Franz Kafka est né le 3 juillet 1883. Il est mort en 1924. Il a commencé à tenir un journal en 1910. Un an avant sa mort, il a cessé de le tenir. Dans son Journal, il entrevoit la mort quelquefois, une mort précoce. Soit pour se prédire un mariage improbable : « Si je devais atteindre mes quarante ans, j’épouserais probablement une vieille fille aux dents du haut saillantes, un peu dénudées par la lèvre supérieure. » Soit pour se demander si sa vision sera bonne jusqu’à la fin de ses jours. Autrement dit, deviendra-t-il un vieillard aveugle et affaibli ? La vue est le sens le plus aiguisé chez Kafka, elle ne sera pas émoussée par le grand âge. Le journal nous met dans ses yeux. Son regard est un scanner. Il perçoit tous les frissons, toutes les intentions des corps, il détaille particulièrement les visages. Le Journal présente une quantité de plans où les figures sont cadrées à mi-corps. Le cinéma appelle cela le plan poitrine. Ce sont les bustes, les épaules, les visages, les coiffures qui sont observées principalement par Kafka. Et les vêtements, corsages, cols, boutonnages. Pourquoi ces cadrages étroits ? Pourquoi ces gros plans qui ouvrent sur un dédale de particules ? Il en résulte une exiguïté labyrinthique. Cette impression produite par la réalité, telle qu’il l’observe, relie ses notations aux fictions – les fragments, nouvelles, romans – de l’auteur de La Métamorphose. L’écriture a souvent ici quelque chose d’un corps à corps. Et la lecture de cette traduction appelle quelques efforts du même type.
Quand on lit une nouvelle traduction d’un livre qu’on a déjà lu, on peut être déconcerté. Comme lorsqu’on écoute une autre interprétation d’une œuvre musicale que l’on connaît très bien. On est déconcerté, déçu, perdu. Puis, ravi. La lecture se complexifie. Ce n’est pas une relecture. Non, c’est une découverte. On redécouvre le texte.
Le Journal qu’on a lu et même relu il y a quelques années, il s’éloigne. En même temps, la lecture de cette nouvelle version fait revenir les lectures précédentes des textes et notations qui constituent ce livre. Il s’agit de ré-appréhender le livre ; cette multitude de textes qu’est le Journal de Kafka. On rencontre, du reste, des fragments qui se répètent, qui modulent un même thème. Celui de l’éducation, notamment. Dans le premier cahier apparaît une suite d’ébauches narratives qui s’enchaînent et se renouvellent à partir d’une phrase. « Quand j’y pense je dois dire que mon éducation m’a beaucoup nui dans plus d’une direction. » Les reprises étoffent la proposition de départ. Mais elles s’éloignent chaque fois de la version précédente, en l’augmentant ou en la simplifiant. Elles avancent vers la version définitive, le fragment littéraire obtenu.
Les fragments narratifs qui jalonnent le Journal prennent appui sur la vie. Les début de récit semblent des notations réalistes provenant de la vie même de l’auteur, de ce qu’il se passe autour de lui. Ces petits textes sont moins des textes inachevés que des démarrages. Ils sont pris dans l’existence et s’en démarquent subtilement. C’est comme être dans l’atelier d’un artiste où chaque chose peut devenir une œuvre. Le trivial, l’anecdotique, l’éphémère exposent la naissance de l’œuvre. En fait, le Journal de Kafka est aussi une sorte de catalogue d’objets narratifs, d’histoires, d’ébauches, d’études. Par exemple, la description de taches de lumière sur le mur de sa chambre, on la retrouvera dans d’autres textes plus construits. Une fois que l’on a ôté ces narrations au Journal, il reste le journal proprement dit. C’est-à-dire une suite de notations sur l’existence.
