En 1980, une découverte exceptionnelle près du Crématoire III d’Auschwitz-Birkenau a révélé au monde un témoignage précieux de l’Holocauste. Une sacoche en cuir contenant une bouteille thermos renfermait douze pages de cahiers d’écolier. Ces pages étaient si gravement endommagées qu’il aura fallu des années et des avancées technologiques pour déchiffrer leur contenu. Ce trésor enfoui raconte l’histoire de Marcel Nadjary, un homme dont la vie est intimement liée à l’horreur du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau.
Le premier manuscrit découvert est un témoignage brut, écrit par Marcel Nadjary pendant les événements qu’il a vécus. Ce document, publié ici en fac-similé, est en réalité quasiment illisible en raison de sa détérioration au fil des années. Cependant, grâce aux nouvelles technologies, il a pu être déchiffré et son contenu est disposé en regard des pages authentiques. Paradoxalement, celles-ci tirent leur beauté plastique de leur dégradation. La couleur est très particulière. Délayée comme dans les aquarelles, elle diffuse une lumière à la fois douce et forte. La première partie du livre expose les pages délavées où l’on a pu, malgré leur superbe effacement, lire le témoignage de Marcel Nadjary. Le premier manuscrit date de 1944. Il se présente sous la forme de lavis où parfois surnagent des inscriptions. Il résulte ainsi de cette mauvaise conservation des lettres, des peintures à la luminosité incessante. Le temps et les avaries n’ont pas gâché la matière ; ils l’ont sublimée.
Ce qui rend ce témoignage si exceptionnel, c’est qu’il s’agit de la première publication en français des manuscrits de Marcel Nadjary. Des éditions grecques et polonaises avaient déjà été réalisées par le musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, mais cette nouvelle édition française offre au monde une occasion de découvrir l’histoire de Marcel Nadjary.
Marcel Nadjary, né en 1917, était un Juif grec originaire de Thessalonique. Il est devenu membre du Sonderkommando de Birkenau de mai 1944 à janvier 1945. L’importance de son témoignage réside non seulement dans les horreurs qu’il a vues et endurées, mais aussi dans sa personnalité et son parcours. À son arrivée à Auschwitz en avril 1944, Marcel était un jeune homme de 27 ans, intelligent, instruit, observateur, selon Serge Klarsfeld, qui signe la préface de l’ouvrage. L’ouvrage compte plusieurs textes de natures diverses qui abordent la figure de Marcel Nadjary, résistant, membre du Sonderkommando.
Avant d’être déporté, Marcel Nadjary a vaillamment combattu les Italiens en 1940 et 1941, puis il s’est engagé dans la résistance active contre les Allemands. Son engagement l’a conduit à être arrêté et torturé par la Gestapo. On en lit les détails dans le deuxième manuscrit, récit rétrospectif d’un rescapé : « Les murs de la pièce étaient couverts de sang et il y avait une chaise au milieu. Ils m’ont ordonné d’ôter mon pantalon, ce que j’ai fait, puis de me mettre à genoux sur la chaise, et d’appuyer mon ventre sur le dossier, tandis qu’un autre calait ma tête entre ses jambes, et à deux ils m’ont frappé à tour de rôle avec des baguettes en bois de 5 centimètres de large environ. J’ai souffert atrocement, ils se sont arrêtés au bout d’un moment pour que l’interprète me demande si j’avais l’intention de passer aux aveux, mais j’ai tenu bon. » En automne 1943, il a été gravement blessé. Sa famille a été assassinée dès son arrivée au camp en 1943 tandis que Marcel fut intégré au Sonderkommando du Crématoire III, ce qui le mit au cœur de l’horreur.
