À l’heure de l’été et des festivals, il en est un, le Marathon des mots (Toulouse, du 23 au 30 juin), dont le cycle des lectures de correspondances littéraires a pour thème les Lettres d’amour. Parmi ces correspondances, un hommage rendu aux Lettres à Nelson Algren, de Simone de Beauvoir.
Février 1947. Simone de Beauvoir (1908-1986) a trente-neuf ans. Invitée par des universités américaines aux États-Unis, elle vient de rencontrer, à Chicago, l’écrivain Nelson Algren (1909-1981). Ils passent une soirée et l’après-midi du lendemain ensemble. Elle repart. Aussitôt, elle lui écrit en anglais, chagrinée de leur séparation. Prémices d’un grand amour transatlantique qui durera dix-sept ans.
« Samedi soir, 23 février 1947 (Dans le train pour la Californie),
Cher Nelson Algren,
Je vais essayer d’écrire en anglais, en plus, j’ai une mauvaise écriture, et j’écris dans un train en marche.
(...) J’ai ouvert votre livre que j’ai lu jusqu’à ce que je m’endorme. Je tiens à vous dire combien je l’ai aimé votre livre, et que vous aussi, je vous aime beaucoup. Vous l’avez deviné je crois, bien que nous ayons si peu parlé. Je ne vais pas vous remercier encore, cela n’aurait guère de sens, mais j’ai été heureuse d’être avec vous, je veux que vous le sachiez. Ça m’a déplu de vous dire au revoir, adieu peut-être pour toute ma vie. J’aimerais bien revenir à Chicago en avril, vous parler de moi et que vous me parliez de vous. En aurais-je le temps ?
De toute façon je n’oublierai pas ces deux jours à Chicago, je veux dire que je ne vous oublierai pas. » S. de Beauvoir
Ce qu’elle ne sait pas encore c’est qu’il est séduit. Sur elle, il ne sait rien. Il vient de lire un article qu’il est allé chercher dans le New Yorker sur l’existentialisme.
Deux mois plus tard, elle est de nouveau à New-York, encore pour des conférences ; son temps lui est compté, mais elle sait qu’elle n’aimerait pas partir sans le revoir. Elle ira à Chicago, pour lui seulement, et le convaincra de la raccompagner à New-York. Ils passeront quinze jours ensemble. Dans l’avion du retour, elle sait qu’elle est amoureuse.
Le retour est triste, et Paris est morne. Le monde est un désert comme lorsqu’on aime, et que l’autre est loin. « la ville est sans charme aujourd’hui —lui écrit-elle — grise et nuageuse, c’est dimanche, les rues sont vides, tout a l’air terne, sombre et mort. Sans doute est-ce mon cœur qui est mort à Paris, il est resté à New-York, à ce carrefour de Broadway où nous nous sommes dit au revoir (...) Attendez-moi, je vous attends. Je vous aime plus encore que je ne vous l’ai dit. » J’écrirai très souvent, lui dit-elle. Elle lui écrira 304 lettres, entre 1947 et 1964, et leur relation sera aussi brûlante de passion qu’atypique. Il y aura le désir, il y aura leur condition partagée d’écrivain – puissante et vitale – il y aura entre eux le monde de l’autre qui les sépare et les attire, et il y aura aussi, Sartre.
Les lettres de Simone de Beauvoir, nous précise dans son introduction, Sylvie Le Bon de Beauvoir qui les traduisit de l’anglais, édita et annota l’édition parue chez Gallimard en 1997, furent acquises par l’université de Columbus, Ohio, celles d’Agren, conservées par Simone de Beauvoir, n’eurent hélas pas l’autorisation de publication par les agents américains d’Algren. Elles n’existent pour nous qu’à travers Simone de Beauvoir. Son histoire d’amour avec Algren, on la retrouvera par ailleurs dans le tome 3 de ses mémoires, La Force des choses (1963).
