on peut y entendre « vain » et « sans », c’est-à-dire le désespoir vide, la lucidité, la vanité et le manque. Le manque est un idéal chez Vincent La Soudière. L’absence de moi est ce à quoi il aspire.

Dans le premier chapitre, il vient de recouvrer la santé psychique. Et cette guérison est pourvoyeuse du vide qui a pris place en lui. Un vide chloroformé là où il y avait une âme. Il souffrait ; désormais il ne ressent plus rien. Suivent des chapitres numérotés qui évoquent diverses épreuves. Le mèneront-elles à la réalisation intérieure à laquelle il lui importe tant de parvenir ? C’est uniquement cela qui lui permettrait de se « féliciter d’être né ». On comprend très vite que le moi social fait partie du superflu dont il faut se délester quand on a une telle ambition.

À le regarder, avec son malheur, à le voir si fragile, si démuni, on voudrait le soulager, on voudrait l’accompagner, être comme lui, être en lui. Et c’est ce que le texte permet : d’entrer en lui. Pourtant « qui je suis » ne l’intéresse pas. Il sonde son âme en observant plutôt comment il est. À chaque instant, il faut regarder, écouter, sentir, questionner ce qu’il se passe en vous et votre interaction avec l’extérieur. C’est de cela que découle la matière et l’âme de tout être. Quel genre d’associations intérieures engendre tel état du moi. Ainsi, écrit-il, « je ne fais que circuler à travers la collection de mes « moi » en entomologiste phénoménologique. Non pas pour se connaître mais pour se révéler. Se révéler aux yeux d’autrui, tel est le désir qui dirige l’écriture de ces textes. Écriture qui est tendue vers une altérité, tendue aussi vers un autre versant de soi-même.

À qui parle-t-il ? À lui-même, à son cœur. Et à nous, par accident. Certaines phrases lui sont clairement adressées ; elles nous échappent. D’autres nous atteignent comme des flèches qui pourtant ne nous visaient pas. Puis on le voit changer d’interlocuteur, ne plus se parler à lui-même. Il parle alors à toutes sortes d’êtres inanimés, à la nature avec laquelle enfin il réussit à se confondre.

C’est l’aventure d’une âme qui nous est proposée. Par l’anamnèse, l’auteur rapporte du passé les phases d’intensité, heureuses ou malheureuses, qui l’ont amené à ce présent. Ce présent qui est pour lui le temps de l’éternité, c’est-à-dire d’un instant qui les inclut tous, passés, futurs.

Partir à l’aventure suppose de ne pas connaître à l’avance sa destination. C’est s’embarquer sans savoir. L’écriture, telle que Vincent La Soudière la pratique, tient de l’aventure en ce qu’elle consiste à écrire une lettre sans connaître le destinataire. C’est une formule clé de ce recueil car elle parle de sa manière d’être et d’aborder indistinctement l’existence et l’écriture.

Au chapitre XXV, il est question de ce qui vient après la perte, après la destruction. Ce chapitre fait advenir une sorte de manifeste pour le droit à l’échec. Le livre a marché vers cette révélation. Après nombre de revers, de malheurs, de souffrances narrées dans les pages qui ont précédé, l’ouvrage fait entendre une proclamation. « Je proclame à voix haute le droit à l’échec qui n’est pas moins valide que le droit à la vie ou le droit à l’instruction. »

Que nul ne sache quoi faire avec l’échec n’en fait pas pour autant un déchet, une expérience qui ne remplit pas son but. L’échec est vertueux ; il fait advenir un « fruit insolite ». Les vertus de l’échec sont imprévisibles. À ce moment du livre, Vincent La Soudière parle au futur à un vous qui nous interpelle. Son expérience nous concerne. C’est la nôtre. Soit que nous nous y reconnaissions, soit que nous décidions de nous fier à cette sagesse. Nous en avons vu les étapes, nous savons quelles mésaventures et quelles extases l’ont fait mûrir.

Le droit imprescriptible à l’échec est proclamé aux dernières pages du livre et l’on est convaincu de l’effet magique d’un insuccès. Vincent La Soudière se souvient, pour illustrer son propos, d’avoir lu dans un journal le titre suivant : « Il retrouve la mémoire après un accident ferroviaire. » Bref, rien n’est vécu en vain. Même pas la mort puisqu’elle est selon lui, non pas un échec final, mais une porte qui s’ouvre.


Vincent La Soudière, Lettres à Didier (1975-1980). Par Gaëlle Obiégly dans FloriLettres 132, février 2012,page 10