Kafka observe et décrit le réel, ce qui lui fait face. Ce sont souvent des visages, des bustes. Le regard, l’observation constituent une portion importante du journal. Ce sont des notes qui restituent l’objet où se fixe son attention. Un pan de mur dont il relève les motifs lumineux. C’est le mur de sa chambre. Il y est dans l’obscurité, sur le canapé. Une lumière verte se répand jusqu’en bas des vitres. Il en repère les sources qu’il situe dans la cuisine et la rue. Les surfaces éclairées rendent ainsi présentes dans la chambre la famille et la société. Sinon, la description des vêtements, on l’a dit, est fréquente. On voit apparaître des cols, des corsages, des emmanchures. Un soir au café Savoy, Madame Klug est là. « En caftan, culotte noire, bas blancs, chemise blanche de laine fine sortant d’un gilet noir, attachée devant au niveau du cou par un bouton de fil retors et retroussé ensuite en large col flottant échancré. » Puis il décrit les cheveux de cette femme « imitatrice des hommes » qui porte une calotte foncée et, par-dessus, un grand chapeau mou, noir. On perçoit l’importance qu’il accorde à la gestuelle, à la physionomie. Exprimer le réel est une affaire ardue. D’autre part, une existence se reflète dans ses phrases, son existence. Le sentiment d’infériorité y est récurrent. En quelques phrases, il évoque un moment passé avec une femme. On sent sa gêne se dilater. Et l’envie d’en finir – comme l’homme du Verdict. Du reste, la pièce où il est avec cette femme a la particularité d’avoir une « vue sur le fleuve par la fenêtre ». C’est la seule chose que nous savons du lieu. On se souvient alors de la fin du Verdict. Georg, le personnage, se jetait à l’eau en se laissant tomber dans le vide. Ce jour-là, Kafka se remémore un rendez-vous de la veille et la conversation avec une femme qui n’a jamais montré de lassitude malgré cette compagnie déplorable qu’il lui semble offrir à autrui. Il détaille ainsi : ma faillite totale, mon regard stupide, mon incompréhension de ce qu’elle dit. Il avoue débiter « les remarques les plus niaises ».
Est-ce que cela tient à la traduction ? Cette nouvelle édition du Journal souligne la perméabilité des ébauches, des textes littéraires et des notations sur le vif. Ils se pénètrent tout en se démarquant. Car la ponctuation les distingue. Dans cette nouvelle traduction, la ponctuation originale est scrupuleusement respectée. Dominique Tassel insiste sur ce point. Il écrit dans sa préface qu’il s’agit d’une musique respiratoire à laquelle il lui fallait être aussi fidèle que possible. Cela rend la lecture parfois un peu tendue. Kafka n’aime pas la virgule. Il n’aime pas la succession de virgules car elle divise là où lui veut accumuler ; car elle sépare là où lui veut lier ; elle crée des pauses alors qu’il veut aller vite.
La particularité de ce journal d’écrivain tient, je dirais, à sa variété. La variété des sujets, des notes, des registres portés par une écriture aussi fragile que victorieuse. La première ligne de ce qui s’appelle Journal de Kafka est une allusion brève à un film probablement. Elle n’est pas datée. C’est le cas de nombre de notations, amorces de récits, choses vues et entendues que l’on va suivre tout au long de ces pages. Le découpage du livre repose sur les cahiers. À l’intérieur des cahiers, les dates marquent les séquences du Journal. Il y a deux types de séquencement, par cahier et par date. Dans une même période, il arrive que Kafka écrive sur plusieurs cahiers à la fois, selon son inspiration ou parce qu’il choisit tout simplement celui qu’il a sous la main. Il est vis-à-vis du support matériel de son écriture d’une extrême liberté. D’où ce journal kaléidoscopique. Kafka y dialogue avec lui-même, c’est à cela que lui sert cette écriture intime et romanesque. Et pour nous autres, lire ce journal, c’est séjourner dans une âme. Traversée d’idées, de visions, de projets, de sentiments, d’énigmes qui génèrent nos impressions.