Nelson Algren vit à Chicago depuis l’âge de trois ans. D’ascendance suédoise par son père, juive allemande par sa mère, ce jeune fils d’immigrés juifs a porté le nom de Nelson Ahlgren Abraham jusqu’en 1944. Quant à Simone de Beauvoir, on ne peut imaginer écrivain plus attaché à son quartier, Saint-Germain-des Prés, qu’elle. Vingt ans plus tôt, étudiante en philosophie, elle a rencontré Sartre (1905-1980) : elle sera son « amour nécessaire ». Ni Nelson ni elle ne se sera prêt à quitter sa vie pour l’autre. Très vite, elle l’appelle Mon amour, Mon chéri ou encore, Mon mari à moi – il lui a offert un anneau et c’est la première fois qu’elle porte une bague. « Mardi 7 octobre 1947. Nelson, mon amour, Paris est si beau en ce moment qu’il est impossible de n’être pas heureuse et pleine d’espoir. Espoir de vous revoir, de vivre avec vous des jours, des semaines, des mois, espoir de vous faire venir dans cette belle ville, de vous promener dans ces petites rues que j’aime tant. Je continue à être très sage, travaillant et pensant à vous. Il ne m’est pas arrivé grand-chose. Dimanche, j’ai participé avec Sartre, Camus, le vieil André Gide et d’autres écrivains, à une réunion sur les problèmes africains (...).
Mercredi, Amour pour vous, mon crocodile. Je vous aime. »
C’est peu de dire que les lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren sont incandescentes. Elle l’aime, elle ne cesse de l’aimer ; de ferveur, de désir et d’intelligence en communion. Et il n’est rien de lire ces 612 pages, lettre après lettre, année après année, tant nous séduit à notre tour cet amour.
Nelson Algren, profondément américain et attaché à Chicago, intellectuel de la gauche américaine – au moment où il rencontre Beauvoir, il a déjà publié deux romans, est en train d’écrire celui qui lui vaudra le prix Pulitzer en 1949, The Man with the Golden Arm – voudra croire que pour lui, elle délaissera Sartre et choisira l’Amérique. Elle choisit de vivre pleinement cette passion, mais est incapable de renoncer à Sartre. « lundi soir 19 juillet 1948, (...) si je pouvais renoncer à Sartre, je serais une sale créature, une traitresse, une égoïste.(...) Depuis presque vingt ans, il a tout fait pour moi, il m’a aidée à vivre, à me trouver moi-même, il a sacrifié dans mon intérêt des tas de choses (...). Vous devez comprendre Nelson, je dois être sûre que vous comprenez bien la vérité : je serais heureuse de passer jours et nuits avec vous jusqu’à ma mort, à Chicago, à Paris, il est impossible de ressentir plus d’amour que je n’en ressens pour vous. » Ils passeront de longues périodes ensemble, à Chicago, à Paris, partiront ensemble pour de longs voyages à travers le monde.
Nelson Algren peut difficilement supporter le lien indéfectible qui unit Beauvoir à Sartre. Ils vont rompre. De juillet 1952 à 1958, elle vivra une histoire d’amour avec Claude Lanzmann, ce jeune philosophe de quinze ans son cadet qui l’a rencontrée chez des amis, s’est jeté à l’eau pour l’inviter au cinéma, lui déclarer sa flamme alors qu’elle n’y croyait plus, déjà vieille à quarante-quatre ans. Elle le lui dira, lui écrira dans sa lettre du 3 août 1952 : « Eh bien Nelson, il m’arrive la chose la plus incroyable : il existe quelqu’un qui veut m’aimer d’amour. Ça me rend mi-heureuse-mi-triste : heureuse, car c’est aride de vivre sans amour, triste car j’aurais voulu n’être aimée par personne d’autre que par vous. » La transparence lui est une règle, envers Sartre comme envers Algren. En 1954, elle obtient le prix Goncourt pour son roman, Les Mandarins qui met en lumière de manière fictionnelle sa relation avec Nelson Algren. Même s’il a épousé pour la seconde fois la femme dont il avait divorcé, il est malheureux et déçu, seul, à nouveau. Beauvoir et lui s’écrivent autant, elle signe Au revoir chéri, Écrivez vite, rendons courtes les semaines entre nos lettres. Je garde la petite photo dans mon cœur, et vous dans ma pensée, comme toujours (13 mai 1954). Elle lui sera fidèle, jusqu’à la fin.
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Simone de Beauvoir
Lettres à Nelson Algren
Un amour transatlantique (1947-1964)
Première parution en 1997
Édition et trad. de l’anglais par Sylvie Le Bon de Beauvoir
Éditions Gallimard, coll. Folio, 1999
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Au Marathon des Mots, dans le cadre du cycle des lectures de correspondances littéraires sur le thème de l’amour, en partenariat avec la Fondation La Poste, Fanny Cottençon a lu les Lettres à Nelson Algren de Simone de Beauvoir le 23 juin et Marianne Denicourt, le 29 juin.
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