Au début de novembre 1944, alors qu’il croyait sa mort inévitable, Marcel Nadjary rédige une lettre d’adieu à ses amis bien-aimés. Il place cette lettre dans une bouteille hermétique. Il enferme la bouteille dans une sacoche en cuir. Il enterre le tout près du Crématoire III. Cette lettre, connue sous le nom de « Rouleau d’Auschwitz », ne fut découverte que neuf ans après la mort de Marcel Nadjary, en 1980, par des étudiants polonais près des ruines du Crématoire III. Bien que les pages fussent en grande partie illisibles, la signature de l’auteur fut identifiée. Ce document d’une valeur exceptionnelle est conservé au musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.
Marcel Nadjary était un témoin. Or, les nazis ne voulaient pas qu’il en restât. C’est pourquoi il écrit : « La libération d’Auschwitz approchait et, en même temps, notre fin ». Et « nous, au Sonderkommando, on était sûrs de ne pas survivre, ils nous exécuteraient avant, avant qu’on soit libérés, car nos yeux en avaient vu plus qu’il n’aurait fallu. » Ils étaient ainsi régulièrement liquidés car ils assistaient à la mise en œuvre de la « solution finale ». Alors, écrire un témoignage et l’enterrer sous les cendres du camp est véritablement un acte de résistance.
En 1947, alors qu’il était brancardier dans un hôpital de Thessalonique pendant la guerre civile grecque, Marcel Nadjary rédige un deuxième manuscrit, bien plus détaillé, récapitulant son expérience en tant que résistant en Grèce et son calvaire en tant que membre du Sonderkommando à Birkenau. Ce deuxième témoignage est aujourd’hui conservé par sa famille. Ses enfants, Nelly et Alberto, évoquent leur père dans un texte qui accompagne l’édition des deux manuscrits.
Pour préserver l’authenticité de ces deux témoignages, les éditeurs ont choisi de reproduire l’orthographe utilisée par Marcel Nadjary, même lorsqu’elle est incorrecte. Cette démarche respectueuse inclut la reproduction des noms de grades et de nazis tels que Nadjary les écrivait, phonétiquement ; il n’était pas germanophone. Cette orthographe a pour effet de ridiculiser les nazis.
Les manuscrits de Marcel Nadjary dévoilent l’horreur de l’Holocauste à travers les yeux d’un homme qui a tout vu et tout enduré. Son témoignage décrit précisément les atrocités commises par les nazis, ainsi que les choix déchirants auxquels lui et ses compagnons du Sonderkommando étaient confrontés. Nadjary ne se contente pas de rapporter les meurtres de masse, il raconte aussi son propre comportement et celui des autres dans cette situation insoutenable.
L’une des parties les plus bouleversantes de son récit concerne son rôle dans la tentative de dissimulation de la vérité aux milliers de Juifs qui allaient à leur mort dans les chambres à gaz. Marcel Nadjary a voulu que le monde sache que les nazis avaient commis un crime d’une ampleur inimaginable. Croyant à son exécution imminente, il a enterré son témoignage pour, en réalité, mieux le diffuser. C’est son acte de résistance ultime : raconter l’histoire d’un génocide sans précédent perpétré par un peuple considéré alors comme le plus civilisé.
La découverte miraculeuse de ses manuscrits en 1980 et leur déchiffrement presque complet en 2018 ont ainsi permis au monde de connaître le témoignage inestimable de Marcel Nadjary. Il s’ajoute à d’autres témoignages publiés et diffusés à partir des années 1980 où se met en place la mémoire de la Shoah grâce à d’éminents historiens et historiennes. Son récit va au-delà de la description des atrocités nazies. Par leur existence même, malgré le temps corrupteur, les manuscrits s’imposent et proclament l’importance de garder vivante la mémoire. Bien que différents, du fait de leurs conditions d’écriture, les deux manuscrits de Marcel Nadjary se caractérisent par une volonté acharnée de dire une expérience vécue au cœur de l’enfer.
Sonderkommando. Birkenau 1944 - Thessalonique 1947, Marcel Nadjary | Fondation la Poste
Rencontre autour du livre
Dimanche 22 octobre 2023, à partir de 10h
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy L'Asnier
75004 Paris